Changement de modèle

Sommes-nous prêts ?

Diminution des apports en coproduction, fléchissement de la fréquentation, embouteillage dans les lieux de diffusion, explosion des coûts de production, hausse des prix de cession, enjeux environnementaux et sociaux, … Les défis auxquels fait face le monde du spectacle vivant semblent innombrables. Pas le choix ! Nous voilà contraints de relever ces challenges ! Les institutionnels et les associations de défense de l’environnement en sont convaincus. Reste à savoir si les principaux concernés se sentent prêts. Producteurs, diffuseurs, artistes et spectateurs acceptent-ils ce changement d’ère ? Sont-ils prêts à modifier leurs pratiques et en ont-ils les moyens ?

Conférence “Repenser les tournées, un enjeu écologique” aux JTSE 2022 - Photo © Aurélien Escuriol

Conférence “Repenser les tournées, un enjeu écologique” aux JTSE 2022 – Photo © Aurélien Escuriol

La question des publics n’est pas suffisamment posée. Des contraintes économiques moindres que dans d’autres pays où les tournées des spectacles sont la condition de leur existence, une défiance à l’égard de toute dérive vers des logiques de ‘consommation’ et de ‘marché’, la critique de programmation ‘sur catalogue’, une coupure persistante dans les esprits entre formes ‘nobles’ et formes ‘populaires’ : bien des facteurs se sont conjugués pour mettre au second plan, sinon négliger le public.” Cette citation ne date pas de l’ère post-Covid mais de 2004. Elle est issue du rapport Latarjet, commandé par Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture, pour poser les bases d’un plan de soutien à l’emploi artistique. Le débat sur l’évolution du modèle économique du spectacle vivant ne date pas d’hier. Il s’impose avec force depuis plus de vingt ans. Des prises de position sans ambiguïté qui n’ont guère évolué en 2023.

Produire mieux pour diffuser mieux

À l’occasion des 7e Rencontres nationales Réditec du 8 octobre 2021, Christopher Miles, Directeur général de la DGCA (Direction générale de la création artistique) affirmait : “Aujourd’hui, j’essaye de lancer un état des lieux des forces de production qui permettrait de comprendre comment nous pouvons mieux articuler la production et la diffusion – ce que me disait l’un de mes maîtres à penser : ‘produire mieux pour diffuser mieux’”. La formule est efficace et utilisée dans la plupart des communications publiques de la DGCA. Mais concrètement, de quoi parlons-nous ? Christopher Miles évoque la nécessité de se saisir du défi du numérique afin d’intégrer les évolutions technologiques dans la création et souligne également l’importance de s’adresser à tous les publics d’une France en mouvement. Plus spécifiquement, concernant la production, la DGCA regrette l’éparpillement des apports des coproducteurs. À l’occasion des BIS 2023 (Biennales internationales du spectacle), il rappelle que plus de quinze partenaires financiers sont désormais nécessaires pour financer la production d’un CDN alors que quatre ou cinq suffisaient il y a quelques années. “Ce n’est plus possible. Il faut réguler et retransformer ce modèle pour permettre aux artistes de rencontrer des coproducteurs qui soient plus décisifs dans les mécanismes de coproduction”, conclut-il. Concernant la diffusion, le Ministère semble attendre des réponses du terrain et rénove son programme longtemps tourné vers la seule création. Mais “produire mieux, pour diffuser mieux” vise également la prise en compte des impératifs environnementaux. En ce sens, Christopher Miles assume une position décroissante : “Produire mieux, c’est produire moins”.(1)  Un point de vue défendu par le Ministère qui rappelle que la France s’est engagée à réduire de 30 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et de 50 % d’ici 2040.

Christopher Miles - Photo DR

Christopher Miles – Photo DR

Fanny Valembois, consultante en décarbonation du secteur culturel s’exprimait également aux BIS 2023. En prenant l’exemple d’un théâtre et d’un festival, la consultante démontrait de manière assez brillante les bouleversements attendus d’un changement de modèle radical : nouveau projet artistique, nouveau rapport aux publics, aux artistes, au territoire, … Fanny Valembois terminait son allocution en posant le constat suivant : “En 2040, la Culture sera très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, même en 2035 ; différente dans ses modes d’organisation, de diffusion, de production, … Je ne parle pas d’écogeste, d’économie d’énergie, d’optimisation des tournées mais de changements immenses, radicaux, qui vont bouleverser notre organisation et nous poser mille questions. Nous allons devoir nous demander ce qui est essentiel, ce à quoi sert la Culture, à quoi peut-elle contribuer. À quels besoins fondamentaux peut-elle répondre dans un nouveau régime climatique et environnemental. Elle va interroger notre rapport au temps, au confort, à l’argent, aux inégalités, …”.

