L’Île Ô à Lyon

S’intéresser à la création d’un nouvel établissement nous permet de remettre en question nos outils de travail, nos méthodes, nos usages, tant du point de vue de l’utilisateur final que des partenaires habituels d’une commande architecturale. Dans le cas de L’Île Ô, c’est une occasion rare qui nous est donnée de décortiquer une façon différente de concevoir, de réaliser un nouvel établissement culturel et de favoriser l’innovation en transcendant les cadres standards.

L’Île Ô, vue de nuit - Photo © Les Scènes Ôtrement

L’Île Ô, vue de nuit – Photo © Les Scènes Ôtrement

Théâtre

Que ce soit Philippe Amy et David Lahille (les co-porteurs du projet) ou Jacques Ayrault (assistant à la maîtrise d’ouvrage), tous les trois insistent sur ce point : “Tout le projet est parti de la salle de spectacle”.

David Lahille : Nous sommes partis des dimensions possibles de la scène et cela a conditionné tout le reste du projet. Afin de définir l’ouverture de la cage de scène la plus grande possible, il a fallu tenir compte de la largeur maximale des écluses pour amener la coque de l’édifice, du chantier à son emplacement actuel. Pour la hauteur de la cage de scène, il a fallu prendre en considération les passages sous les ponts du Rhône ; d’où le choix d’une coque béton qui nous a permis, grâce à la densité de ce matériau, “d’enfoncer” l’édifice dans l’eau et ainsi de gagner en hauteur sous perches.

Première mondiale

Le choix d’utiliser une coque béton s’est révélé être une première, non seulement française mais aussi mondiale. De là est née toute une série de questionnements de la part de nombreux et divers interlocuteurs. Comme le souligne David Lahille, “ce projet ne cochait aucune case connue”. De la Direction départementale des territoires, du ministère des Transports et du Bureau d’études d’État, en passant par les experts fluviaux, le bureau des architectes navals, … tous ces acteurs ont dû créer un nouveau cadre pour ce projet totalement unique !

Le grand théâtre - Photo © Les Scènes Ôtrement

Le grand théâtre – Photo © Les Scènes Ôtrement

Gestion mode projet

Du fait de la création d’un nouvel “objet”, il a fallu inventer aussi une forme différente afin de mener à bien ce projet car ici nous ne retrouvons plus les repères habituels d’une commande architecturale. Point de permis de construire, de documents techniques unifiés ni de garantie décennale. Que ce soit l’étude ou la réalisation, tout a été abordé en mode projet, aboutissant donc à pas moins de vingt-trois versions différentes de ce nouvel “objet” architectural.

Implication

Pour mener ce programme à terme, l’équipe de L’Île Ô a effectué ce qu’elle qualifie de “casting des entreprises”. L’idée maîtresse, comme l’explique David Lahille, a été de “challenger celles-ci afin qu’elles dépassent leurs modèles habituels et ainsi être plus créatives”. Un autre grand principe “fut le pari de les impliquer pour qu’elles ne soient pas seulement parties prenantes dans la conception mais qu’elles mettent aussi en œuvre les solutions sur le chantier”.

Deux cuves à eau, contrepoids - Photo © Jacques Ayrault

Deux cuves à eau, contrepoids – Photo © Jacques Ayrault

Équilibre dynamique

Tout au long de ce processus, les deux maîtres-mots de David auprès des entreprises auront été “optimisation” et “innovation”. Cela a impliqué de placer le dialogue entre l’équipe de L’Île Ô et les entreprises au centre du projet. “Nous avons partagé la responsabilité de la construction. Nous avions des échanges quasi journaliers, ce qui nous a permis d’entendre les problématiques et ainsi d’écouter les solutions proposées par nos partenaires. Nous sommes partis sur un modèle proche de celui adopté pour les courses de voile autour du monde. Afin d’encourager ce modèle, nous avons pris une assurance innovation nous permettant, par exemple, de ne pas imposer aux entreprises des pénalités de retard.” David se souvient, non sans malice, que “lors des derniers mois de chantier, à la place d’afficher un GANTT(1), j’ai placardé, à l’entrée de l’édifice, l’affiche du spectacle inaugural”. Cette gestion, éloignée des habitudes liées à une commande architecturale, a permis, malgré les nombreuses premières, pour certaines mondiales, que la phase de construction ne dure que dix mois.

Création d’un “objet frontière”

Les problématiques quasi uniques de la construction ont été en grande partie résolues par le biais de ces temps d’échange, “forums” voulus et animés par David. Patrice Flichy, sociologue notamment de l’innovation, permet d’éclairer ces “lieux” de conflits mais aussi de négociations dans l’élaboration d’un objet unique. “Le concept de forum est essentiel, c’est le lieu de l’affrontement et de la coopération entre les mondes sociaux”.(2) Ces temps ont été nécessaires afin de faire travailler ensemble des mondes sociotechniques différents en tenant compte de leurs cadres de référence respectifs. Patrice Flichy, par le biais du concept de cadre frontière, permet de préciser ceci : “Nous pouvons considérer que chaque monde social est porteur de son cadre de référence. Mais dès qu’il faut prévoir des interactions entre des acteurs appartenant à des mondes sociaux différents, s’établit alors un forum pour tenter d’élaborer un cadre de référence commun. Il s’agit d’un cadre frontière propre aux différents acteurs qui collaborent dans une activité technique, aussi bien à la communauté des inventeurs, des ingénieurs et des techniciens qu’à celles des usagers”.(2) Certains chercheurs vont jusqu’à affirmer que les tensions nées de ces forums “alimenteraient ainsi, à l’intérieur de l’objet frontière, des situations faites d’incertitudes, la recherche du singulier, de l’inédit idéalisé, mobiliseraient pour réaliser et faire advenir. Elles seraient donc support de l’innovation”.(3)

