Quadriennale de Prague 2023

Scénographier la rareté

La quinzième édition de la Quadriennale de Prague a pris place du 8 au 18 juin 2023 dans un nouveau lieu, à Holešovice Market. Le thème de ce plus grand événement international consacré à la scénographie et l’espace théâtral était “RARE”. Tous les quatre ans et pendant une dizaine de jours, la scénographie est mise à l’honneur. La Quadriennale devient le lieu de rencontres, de discussions et d’interrogations sur l’évolution de la scénographie dans sa relation au monde. La France était présente pour le pavillon des pays et régions avec Théo Mercier et Céline Peychet, des écoles avec Cyril Teste et Nina Chalot avec la Neuvième École ainsi que dans l’espace performatif avec Raymond Sarti.

Pavillon de l’école française - Photo © Mahtab Mazlouman

Pavillon de l’école française – Photo © Mahtab Mazlouman

La Quadriennale de Prague donne à découvrir comment chaque pays, région ou école aborde la scénographie. L’exposition traditionnelle des maquettes a quelque peu disparu. Néanmoins, certains pays continuent de présenter les productions de ces quatre dernières années, sous forme de photos ou de vidéos. D’autres choisissent de mettre l’accent sur une production théâtrale mais la plupart préfère des créations originales pour cet événement. Marketa Fantová, directrice artistique, remarque quatre tendances parmi les différents pavillons : “La première s’articule autour de la fragilité de l’existence humaine dans un contexte postpandémique. Puis vient le concept de la maison et l’espace public. Certains pays insistent sur leur folklore traditionnel, les légendes et le patrimoine culturel. Enfin, l’accent est mis sur la durabilité, des pièces critiquant le consumérisme et l’empreinte écologique”.

Un nouveau site d’exposition

Le site industriel du marché de Holešovice a été l’épicentre de la Quadriennale, un quartier en pleine mutation. Une passerelle reliant les deux côtés du fleuve sera bientôt inaugurée et une nouvelle philharmonie conçue par BIG Architectes (Bjarke Ingels Group) est prévue au bord de la Vltava avec l’aménagement des quais. Anciens abattoirs, différents espaces de marché, de restaurants et de lieux alternatifs s’y sont installés dans les halles. Les cent installations des cinquante-neuf pays et régions ont été aménagées dans trois halles. L’architecture et l’échelle des halles ont créé de nouveaux rapports entre les pavillons, les contraignant parfois à une plus grande proximité et des interactions entre eux. La place principale à l’extérieur était dédiée aux installations des écoles. Ainsi, ce grand événement international a côtoyé la vie quotidienne des Pragois.

Pavillon français - Photo © Mahtab Mazlouman

Pavillon français – Photo © Mahtab Mazlouman

Les pavillons des pays et régions

Selon Marketa Fantová, “l’idée centrale de la Quadriennale est de présenter des conceptions de scénographies contemporaines comme une forme d’art autonome, agissant sur l’imagination humaine par le biais de tous les sens – la vue, l’odorat, l’ouïe, le toucher et le goût. La scénographie a considérablement évolué et s’est étendue bien au-delà des conventions théâtrales établies. Les maquettes, les esquisses et les photographies des spectacles restent d’excellentes ressources qui cartographient l’esprit, ouvrent la porte à l’imagination de leurs créateur.rice.s. D’un autre côté, ces formats ne capturent qu’une partie du processus créatif et nous apprennent peu de choses sur l’environnement, les circonstances, les émotions et l’atmosphère générale du spectacle. La seule façon de présenter la scénographie dans sa forme authentique, comprenant toutes ses parties et incluant la participation du public, est d’en faire l’expérience en direct, dans des cadres performatifs et des environnements curatoriaux qui créent ou recréent ses opérations”.

L’espace performatif avec Raymond Sarti - Photo © Mahtab Mazlouman

L’espace performatif avec Raymond Sarti – Photo © Mahtab Mazlouman

Parmi la multitude des propositions, les pavillons sur-connectés avec des réalités virtuelles et des écrans vidéo étaient toujours présents mais leur utilisation avait pris de nouvelles tournures. La surprise de la technique dépassée, la poésie a pris le dessus comme dans le pavillon de l’Estonie où nous découvrions un théâtre en bi-frontalité à travers la forêt. La relation avec la matière a pris davantage d’importance à l’image du pavillon immersif du Portugal, Half the minutes. Dans un parcours tactile, tous les sens du visiteur étaient convoqués en contact avec différents matériaux comme des poils d’animaux fantastiques ou des fibres optiques.

