Patrick Corillon

L’artiste qui raconte les histoires

Toutes les photos sont de © Christophe Raynaud de Lage

Une des belles surprises et découvertes du Festival d’Avignon de cette année est sans aucun doute le spectacle de Patrick Corillon, Portrait de l’artiste en ermite ornemental, composé d’une exposition et de deux histoires : L’appartement à trous et Les Images Flottantes. Deux formes qu’il serait difficile de qualifier ou même de décrire, une symbiose de plusieurs disciplines pour une nouvelle forme du spectacle vivant mêlant théâtre d’objets, conte et arts plastiques. Lui se compare aux ermites ornementaux qui, dans l’Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles, étaient des hommes invités par de riches propriétaires à occuper des grottes construites sur leur domaine à leur effet.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Son imaginaire narratif

Il est né à Knokke (Belgique) en 1959. Artiste contemporain surtout connu dans l’univers des arts plastiques, Patrick Corillon a toute sa place dans le spectacle vivant, une nouvelle forme théâtrale qu’il invente. C’est un conteur, même s’il se méfie de ce que nous appelons le conte. “Le conte est un objet de transmission, chacun va pouvoir le mettre à sa mesure avec une forme de vigilance. Dans Forêts, Robert Harrison dit que chacun de nous est nourri par la forêt des contes. Il y a parfois un danger à ce que ces contes soient trop forts en nous. Si nous détruisons la Forêt amazonienne, nous ne nous sentons pas amputés d’une partie vitale de nous-mêmes parce que la forêt de nos contes existe toujours. Il y a un équilibre à trouver entre un monde symbolique et un monde réel.

Lorsque nous interrogeons Patrick Corillon sur son parcours, il nous le raconte, à la manière de ses spectacles, avec une succession d’histoires démontrant bien sa relation à la narration et aux objets. “Pourquoi suis-je devenu artiste ? Je me suis souvenu d’un épisode dans notre maison à Liège où nous avions, dans la cuisine, un tableau noir pour la liste de courses. Un jour, mon frère fait disparaître le tableau. Notre père rentre et voit qu’il manque quelque chose mais surtout que la couleur de la peinture du mur sous le tableau était différente et marquait le vide. Il s’emporte et exige que ce vide soit rempli avec le journal du jour-même, ce que nous avons fait, et le journal y est resté pendant des années. Les gens qui rentraient dans la cuisine lisaient les articles, pensant qu’il y avait une importance alors qu’il n’y en avait aucune. J’ai alors pris conscience d’une angoisse et de la peur du vide, du malentendu et aussi de la valeur que nous donnons aux éléments. J’ai compris que j’avais la faculté de prendre des choses qui paraissent inoffensives et de les mettre au jour.

Raconter des histoires a toujours été central pour Patrick Corillon, lui valant d’ailleurs d’être en décalage ou, comme il l’explique, en dehors du cadre, dans les différentes disciplines artistiques. “À chaque fois, c’est une histoire incarnée dans un objet : le tableau, le journal, l’esprit du lieu qui me touche. Je viens d’une famille où les femmes racontaient des histoires. Ma grand-mère me répétait l’événement des inondations de 1926 en me montrant la marque sur les meubles et décrivait qu’ils rentraient à la barque dans la maison. Ma mère racontait, à midi, les livres qu’elle lisait pour ne pas oublier l’histoire ; elle avait la faculté de la transmission et bien sûr nous ne connaissions pas la suite. Il fallait attendre le lendemain, à l’image des histoires des Mille et une nuits de Shéhérazade.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

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Pour ses études, Patrick Corillon s’inscrit simultanément en Lettres, aux Beaux-Arts et au Conservatoire, quittant les trois six mois plus tard. Néanmoins, il sera accepté à l’Institut des hautes études en arts plastiques à Paris où dix-huit artistes étaient choisis à travers le monde. “Lors de la sélection orale ont été projetées, par erreur, des images de travaux artistiques qui n’étaient pas les miens. Je n’ai pas osé dire qu’il y avait une erreur et j’ai alors commenté et raconté les images présentées jusqu’au bout. À la fin, j’ai pu avouer que ce n’était pas mes travaux. Le jury m’a dit que ce n’était pas la peine de projeter les miens et j’ai été sélectionné sans les avoir montrés !