Toujours plus gros ?

La feuille de route est ambitieuse. Avons-nous commencé à cocher quelques cases ? Christophe Davy, dit “Doudou”, est le président de Radical Production. De Beck aux Foo Fighters en passant par Bill Callahan et Le Tigre, il accueille ou produit depuis plus de trente ans les artistes en développement ou les grosses pointures internationales. De son poste d’observation, il ne perçoit pas les frémissements du modèle décroissant. Plus pudiquement, il avance le mot de sobriété : “Avec les artistes français que nous produisons, nous tournons dans des salles de 300 à 1 500 places. Là, nous pouvons proposer un routing qui a du sens, nous ne sommes pas quarante sur la route, nous pouvons parfois voyager en train, … Il est possible de respecter une certaine sobriété. Par contre, pour toutes les tournées internationales, nous ne sommes pas le donneur d’ordre, nous accueillons. Dans toutes ces tournées internationales, je ne vois pas de gestes sobres”.

Des salles de grandes capacités ou des stades construits à la périphérie des grandes villes, des déplacements en avion, du fret, ces “gros shows” sont des monstres consommateurs de ressources et occasionnant d’importants déplacements de population. Un concert dans un stade consommerait en moyenne vingt-cinq tonnes d’équivalent CO2 selon l’ONG Julie’s Bicycle. Plus de 1 000 tonnes pour un festival de 50 000 spectateurs ! Ni les artistes ni le public ne semblent enclins à abandonner ces modèles écodestructeurs. Christophe Davy se montre réaliste : “La tendance est à faire plus gros que le voisin. C’est ce que veut le public. Faire plus de 300 kilomètres pour un festival ou le concert d’une tête d’affiche, cela ne dérange pas grand monde. Les très gros festivals marchent bien, les salles à grande capacité également. Le prix du billet de spectacle n’a pas de limite…”.

Fanny Valembois - Photo DR

Fanny Valembois – Photo DR

Que l’on se positionne dans le champ du spectacle subventionné ou dans celui du spectacle vivant privé, artistes et spectateurs sont les moteurs de cet hypothétique changement de modèle. Sur ce sujet, Christophe Davy est également assez pessimiste : “Les artistes ne vont pas pousser pour modifier les équilibres. Ils ont peu d’outils, peu de vision. Ils ont les mêmes problèmes que les producteurs : pas d’argent, pas de marge, pas de capacité d’investissement. La décroissance implique le renoncement : renoncer à tourner à l’étranger par exemple. Je ne connais aucun artiste prêt à faire ce sacrifice pour des raisons écologiques. L’ego et l’ambition entrent en jeu. C’est assez frustrant, mais nous ne savons pas par quel bout prendre le problème”.

Lors des JTSE 2022 (Journées Techniques du Spectacle et de l’Evénement), plusieurs tables rondes et conférences étaient consacrées à cette question épineuse. “Repenser les tournées : un enjeu écologique”(2) rassemblait Aurélie Hannedouche, directrice du SMA (Syndicat des musiques actuelles), Matthias Leullier, directeur adjoint de Live Nation, Hichem El-Garrach Balandin, chargé de développement mutualisation de l’association Cagibig, et Hugues Barbotin, membre de l’association Music Declares Emergency. Tous faisaient état des initiatives en cours : sensibilisation des publics et des artistes, formation des producteurs, mutualisation de moyens, … Des expérimentations mais pas de plan d’action de grande ampleur. La table ronde montrait toute la complexité de la problématique. Hugues Barbotin la résume en quelques phrases : “Sur la question des tournées, nous sommes sur un schéma de plus de dates possibles dans un minimum de temps. Ce système-là ne doit pas être la règle. […]. Il va falloir tout déconstruire. Réfléchir, déconstruire et reconstruire. Nous sommes dans quelque chose de très urgent et qui prend beaucoup de temps. Les solutions que nous inventons aujourd’hui ne sont pas des solutions. Il faut passer par un changement de comportement, à commencer par le changement de comportement des artistes qui doivent prendre conscience de ce qui se passe. C’est à eux de repenser la manière de partager leur création avec le public. L’artiste doit se redonner du temps en tournée. Il souffre de cette sorte de boulimie de dates. Il faut que tout le monde s’y mette, faire preuve de sobriété avant qu’on nous l’impose”.

