“Chaque opéra cache quelque chose en son sein. C’est à chaque fois un énorme casse-tête ; il y a toujours beaucoup plus de choses à en tirer qu’au théâtre.” Krzysztof Warlikowski(1)
Après plus d’une vingtaine de mises en scène d’opéras depuis 2006, la machine scénique de Krzysztof Warlikowski (mise en scène) et Małgorzata Szczęśniak (scénographie) est désormais bien huilée. Celle d’Hamlet d’Ambroise Thomas, jouée à l’Opéra Bastille du 11 mars au 8 avril 2023, a constitué une occasion de décrypter l’alchimie dramaturgique, esthétique et scénographique de cet exceptionnel couple d’artistes et de sa famille créative : Felice Ross (lumières), Claude Bardouil (chorégraphie), Denis Guéguin (vidéo) et Christian Longchamp (dramaturgie).

Hamlet, acte 5 – Photo © Bernd Uhlig
Une alchimie scénique
Cette alchimie scénique s’appuie sur :
- Une dramaturgie shakespearienne maîtrisée sur le bout des doigts : l’art théâtral de Warlikowski s’est beaucoup construit avec les œuvres de Shakespeare (dix pièces du dramaturge anglais montées, dont Hamlet en 1997 et 1999, remontée en Avignon en 2001 ;
- Un vocabulaire scénographique riche : mélange de rationalité, d’audace (couleurs, motifs, goût du kitsch) et d’écarts (coulisses à vue, choix radicaux pour certains costumes) ;
- Un usage sophistiqué de l’art vidéo, avec des images truffées de références (cette culture cinématographique irriguant par ailleurs l’entièreté de la dramaturgie).
Deuil et folie
Hamlet est un immense bric-à-brac théâtral (des crânes, de la folie, une histoire d’amour sacrifiée, de l’inceste, de la philosophie) que recouvre la poésie de Shakespeare comme une poudre de velours. Ambroise Thomas et ses librettistes en tirent un opéra en cinq actes, créé le 9 mars 1868 à l’Opéra Le Peletier, à Paris. À mi-chemin entre le romantisme et les avant-gardes du XXe siècle, dernier “grand opéra français”, le Hamlet d’Ambroise Thomas convoque le grand spectacle, avec chœur et ballet. Pas de château d’Elseneur dans la version de Warlikowski et Szczęśniak, mais un hôpital psychiatrique dans lequel la Cour royale prend ses quartiers. Un sanatorium de luxe où Hamlet soigne sa folie et dont il ne sortira jamais.
C’est par la fin que Warlikowski commence le spectacle : un Hamlet vieilli et banal pousse le fauteuil roulant de sa mère Gertrude, dans une saisissante et cruelle vision beckettienne. Un hôpital psychiatrique/théâtre, où tout va circuler : les âges (passé, présent), les personnages, les races et les sexes. Toutes les facettes de la folie seront explorées : l’horreur médicamentée, le sordide, la vieille Gertrude devant la télé, mais aussi la créativité de la folie, ses figures excentriques, la préparation d’un spectacle, l’art des fous. “La folie, c’est aussi le langage de la liberté. […] L’espace de la folie, c’est aussi celui du théâtre et de l’opéra.”(2)
Tous les costumes portés par le baryton Ludovic Tezier portent la marque de la folie et du deuil, les deux thèmes majeurs du spectacle : gilet en laine et pantoufles d’un résident/patient dans un asile, camisole de force et costume de clown, noirs.

