Épisode 1 : gérer la charge de travail
Impulser le Mouvement pour la Prévention des Risques dans les Organisations du spectacle, telle est l’ambition de ce projet innovant porté par les Nuits de Fourvière et AURA-SV (Auvergne Rhône-Alpes Spectacle Vivant). Neuf entreprises embarquées dans une aventure de trois ans ; neuf entreprises qui expérimentent, observent et diffusent leur retour d’expérience. Une approche généreuse qui permettra aux acteurs du secteur de s’emparer du fruit de ces expérimentations. Pour sa première année, IMPRO s’attaque à la gestion de la charge de travail. Un challenge intéressant puisque toutes les entreprises de la branche affirment souffrir de surcharge. Vite ! Nous voulons des solutions…

Lancement, Marché Gare – Photo © Paul Bourdrel
Observation, capitalisation, diffusion
IMPRO-Spectacle est un projet financé par l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) dans le cadre du FACT (Fonds d’amélioration des conditions de travail). Lancé à l’occasion de la quatrième rencontre Prévention des risques dans le spectacle vivant, ce projet vise à changer la perception du secteur d’activité concernant les démarches QVCT (Qualité de vie et des conditions de travail). L’objectif est de convaincre par l’exemple que la QVCT et la prévention sont des facteurs d’efficacité au service de l’entreprise de spectacle. Claire Fournier, en charge de l’administration technique aux Nuits de Fourvière, est une des co-conceptrices du projet. Elle explique : “La quatrième rencontre Prévention des risques dans le spectacle vivant avait pour thème ‘Cette année, je passe à l’action’. Dans ce cadre, nous avons proposé que des entreprises soient au cœur d’une expérimentation de trois ans. Trois années durant lesquelles ces entreprises vont passer à l’action dans le domaine de la prévention et observer les résultats de leur travail. À l’issue du projet, les enseignements seront largement diffusés pour que toutes les structures du spectacle puissent en profiter. Nous espérons mieux comprendre les moteurs et les freins de l’action, identifier les facteurs de réussite et d’échec des démarches de prévention et de QVCT dans le spectacle”.

Lancement, Marché Gare – Photo © Paul Bourdrel
Aux côtés de l’ANACT, Thalie Santé, l’AFDAS, l’AST Grand Lyon et la DREETS Auvergne Rhône-Alpes financent et participent à la gouvernance du projet. Durant la phase de conception, ils ont orienté et apporté le cadre méthodologique de cette aventure. Ainsi, entre juillet et octobre 2022, un groupe projet de neuf entreprises a été rassemblé pour refléter la diversité des entreprises de la branche : une compagnie de théâtre (Le Lien Théâtre), un Centre chorégraphique national (CCN de Grenoble), un Centre dramatique national (Comédie de Valence), un festival de musiques actuelles (Woodstower), un festival de théâtre (Sens Interdits), une scène conventionnée chanson (Le Train Théâtre), un tourneur (AFX), une SMAC (Le Marché Gare) et un lieu en préfiguration (APCIAC – Association de préfiguration de la Cité internationale des arts du cirque). Avec une telle diversité, comment tirer des enseignements à l’échelle du secteur ? Nicolas Riedel, directeur d’AURA-SV et co-concepteur du projet précise : “C’est justement cette diversité qui rend ce projet riche et pertinent. Nous nous apercevons d’ailleurs que malgré cette très grande variété, il existe des points communs entre les structures : les questions du dialogue, de la mise en place du document unique ou de la gestion des risques psychosociaux s’imposent assez largement. Il existe également une constante : la régulation de la charge de travail”.