Professeur au Fresnoy et aux Beaux-Arts de Nantes, il mène une carrière de plasticien en participant aux grands événements d’art contemporain (Documenta 9 en 1992, la Biennale de São Paulo en 1994, Lyon en 1995, Sydney en 2002, Bruxelles en 2008…). Il est représenté par la galerie In Situ – Fabienne Leclerc à Paris. Dominique Roodthooft, son épouse, a fondé Le Corridor, maison de création et de recherche pour les arts vivants à Liège, où il est artiste associé. Une usine implantée sur un ancien terrain de chemin de fer a été transformée pour devenir un lieu ouvert avec un grand jardin ; des programmes de résidences et de stages européens pour les écoles d’art s’y déroulent. C’est devenu un lieu de transmission et d’édition puisque Patrick Corillon publie des livres, de très beaux objets plastiques.

Réinventer le réel

Les anecdotes qu’il raconte avec légèreté sont des situations souvent simples, basées sur des situations réelles et vécues auxquelles il donne une dimension poétique en nous incitant à imaginer les lieux et les espaces. “Les projets viennent des livres qui me touchent. Comme ma mère qui racontait les livres qu’elle lisait autour d’un repas partagé, j’essaye de partager des choses qui m’ont nourri. Pour mon spectacle, je suis parti de deux livres : Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, un officier polonais emprisonné lors du pacte germano-soviétique qui avait éradiqué des officiers et intellectuels polonais. Il racontait à ses codétenus À la recherche du temps perdu uniquement de mémoire, en écrivant sur des petits carnets, ce qui les avait aidés à tenir debout. Le deuxième est La peinture à Dora de François Le Lionnais, fondateur de l’Oulipo. Incarcéré pendant la Deuxième Guerre mondiale, il décrivait aux autres prisonniers les peintures du Musée du Louvre. Puis il a continué par des exercices mentaux, en prenant des éléments d’un tableau pour les placer dans un autre et, pour finir, chaque prisonnier créait son propre tableau. Toutes ces périodes où les personnes sont allées rechercher dans leur imaginaire et leur culture des images fondatrices me touchent.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

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Ce n’est pas un théâtre d’objet

La place de l’objet est prépondérante et, pourtant, nous ne pouvons pas qualifier ses spectacles de théâtre d’objet. “J’essaye de ne pas prendre un objet manufacturé. La question est de trouver l’âme de l’objet qui n’est pas un acteur mais un fondement. Magritte ne peint pas le chapeau de quelqu’un, il peint l’essence du chapeau. Je suis respectueux des objets qui sont porteurs de nos vies. Quand je raconte et montre les planches avec du frottage, je fais réellement le frottage. Les dessins émergés des frottages sont de vrais dessins. Donc quand je relate les histoires contenues dans les veines du bois, c’est comme ma grand-mère qui me montrait les marques des inondations sur les meubles.

Le spectacle

Les pièces sont présentées à la Chapelle des Pénitents blancs et sa jauge de cent personnes, jauge maximum pour ce spectacle. Patrick Corillon est sur scène et nous invite dans son univers. Les histoires s’enchaînent, dans une correspondance de pensée. “Je viens de l’art in situ, les objets et l’esprit du lieu comptent. Je commence toutes les histoires par le lieu où nous nous trouvons, par La clé d’Écho, le titre du spectacle que nous allons voir. Nous sommes vraiment ici car le but ultime est de se sentir vivant. Le théâtre ou les boîtes noires ne sont pas des non lieux. Je ne veux pas les placer hors du monde. Un lieu a des spécificités avec une épaisseur insondable.