Le pavillon du Brésil, Encruzilhadas: We believe in crossroads, couvert de paille et de terre, proposait des paysages sonores abordés à travers différents objets, plongés dans la brume.

Le pavillon de la Grèce, conçu par Adonis Volanakis, avait mis en valeur les créations de plus de soixante scénographes à l’intérieur de la réplique ironique d’une boutique touristique en Grèce avec tous ses clichés. Des cartes postales des différentes productions scénographiques étaient proposées aux visiteurs qui allaient être postées d’Athènes !

Pavillon de l’école française - Photo © Mahtab Mazlouman

Pavillon de l’école française – Photo © Mahtab Mazlouman

La République Tchèque, avec Limbo Hardware, a présenté des lieux qui se rétrécissaient. L’échelle troublait notre perception de l’espace. Sept couloirs réduits à une largeur de 40 cm représentaient des lieux compressés comme un couloir d’hôtel, une chambre, un bureau, … L’artiste David Možný construit ainsi un ensemble de vérités parallèles, de réalités alternatives.

Les pavillons spectaculaires, comme celui des Slovaques qui avaient déployé un énorme cube en polystyrène que des morts-vivants détruisaient un peu tous les jours, côtoyaient d’autres plus simples, à l’image du Pavillon de l’Arménie, I see, I cannot see (prix de la réaction aux urgences). Sur une longue table couverte d’un drap étaient posés des petits échantillons, témoignages de la guerre, qui nécessitaient de s’approcher et de se pencher pour les voir.

Les pavillons deviennent aussi des agoras. Les Irlandais avait choisi de créer un lieu de débats et de rencontres. Pendant un mois, les scénographes irlandais ont discuté autour d’une table sur l’avenir du spectacle vivant. Nous retrouvions la même table autour de laquelle les visiteurs prenaient place, accueillis par l’équipe (café et biscuit la journée, whisky et apéritif en soirée) afin de regarder la vidéo et discuter avec les scénographes irlandais.

Pavillon de la Grèce - Photo © Hrab

Pavillon de la Grèce – Photo © Hrab

Autre lieu de discussion, le pavillon de la Serbie, Moonshine Piano, où les artistes étaient invités à débattre autour d’un piano récupéré et une distillerie.

Le pavillon de Chypre, Spectators in a ghost city, qui a gagné la Golden Triga, était une installation discrète mais dont le rapport à la ville, au territoire et à la politique était puissant. Le pavillon visait à médiatiser le conflit et le traumatisme de Famagouste, ville abandonnée et clôturée pendant quarante-six ans à la suite de l’invasion militaire turque. Les deux artistes ont traversé la ville abandonnée et ont produit des vidéos. Des maquettes sculpturales de bâtiments vides étaient posées sur de grandes tiges métalliques avec des vidéos représentant des images réelles de la ville et d’archives avant 1974. Des valises maquettes à l’image des immeubles rappelaient que la scénographie était née d’un voyage. Melita Couta, scénographe, et Marina Maleni, conservatrice, ont introduit le concept de “scénographie inversée”, où un lieu réel devient une scène dramatisée. “Nous abordons cette ville fantôme à travers les notions de mémoire, d’appartenance et de déplacement, en essayant de saisir comment le paysage urbain marqué et abandonné devient à la fois ‘auteur’ et dramaturgie. Nous proposons d’utiliser l’approche scénographique comme un processus de pensée, un acte politique négociant les espaces réels de conflits et des pratiques artistiques.

David Možný, Limbo Hardware de la République Tchèque - Photo © Martin Polák

David Možný, Limbo Hardware de la République Tchèque – Photo © Martin Polák

Les pavillons des écoles

Les pavillons des écoles étaient implantés à l’extérieur. Ils étaient surprenants dans leurs variétés avec un besoin de se rassembler, dans une ambiance quelquefois très bruyante ! Les préoccupations écologiques, sociales et politiques ont été traduites par des propositions scénographiques et performatives. Le traumatisme du confinement transparaissait dans les aménagements d’espaces de convivialité et de fête comme dans le pavillon des étudiants allemands, transformé en boîte de nuit ou chez les Philippins où l’on échangeait des objets. Les visiteurs étaient invités à participer à un karaoké. Lieu d’accueil chez les Serbes où l’on partageait son rêve afin de constituer une cartographie. Le sable était présent. Les étudiants slovaques construisaient une réplique du château de Bratislava. Chez les Norvégiens, une chaîne déposait sans cesse, dans un mouvement perpétuel, du sable sur le sol que les étudiants remettaient régulièrement dans la machine. L’Estonie, avec Lab of Figurative Thought: You Have Only a Moment, était une parodie très pertinente d’un défilé de mode de 45 minutes chaque jour, une performance transgressive anti fashion. Proposition gagnante pour les écoles, Puzzles racontait comment, depuis la dernière Quadriennale, le Liban a été traversé par différentes catastrophes. Un assemblage d’objets recyclés et des bribes de matériaux venant de l’explosion de 2020 de Beyrouth créaient une installation de cinq modules. Des mécanismes simples se mettaient en mouvement grâce aux interactions des visiteurs, des casseroles s’entrechoquaient, des balais avec un système d’engrenage nettoyaient et poussaient les constructions, …. Le Liban n’ayant pas la possibilité de financer un déplacement d’élèves, c’est Mara Ingea, étudiante au DAMU, qui s’est proposée de concevoir et monter seule le pavillon.