Lancement, Marché Gare – Photo © Paul Bourdrel
Qualifier la charge de travail
Le premier thème de travail s’impose comme une évidence. La totalité des entreprises évoque un accroissement de la charge de travail depuis la crise sanitaire. Nous parlons d’étranglement, de surcharge, de poids, … Le vocabulaire imagé renvoie à une forme d’essoufflement des collectifs de travail. Pour essayer de comprendre et trouver des réponses, les neuf entreprises, ainsi que des experts de l’ANACT, de Thalie Santé, de l’AFDAS et de l’AST Grand Lyon, se sont réunis au Marché Gare en décembre dernier. Quatre consultants accompagnaient également les entreprises afin d’animer un temps d’échanges aux objectifs clairs : définir un tableau de bord de pilotage de la charge de travail. Identifier des indicateurs pertinents qui permettent aux entreprises de réguler la charge et, éventuellement, de tirer la sonnette d’alarme. Le challenge est ambitieux et impose tout d’abord de définir précisément la charge de travail. Selon l’ANACT, “la charge de travail résulte de la gestion des contraintes de l’entreprise par rapport aux moyens humains et opérationnels dont elle dispose. Elle se traduit quantitativement (surcharge, sous charge) mais aussi qualitativement (complexité ou appauvrissement du travail) pour les individus et les collectifs. Elle évolue dans le temps et impacte différemment les activités de travail. Réguler la charge c’est donc rendre compatibles les obligations et contraintes qui s’imposent à l’entreprise et les ressources dont elle dispose en moyens humains et opérationnels”. Les entreprises impliquées dans le projet s’approprient cette définition et caractérisent la charge de travail vécue dans leurs structures.

Données RH, calcul au trimestre / Données managériales – Document DR
Un atelier collaboratif animé par Xavier Perdrix de Kuribay, Daphné Gaspari du Point de Croix, Damien Debard de Hors-Lignes et Cyril Puig de Pogo-développement permet l’expression de verbatims explicites. La multiplication des projets est directement pointée du doigt : “Le ‘toujours plus’ a été le mot d’ordre de la profession pendant longtemps. Les projets se sont empilés au-dessus de l’activité principale. Nous avons longtemps eu l’impression qu’il fallait justifier l’utilisation de l’argent public en multipliant les projets. Nous sommes allés bien plus loin que le fonctionnement normal d’un équipement culturel”.

Données RH, calcul annuel / Données d’activité – Document DR
“Nous avons la sensation de devoir plaire aux financeurs en répondant toujours présents, quelle que soit la demande. Les activités annexes sont parmi les plus chronophages. Nous demandons aux opérateurs culturels d’être présents dans les EHPAD, les quartiers, … Nous leur demandons d’être des opérateurs de la régulation sociale alors que ce rôle était jusqu’alors tenu par d’autres structures.”

Indicateurs d’alerte / Données RH, calcul au trimestre – Document DR
“L’empilement des projets fait vivre la structure mais épuise les équipes. Il n’est désormais plus possible de poser des temps morts. Plus de projets n’impliquent, par ailleurs, pas plus de monde.”
Alors, comment objectiver cette situation ? Comment rendre palpable la charge de travail vécue par les équipes ? Il est temps d’identifier ces indicateurs et d’élaborer ces tableaux de pilotage.

Indicateurs d’alerte / Données RH, calcul au trimestre – Document DR
Identifier les signaux faibles
Comme le souligne Claire Fournier, “l’ANACT a montré que l’enjeu se situait au niveau de la charge de travail vécue ; c’est celle qui pèse sur les bras et les neurones. Compter le nombre de levers de rideau ne raconte pas comment les tâches sont accomplies et vécues. Un spectacle dans un théâtre que nous connaissons par cœur et une représentation jouée sur une place de marché avec des contraintes inconnues ne génère pas la même charge physique, mentale ou cognitive”.
Sous la conduite de Xavier Perdrix du cabinet Kuribay, les participants au projet ont donc élaboré un tableau de bord rassemblant des indicateurs d’alerte et des indicateurs de pilotage. Les premiers indicateurs sont gérés de manière annuelle. Composés de ratios et de statistiques relativement courants dans ce type d’exercice, ils permettent d’objectiver l’évolution de l’activité : nombre d’ETP, turn over, accident du travail, reliquats de congés payés, nombre d’heures supplémentaires, nombre de contrats, … Plus innovants, les participants se proposent également de comptabiliser le nombre d’événements “cœur de projet” (les levers de rideaux par exemple) et les projets supplémentaires qualifiés de “hors cœur de métier”.
Les indicateurs d’alerte sont plus surprenants : échéances non tenues, consommation de café, changement d’humeur, baisse de performance, tensions interpersonnelles, diminution des temps informels ou conviviaux, … Les participants se proposent de questionner ces indicateurs de manière trimestrielle. L’intention est louable puisqu’il s’agit de donner une visibilité à ces “signaux faibles”, ces petits changements annonciateurs de grandes difficultés. Xavier Perdrix précise : “Littéralement, les signaux faibles sont les informations peu apparentes, déduites de la perception de l’environnement. Ces signaux doivent faire l’objet d’une écoute anticipative. La gestion des signaux faibles est au cœur du rôle des managers et manageuses de demain”. Reste à tester la pertinence de cette approche. C’est d’ailleurs tout l’intérêt du projet IMPRO-Spectacle : innover, observer et formaliser le retour d’expérience.