Hamlet, acte 5 – Photo © Bernd Uhlig
Hamlet monument
Puisqu’Hamlet est une œuvre-monument, une gigantesque et implacable cage s’installe sur la scène de l’Opéra Bastille et impressionne terriblement : 17 m d’ouverture, 18 m de profondeur, 9,50 m de hauteur. C’est un décor qui a la puissance de l’architecture industrielle, dessiné sur une trame obsessionnelle de 0,30 m x 0,50 m (h). La cage est construite en acier brut nettoyé et laqué. Toutes les soudures sont polies et donnent une vibration argentée. La cage est violente par ses dimensions et sa symbolique carcérale, mais “légère” visuellement : section fine des tubes (0,02 m x 0,04 m), sans vitre ni Plexiglas, recouverte de métal déployé par endroits. À la manière d’un rideau de fer, la cage est fermée régulièrement par une grille. Quelques touches esthétiques affleurent : à la Jules Verne, poético-industrielle, nous songeons alors à une volière, ou à la Thomas Mann avec ces longs radiateurs courant en partie basse des murs/cages, évoquant un sanatorium du début XXe. Tout comme Les Cellules de Louise Bourgeois, ces grandes cages, renfermant divers objets ou sculptures, la prison/asile de Warlikowski et Szczęśniak concentre les images théâtrales, les capture, les organise. Les protagonistes d’Hamlet sont enfermé.e.s dans leur existence, condamné.e.s à rejouer éternellement leur histoire maudite.
Hamlet labyrinthe
Pour prendre en charge le foisonnement shakespearien des espaces d’Hamlet (chambres, vestibules, pièces d’où personne ne peut s’échapper, …), trois murs de 13,50 m x 9,50 m s’inscrivent frontalement tour à tour au milieu de la cage. Le mur/morgue intervient aux premier et dernier actes. Il est entièrement recouvert de carrelage clair. Une haute porte à imposte vitrée s’y inscrit ainsi que deux soupiraux de part et d’autre.
Le mur/Hamlet est vert émeraude et apparait au deuxième acte. Un treillis de maillage losange et un réseau de lignes rouges le font ressembler à un tapis de jeu de casino. Deux portes à jardin et une grande baie horizontale de laboratoire communiquent avec le lointain de l’hôpital.
Le mur/Reine est rose, avec effet de papier peint gaufré. Sept écrans plats de quatre tailles différentes y sont encastrés de façon aléatoire, ainsi qu’un rideau blanc en PVC plissé, plein centre.

Hamlet, acte 2 – Photo © Denis Gueguin
Hamlet machine
Aux mouvements des cintres qui font apparaître et disparaître les trois murs, le portail de la cage géante, ainsi qu’un tulle pailleté/rideau de scène, Warlikowski et Szczęśniak ajoutent ceux, coulissants, de la moitié du plateau d’Hamlet : un fin (0,18 m) podium de 13,7 m (ouverture) par 9,25 m (profondeur) qui glisse, en avançant et reculant. Le mouvement à vue du plancher semble souvent associé à la mort : spectre du roi, suicide d’Ophélie. Le podium rehaussé accueille aussi les scènes d’hôpital avec le chœur, en se transformant en salle des fêtes : six rangées de neuf chaises, un parfum de Café Müller.
Il n’y a jamais une seule action sur scène, mais des mondes et des arrière-mondes. Le plancher roulant amène vers nous les arrière-mondes ou éloigne Ophélie, noyée dans sa baignoire, vers le monde des mort.e.s.
Le lit d’Hamlet est omniprésent, toujours à la même place, face jardin. Il est hybride : lit en bois mais aussi lit d’hôpital, avec une barrière métallique amovible. C’est sur ce lit que Gertrude s’allonge, incestueuse, avec son fils à la fin de l’acte 3. Hamlet, angoissé, y fume cigarette sur cigarette.
Le “couloir szczęśniakien”
Signature du tandem Warlikowski/Szczęśniak dans de très nombreuses productions, un couloir de 2,50 m de largeur longeant à cour toute la profondeur de la cage métallique d’Hamlet, se révèle en arme de mise en scène majeure, donnant à la coulisse et à la marge toute leur force. Espace de circulation, sas, couloir de prison, parfois plein à craquer. On y fume. Un patient de l’hôpital va et vient, dans les gestes répétitifs de la folie. C’est à la fois le couloir des entrées et sorties du pouvoir, du roi, de la reine et des suivant.e.s, des parades et de l’armée en réserve, mais aussi l’espace des exclu.e.s, des servantes et serviteurs, des infirmières, des gardien.ne.s, des fous… et plus largement des victimes. Même si le couloir d’Hamlet reste totalement immobile, nous ne pouvons qu’être frappé par la ressemblance symbolique que propose Szczęśniak : “J’utilise beaucoup le wagon coulissant dans mon travail, c’est une connexion un peu bizarre à la mémoire et aux morts de la Shoah. Cela me fait songer aux trains de la mort, avec un wagon rude, sans aucune décoration, fait d’un métal lourd. Cette association me touche, elle est très personnelle”.(3)