Festival Panoramas à Morlaix - Photo DR

Festival Panoramas à Morlaix – Photo DR

Principe de radicalité

Une certitude pour l’ensemble des interlocuteurs : il existe, sur le terrain, des initiatives inspirantes et innovantes. Des propositions radicales, fruits de l’histoire ou d’une volonté de démontrer qu’une autre voie est possible. Nous pensons par exemple à la tournée à pied de Manu Galure ou à “Ouvrir les horizons”, dispositif de paniers artistiques et culturels parrainé par Dominique A et Robin Renucci. Inspiré des AMAP, il propose d’associer deux ou trois artistes, un technicien et un chargé de production qui ne se connaissent pas pour produire une petite forme en cinq jours de travail. Ces spectacles vont à la rencontre du public au pied des immeubles, sur les places de villages, dans les EHPAD, … En 2022, trois Régions sont impliquées dans le projet (Pays-de-la-Loire, Centre-Val de Loire, Auvergne-Rhône-Alpes), 120 000 heures de travail ont été fournies pour plus de 1 000 représentations. Jean Frémiot est un des coordinateurs nationaux du projet et nous raconte l’origine de cette aventure : “L’idée est née durant le confinement, dans les théâtres occupés. Il nous fallait inventer de nouveaux systèmes de financement pour venir en aide à ceux qui en avaient le plus besoin. La logique de circuit court s’est imposée. Produire en local pour le local. Nous cherchons à mettre en réseau des artistes et des techniciens du même territoire qui ne se connaissent pas”. Le projet atteint ses objectifs et Jean Frémiot parle avec passion des moments de rencontre entre le public, les artistes et les œuvres. Un antidote contre la perte de sens si souvent évoquée par les professionnels ? Peut-être bien selon le coordinateur : “Les artistes sont très heureux de travailler en pluridisciplinarité, à contre-pied, dans un système alternatif plus proche du public. Des techniciens avec qui nous travaillons me parlent du plaisir de s’investir dans un projet porteur de valeurs”.

Christophe Davy - Photo © Philippe Noisette

Christophe Davy – Photo © Philippe Noisette

Cette quête de sens a également guidé le festival Panoramas vers la recherche d’un format plus vertueux. Après avoir rassemblé 25 000 à 30 000 spectateurs par week-end depuis plusieurs dizaines d’années, le “Pano” se réinvente pour deux fois moins de spectateurs, en hypercentre de Morlaix, afin de limiter les déplacements de spectateurs. Le communiqué de presse du Festival évoque “un besoin impérieux de repenser un modèle plus en adéquation avec notre époque et nos valeurs”. Le Panoramas 2023 sera durable, innovant, moins énergivore, valorisera le local, … Un festival à taille humaine “plus petit, mais encore plus beau”. Eddy Pierres, directeur de WART production et organisateur du Panoramas, explique : “Les équipes ont poussé pour ce changement de format. Nous étions en suractivité depuis des années. Il fallait retrouver le sens du projet, réinterroger et repenser le Festival. La course à la jauge nous pousse à accepter des propositions artistiques sur lesquelles nous n’avons pas beaucoup de prise. Nous devons viser 95 % de remplissage pour équilibrer les comptes et avec 30 000 spectateurs, nous trouvons nos limites en matière de ressources locales ou de gestion du tri. Notre festival 2023 sera en adéquation avec les moyens du territoire et nos valeurs”.

Rapport “Décarbonons la Culture” - Document © The Shift Project

Rapport “Décarbonons la Culture” – Document © The Shift Project

“Produire mieux ?”, “Produire moins ?”, les réponses ne semblent pas sectorielles mais s’inventent à l’échelle locale. Christophe Davy décrit avec clairvoyance la situation : “Le spectacle est le reflet de la société. Nous sommes tributaires du désir des spectateurs. Nous ne venons pas au spectacle par obligation mais par envie. L’avenir fera coexister les spectacles de niche, destinés à un public averti, et les mastodontes rassemblant plus de 100 000 spectateurs. Entre ces deux modèles, ce sera compliqué”.

Notes

(1)   7e Rencontres nationales Réditec du 8 octobre 2021

(2)   Repenser les tournées : un enjeu écologique aux JTSE, disponible sur www.youtube.com/watch?v=7zNsGDHjImw

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