Lancement, Marché Gare – Photo © Paul Bourdrel
Retour d’expérience
Première surprise : même les indicateurs les plus évidents (absentéisme, alerte CSE, turn over) doivent être précisés. Il est nécessaire de définir avec finesse leur mode de calcul. Ces statistiques, courantes dans le monde de l’entreprise, ont plus de difficulté à être mises en œuvre dans le monde du spectacle. Un nouveau temps de travail permet de stabiliser ces définitions afin de les rendre opérantes pour notre secteur d’activité. Par ailleurs, les participants insistent : “Compter ne suffit pas. Les indicateurs quantitatifs doivent être qualifiés. Il faut discuter pour comprendre ce qui se cache derrière les chiffres”. Nous convenons ainsi que les indicateurs d’alerte ont vocation à déclencher la discussion mais également de la nécessité d’inventer des indicateurs maison. Rassembler les collectifs, favoriser l’échange sur le travail et identifier des indicateurs qui reflètent la vie réelle de la structure.
Le second enseignement concerne les indicateurs d’activités. Compter les évènements “cœur de projet” et les événements hors cœur de projet semble peu réaliste. Comme l’explique un des participants, “tout est cœur de projet ! À partir du moment où nous percevons une subvention pour conduire une action spécifique, cette action devient cœur de projet ! Vu l’état de nos budgets, personne ne peut refuser un financement, même si c’est éloigné de notre activité principale”. La notion d’action cœur de projet ne semble pas pertinente pour évaluer la charge d’activité. Pourtant, c’est bien derrière l’empilement des projets que se dissimule la charge de travail. La discussion est renvoyée à un prochain temps de travail.
Enfin, qu’en est-il des signaux faibles ? N’est-il pas utopique de vouloir en tenir l’inventaire ? L’APCIAC, accompagnée de Yann Hilaire, responsable des projets pour Thalie Santé, s’est prêtée au jeu avec des résultats étonnants. Le personnel de l’APCIAC a cherché à identifier des indicateurs maison basés sur “les pratiques et les sensations”, des indicateurs collectifs et d’autres individuels. Concrètement, le personnel de l’APCIAC, de manière mensuelle, s’autorise à évaluer sa charge de travail ressentie. Chacun donne une note de 1 à 5 pour quantifier la charge de travail vécue durant le mois écoulé. Cette note est mise en regard d’autres indicateurs individuels : nombre d’heures de travail, de formation, nombre d’heures supplémentaires, congés non pris, absences hors congés, nombre de jours en tournée ou en déplacement.

Lancement, Marché Gare – Photo © Paul Bourdrel
Dans d’autres structures, la réunion de direction s’ouvre de manière régulière par une discussion sur les signaux faibles perçus par les managers. Un autre outil pour prendre en compte ces signes si faciles à ignorer : changement d’attitude, baisse d’efficacité, tension ou diminution des temps informels ne font pas l’objet d’une quantification mais ne sont pas oubliés pour autant.
Et alors ? Quels résultats ? Ces tableaux de bord et ces approches innovantes permettent-ils de réguler la charge de travail ? Trop tôt pour le dire. L’observation se poursuit et donnera lieu à de nouveaux échanges. Prochaine étape à l’automne prochain. L’expérimentation sur la charge de travail sera prolongée et un nouveau thème sera lancé en parallèle : la prévention des pratiques addictives. IMPRO-Spectacle est un projet résolument passionnant. En s’attaquant aux problématiques les plus complexes, les acteurs de ce projet expérimentent pour nous et font avancer la réflexion. Le site prevention-spectacle.fr suit avec attention l’évolution des travaux du projet IMPRO-Spectacle. N’hésitez pas à le visiter pour profiter des retours d’expérience.