Hamlet, acte 3 – Photo © Bernd Uhlig
La Lune
Enfin, avec la complicité du vidéaste Denis Guéguin, il y a cette Lune en noir et blanc, projetée partout : sur les murs, les rideaux et dans les écrans plats encastrés. Il existe une relation érotique entre les images et les matières des surfaces sur lesquelles nous projetons : carrelage du mur/morgue, fin plastique PVC plissé comme un rideau, tulle pailleté et argenté.
Que signifie cette Lune ? La Lune a longtemps été associée à la folie et à l’irrationalité, des mots comme lunatique étant dérivés du nom latin de la Lune. Nous pouvons aussi faire le lien entre la blancheur du satellite et celle du spectre. C’est un symbole nocturne qui, à force d’apparaître, semble baigner la scène de sa lumière. Sa présence est ambivalente : parfois monstrueuse, craquelée et menaçante avec ses cratères béants, Lune/horloge tournante sur elle-même, éclipsée et plongée progressivement dans l’ombre, dans un temps accéléré qui semble être sorti hors de ses gonds,(4) parfois féérique, flottante dans un bain kitsch d’étoiles/paillettes palpitantes.

Hamlet, acte 3 – Photo © Bernd Uhlig
Acte 1 – spectre
Au second tableau, installée au milieu des chaises vides de la cage-hôpital, la figure du spectre du père d’Hamlet, sculptural clown blanc, a la puissance de la statue du Commandeur dans Don Giovanni. Pour signe déclencheur de son apparition, Hamlet aura allumé une bougie dans ce qui semble être une séance de spiritisme. Évidence d’un spectre blanc comme la mort. Le clown blanc, vêtu d’un splendide costume pailleté et d’un chapeau-cône, porte le masque lunaire du Pierrot : un maquillage blanc et un sourcil tracé sur son front. Le noir est utilisé pour les lèvres, les oreilles et les faux longs ongles.

La cage, maquette d’Ania Goldanowska – Photo © Opéra Bastille
Acte 2 – acteurs ambulants
Dans le projet de Warlikowski et Szczęśniak, tout l’acte 2 est habité par les préparatifs du spectacle donné par les acteurs ambulants, opportunément invités par Hamlet pour confondre son beau-père. Mettant en scène tout le chœur de la clinique d’Hamlet, ce théâtre dans le théâtre est fortement inspiré par Titicut Follies de Frederick Wiseman, un film documentaire sur des hôpitaux psychiatriques américains en 1967, où l’on voyait des spectacles créés avec les patients dans un objectif thérapeutique. En outre, la présence d’acteur.rice.s et de danseur.se.s noir.e.s lors du mimodrame présenté à la Cour tisse des liens avec les rituels captés par Jean Rouch dans Les Maîtres fous ou inventés par Jean Genet dans Les Nègres.