Pavillon de l’Estonie - Photo © Tucek

Pavillon de l’Estonie – Photo © Tucek

La France à la Quadriennale

La participation des deux pavillons français a été coordonnée par Artcena et a bénéficié du soutien du ministère de la Culture (DGCA), de l’Institut français, de l’Institut français de Prague et des sept établissements nationaux d’enseignement supérieur où la scénographie est enseignée. Un appel d’offres a été lancé pour choisir les artistes et curateurs. Théo Mercier et Céline Peychet ont été sélectionnés pour le pavillon des pays et régions, Cyril Teste et Nina Chalot pour celui des écoles.

GUT CITY PUNCH

“Coup de poing dans le ventre de la ville.” Théo Mercier et Céline Peychet ont proposé une création entièrement construite en sable, une production dans un modèle de court-circuit, in situ et éphémère. Soixante tonnes de sable ont été prélevées le long de la Vltava, à quelques kilomètres de l’exposition, et y sont retournées à la fin de l’exposition. L’œuvre était vivante et se dégradait au fur et à mesure. C’est une sculpture des boyaux de la ville. À travers cette coupe se découvraient ses entrailles et ses canalisations souterraines émergeaient, comme une archéologie des temps modernes. Une vision du passé ou prophétique ? La rareté est alors ce sable utilisé pour les constructions en béton dans une urbanisation outrancière des villes comme l’expliquent les artistes : “Un geste maximaliste au niveau de son impact visuel et un geste minimaliste au niveau de son impact écologique”. Dans un espace ingrat, bordé de trois pans de mur et sous un éclairage LED froid au plafond, à côté du pavillon bruyant de la Thaïlande, la sculpture en sable envahit les murs. L’installation a été possible grâce à des sculpteurs de sable : Enguerrand David, Jiri Kaspar et Jeroen Advocaat. Elle est accompagnée d’une bande sonore composée par Théo Mercier et le musicien Joseph Schiano di Lombo. Le pavillon français a remporté le prix du jury de cette quinzième édition.

Pavillon de la Slovaquie - Photo © Kumermann

Pavillon de la Slovaquie – Photo © Kumermann

– La Neuvième école : WE DO NOT OWN THE WATER

“L’eau ne nous appartient pas.” Plus qu’une installation, la qualité de cette proposition est dans son processus de création, son expérience de la constitution d’un collectif. Les étudiants de sept établissements en scénographie et en architecture (École du TNS, ENSA Nantes, ENSATT, ENSA Paris-La Villette, HEAR Strasbourg, EnsAD et ENSA Paris-Malaquais) ont constitué la Neuvième école, avec un protocole de recherche mené par Cyril Teste et Nina Chalot sur la thématique de l’eau : “À travers une méthodologie par l’image, à l’instar des planches Atlas d’Aby Warburg”. Pendant une année, sept étudiant.e.s (Sarah Barzic, Hortense Gavriloff, Saymon Stasiak, Christianne Pit, Perrine Pateyron, Julia Hladun et Blandine Granier) ont bénéficié de différentes résidences (La Maison Jacques Copeau, Le Château de la Maye du Fonds de dotation Verrecchia, l’ENSA Nantes) et de rencontres avec le Compagnon du Devoir Bruno de Coubernous, la designeuse culinaire Céline Pelcé qui est devenue la marraine de la Neuvième école, les accompagnant dans la définition de leurs gestes. Un très beau document distribué aux visiteurs relatait cette démarche qui, comme l’explique Cyril Teste, est déjà un objet artistique, avec son temps nécessaire de maturation. Cette école utopique a donné naissance à une collégialité. “La rareté est celle d’une rencontre, un collectif organique plutôt qu’organisé.” Le pavillon de la Neuvième école détonnait dans l’environnement sonore et agité de l’espace des écoles. Ici, c’était un lieu de silence et de sérénité où le temps était dicté par la matière, le circuit de l’eau et sa relation à la pierre. Nous ralentissions. Nous n’étions pas dans le spectaculaire mais dans un processus de réflexion profonde qui se reflétait dans ce dispositif sobre et calme : une fontaine urbaine, prise ici de manière métaphorique. L’eau est invisible, son chemin est mis en scène. Il n’y a pas de circuit, mais une présence. “Avec cette fontaine, la notion de place publique s’est imposée aux étudiant.e.s, très vite. Comment profiter du cours de l’eau pour créer la rencontre ?”, dit Nina Chalot. L’installation verticale était composée d’une structure métallique entièrement ouverte où étaient suspendus des contenants en pierre de forme tubulaire reliés par des fils. L’eau recherchée dans le fleuve était versée dans les contenants de pierre. L’eau transpirait à travers les pores de la pierre et dégageait de la fraîcheur. Les visiteurs étaient invités à toucher les pierres, dans une approche sensible et sensuelle, et l’humidité surprenait.