Dans L’appartement à trous, il est seul au plateau devant un bureau dont le revêtement a été créé à partir de l’empreinte du parquet de la prison d’Ossip Mandelstam, écrivain russe. “Victime du Régime, il avait la volonté de raisonner les mots, l’acméisme(1) contre les symbolismes, avec cette force dans les mots d’être incarnés, d’entrer en accord avec les vibrations des mondes.” Et c’est là l’essence de son travail, un objet est porteur d’une histoire. S’enchaînent alors les récits, une tige de métal et quelques aimants, accompagnés de dessins et de différents objets confectionnés avec un grand soin. La langue maniée, il nous guide dans ce labyrinthe de pensées et dans les lieux décrits : le plancher, la table, le papier peint de la maison, les langues associées aux éléments naturels. Pour la deuxième partie, le rideau de la scène s’ouvre et Patrick Corillon invite la moitié du public à prendre place sur scène, constituant une bi-frontalité. Chaque spectateur s’équipe d’une petite lampe autour du cou, prend une couverture roulée sur laquelle il pose un objet qui devient le théâtre individuel de chacun. Il dit s’être inspiré d’un théâtre persan, le Rolindji, qui n’existe d’ailleurs pas puisqu’il l’a inventé pour sa sonorité “J’ai des images intimes qui ont été façonnées pas les lieux. Ici, tout mon Iran inconscient arrive.” Dominique Roodthooft prend la suite du spectacle et raconte l’histoire de la flaque d’eau que nous suivons sur notre livre ou théâtre personnel, en manipulant, suivant ses recommandations, un disque que nous faisons tourner pour faire apparaître des images, inspirées du travail de William Morris. Les yeux rivés sur notre théâtre individuel, nous soulevons la tête et apercevons les petites lumières des autres spectateurs qui nous rappellent la dimension collective. “J’essaye d’avoir, dans les scénographies, des moments de lecture individuelle et silencieuse, mais que nous partageons, et ça c’est le collectif qui le porte. La flaque veut changer le monde et doit rester une flaque. Parvenir à voir les rivières dans la mer, voir dans le grand, l’addition de tous les individus. C’est une vision politique qui est la mienne.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Pour le spectacle Les Images Flottantes, son point de départ a été la pièce Pelléas et Mélisande qu’il a vu enfant et qui l’a profondément marqué. Fasciné, il s’est promené sur la scène et a récupéré sur le sol des marques de croix scotchées, point de repère sur le plateau, pour le positionnement des accessoires et des acteurs. Les croix blanches deviennent alors la base de son récit. “Ici, la question serait plutôt celle de l’idéal, de la projection de nos images mentales et de leurs incarnations dans les objets.” La deuxième partie, toujours la bi-frontalité et le théâtre/livre individuel. Nous manions cette fois des perles en suivant l’histoire dessus/dessous, l’histoire d’un ver de terre. “Trois cents perles en terre ont été peintes à la main, chacune a une réalité plastique. C’est une aventure physique par une expression. Le lien entre le support et la symbolique existe avec la terre comme forme de vérité. Pour moi, cela fait partie de la scénographie.” Les objets ont été réalisés à la main par des élèves en arts plastiques pendant le confinement et produits ensuite en une centaine d’exemplaires pour le spectacle. À la fin, chaque spectateur part avec un cadeau, un joli petit livret. “Avec des typographies anciennes comme un jardin de labyrinthe de lettres. Je veux un temps long ; ceux qui l’ont gardé, à un autre moment de l’année, le liront et cela fera ressurgir le spectacle. Le livre a été conçu pour être donné.” Une trace que nous gardons de cette expérience, une œuvre artistique en prolongement de cette rêverie partagée.

 

Notes

(1).  Mouvement littéraire russe créé au début du XXe en réaction contre l’esthétisme du symbolisme et illustré par Kouzmine, Goumilev, Anna Akhmatova et Mandelstam

 

 

Générique

Portrait de l’artiste en ermite ornemental avec Patrick Corillon, Dominique Roodthooft

  • Texte et conception : Patrick Corillon
  • Mise en scène : Patrick Corillon
  • Assistanat à la mise en scène : Nora Dolmans
  • Collaboration à la scénographie : Chloé Arlotti, Tüdiger Flörke, Camille Henrard, Ioannis Katikakis, Valérie Perin, Grégoire Trichon, Emma Werth
  • Infographie et animation : Raoul Lhermitte
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