Le mur de la morgue, maquette d’Ania Goldanowska – Photo © Opéra Bastille
Acte 3 – écrans
Une commode en bois à cour. Elle porte sur son couvercle un petit musée : crucifix, portraits photographiques dans des cadres à poser, dont celui du roi assassiné. La reine Gertrude rentre sur scène avec un cri de rage, jette tous ses vêtements par terre, en vidant les tiroirs de la commode. Le mur/reine porte les signes extérieurs du pouvoir, high-tech et bling-bling. Les écrans plats reprennent les mêmes photos de famille que celles posées sur la commode, agrandies aux dimensions de tableaux. Au moment où Hamlet chante “Être ou ne pas être”, sept lunes apparaissent sur les écrans. Le spectre/clown blanc, filmé au ralenti, apparaît sur le rideau de la chambre de la reine. Un noir et blanc ultra lumineux, aveuglant. Un blanc très pur, un blanc qui brûle, à la Dreyer.

Le mur, maquette d’Ania Goldanowska – Photo © Opéra Bastille
Acte 4 – Ophélie et la folie
Puis c’est au tour d’Ophélie d’être internée. Tout l’acte 4 lui est consacré, tout l’espace de la cage et du couloir d’Hamlet est au service de la cérémonie de son suicide. Une danseuse en pointes et tutu, comme un oiseau dans une cage, ouvre l’acte. Les femmes choristes agenouillées, comme en prière, massées dans le couloir/coulisse à cour avec leurs tutus ressemblant à une mousse rose qui aurait envahi le sol. Ophélie, en créature lynchéenne à perruque blonde, disparaît dans la baignoire/tombeau, emmenée par le podium glissant lentement vers le lointain.

Le mur de la reine, maquette d’Ania Goldanowska – Photo © Opéra Bastille
Acte 5 – deuil éternel
Le deuil, du roi au premier acte puis d’Ophélie à l’acte 5, ouvre et ferme le spectacle. Retour à l’image du début : mur/morgue, tables et chaises, lit, Gertrude, de dos et vieillie, avec sa couronne en carton, regarde Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson sur un poste de télévision. Tout Warlikowski est dans cette scène : cruelle mais sans cynisme puisqu’un équilibre se trouve pour que la déchéance de cette vieille reine recèle un peu de tendresse.
Funérailles d’Ophélie. Retour des veuves et de la Lune, qui flotte dans un bain kitsch d’étoiles/paillettes. Ophélie assiste à ses obsèques. Urne blanche. Elle souffle sur ses propres cendres.
Grands écarts
L’opéra est finalement kitsch par essence : qu’est-ce donc en effet que cet art où les mourant.e.s, les torturé.e.s, les fous.folles, chantent à pleins poumons ? Hamlet, médicamenté à mort dans la mise en scène de Warlikowski, “joue” les yeux égarés et la bouche pâteuse, puis dans la foulée, entame un chant puissant et passionné !
Pour Warlikowski et Szczęśniak, il y a une acceptation de l’opéra comme un art kitsch, fait de conventions, contrastes, paradoxes et grands écarts :
- Écarts d’échelle : du Cosmos à la commode de l’acte 3 ; de l’image diffusée par un simple écran plat jusqu’à la Lune monstrueuse projetée sur le tulle pailleté du cadre monumental de l’Opéra Bastille ;
- Écarts esthétiques : du cauchemar noir shakespearien à la féérie de la Lune sur fond d’étoiles ; du ballet classique aux codes rigides (pointes et tutu) à la danse étrange et hybride (Les Nègres, Les Maîtres fous)
Notes
(1). In Théâtre écorché de Krzysztof Warlikowski et Piotr Gruszczynski, Actes Sud, 2007
(2). K. Warlikowski, propos recueillis par F. Arvers et P. Sourd in Les Inrockuptibles, mars 2023
(3). In L’Art vidéo à l’opéra dans l’œuvre de Krzysztof Warlikowski de L. Daryoush et D. Guéguin, Alternatives théâtrales, 2016
(4). Quand la figure de son père lui apparaît, Hamlet prononce ces paroles : “The time is out of joint”