Pavillon de l’école française - Photo © Mahtab Mazlouman

Pavillon de l’école française – Photo © Mahtab Mazlouman

Section Espace performatif

Le cinquième étage de la Galerie nationale de Prague était consacré aux arts performatifs, autour de quelques projets des lieux de représentation. Les exemples étaient des propositions plus modestes mais qui mettaient en avant la place du théâtre dans la communauté et son interaction avec l’espace urbain. Raymond Sarti, scénographe français, a présenté Facing the world, abordant les questions de l’anthropocène et notre relation au vivant. Son installation comprenait des dessins de grands formats et une proposition pour un théâtre mobile. Outre la grande qualité des dessins qui nous transportaient vers des paysages inventés, le projet Teatmobil (théâtre mobile en créole), une commande du ministère de la Culture et du CDN de l’Océan Indien, est une vraie nouveauté. Ce théâtre de création est entièrement autonome énergétiquement pendant trois heures. Il fonctionne comme une boîte à outils et ne nécessite que quatre containers. Quatre modules peuvent être positionnés en frontal, bi frontal, quadri frontal pour une jauge de deux cents personnes, avec un atelier pour les costumes et l’autre pour les accessoires. Le théâtre interagit avec le paysage. Choisir le lieu de son implantation exige une relation entre ce qui se joue et son environnement, ainsi nous réfléchissons aussi sur la notion d’un territoire. La section Performance, qui n’existait pas à l’origine de la Quadriennale, prend davantage d’importance. Carolina E.Santos, commissaire de cette section, explique : “Il s’agit d’une section non compétitive de la Quadriennale. J’ai reçu près de trois cents candidatures provenant de cinquante-deux pays dont quatre-vingts étaient rédigés en portugais. Vingt-et-un ont été retenus. Sans évacuer le problème du financement modeste des artistes, j’ai choisi la diversité des pratiques performatives dans leur relation particulière à l’espace et à la scénographie en abordant l’espace scénique, l’espace intérieur, l’espace intime, l’espace corporel, l’espace entre les gens ou la proxémie. J’ai intégré des projets sonores comme MINUS 9 de K&A, The Infra-ordinary Lab de Tereza Stehlikova ou Florestania d’Eliane Monteiro ; des projets communautaires tels que I’m Here de Galit Liss qui a réuni sur une même scène des femmes israéliennes et tchèques, ainsi que des projets participatifs tels que l’hilarant Community Walk de Charlotte Østergaard et le très puissant Nuevo Zoologique Mexicano de Rosa Landabur qui a éveillé les passions du public jusqu’à faire stopper la performance avant sa fin”. D’autres artistes français étaient également présents comme Magda Cirillo, Kay Zevallos Villegas (aka Kay) et Vincent Roumagnac avec son travail floral.

 

La scénographie est porteuse d’une fiction. Même si l’influence des arts plastiques est indéniable, la relation au vivant reste primordiale. La scénographie se vit, s’expérimente. Nous y pénétrons, cheminons. Sa relation au théâtre n’est plus aussi directe, elle est réinventée dans cette évolution que connaît le théâtre et ses différentes formes. Cette édition a apporté son lot de découvertes et de surprises avec des débats sur la place du spectacle vivant, la relation au monde, à l’environnement et l’écologie. Moins esthétiques, davantage engagées, les propositions étaient variées mais la thématique “RARE” n’était pas toujours lisible. Avec cette même interrogation : quelle est l’évolution de la scénographie, dans toute sa diversité, aujourd’hui ?

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