Crashbox, cheminée de contrepoids - Photo © Jacques Ayrault

Crashbox, cheminée de contrepoids – Photo © Jacques Ayrault

Des contraintes naît la créativité

Une fois la coque béton posée sur l’eau et amenée sur le site de construction et d’exploitation, les phases de construction de l’hyper-structure ont pu commencer. Du fait du rajout d’éléments constructifs au fur et à mesure sur la coque de l’édifice, celle-ci ne pouvait être à son équilibre final ; la plupart des modes opératoires habituels du BTP a dû être réinventée. Les entreprises ont dû abandonner, par exemple, l’utilisation du fil à plomb et des niveaux à laser. Tout devait être agencé en utilisant comme plan de référence le fond de la coque. Cette problématique a obligé les entreprises à revenir à l’usage de l’équerre, des calculs mathématiques et autres techniques. Ce fut le cas non seulement pour les charpentiers, les plaquistes ou même dans le cas de la pose des rails des cheminées de contrepoids des perches contrebalancées. Ce fut, pour certaines entreprises, l’occasion de changer leurs habitudes, notamment pour les apprentis charpentiers qui ont eu grand plaisir à appliquer sur le terrain leurs cours de trigonométrie ; mais pour d’autres, cela a été vécu plus difficilement, certaines ayant préféré quitter le projet faute de pouvoir s’adapter.

Système de remplissage des cuves - Photo © Jacques Ayrault

Système de remplissage des cuves – Photo © Jacques Ayrault

Perches contrebalancées

L’usage d’une coque béton a aussi créé des contraintes en termes de sécurité. Afin de garantir la flottabilité de l’édifice, lors d’un éperonnage par le côté, il a été exigé de disposer, à bâbord comme à tribord, des crash boxes. Cette contrainte a fait perdre à la grande salle 60 cm d’espace utile à jardin comme à cour. Une fois de plus, de la contrainte est née l’innovation. Ce fut l’occasion pour Jacques Ayrault de faire évoluer la notion de perche contrebalancée. L’idée fut de transformer cet espace perdu en cheminée de contrepoids et de remplacer le classique système traditionnel du chariot de contrepoids et les pains de fonte par un système de cuves à eau, logique pour lui, vu que l’établissement est sur un fleuve. Jacques a donc conçu un caisson étanche équipé d’un hublot gradué permettant au cintrier d’équilibrer la charge, lors de la phase “d’équipement” de la porteuse, par un système simple et ingénieux de vanne de remplissage du caisson ou de vider celui-ci lors de la phase de “déséquipement” de la perche. L’eau étant bien évidemment captée et reversée dans le Rhône. Cette innovation, là encore une première mondiale, permet non seulement de supprimer les risques, en outre musculosquelettiques liés à la manipulation des pains de fonte, mais aussi de réduire le besoin de charge admissible des passerelles (stockage des pains) donc d’alléger celle-ci de façon très nette, ce qui représente un bénéfice important dans le cas d’un établissement flottant où le poids total de l’édifice impose des limites. La seule contrainte, si nous pouvons l’écrire ainsi, a été imposée par le poids à vide de la cuve à eau. Cela a été tout simplement réglé par des équipes de type ferme américaine afin de garantir un bon équilibre à vide du système.

Cannes de contrepoids - Document © Baudin Chateauneuf Swiss

Cannes de contrepoids – Document © Baudin Chateauneuf Swiss

Gestion climatique

Équiper l’établissement d’une centrale de type climatisation/chauffage posait plusieurs contraintes et les équipes de L’Île Ô ont à nouveau dû innover. Pêle-mêle, les contraintes portaient sur les enjeux d’écologie, la hauteur totale de l’édifice par rapport à la hauteur de passe navigable des ponts, les coûts propres à ce type d’équipement (achat, installation, usages et entretien) mais aussi des difficultés pour raccorder un tel système au réseau électrique. L’établissement ne peut actuellement compter que sur un branchement de 36 kVA afin de répondre à tous les besoins de fonctionnement. David Lahille avait pensé, dans un premier temps, à équiper l’établissement d’un système de thalassothermie basé sur la récupération des calories dues à la différence de température entre l’air ambiant et l’eau du Rhône. Mais hélas, ici, le fleuve charrie trop d’éléments pouvant endommager ce type de système. David s’est donc interrogé sur la possibilité d’utiliser les flux d’air générés par le débit du fleuve ainsi que les écarts de température entre la surface de l’eau et celle des parois de l’édifice selon leur exposition au soleil. Fut décidé de créer entre la membrane isolante posée sur le CLT(4) et le bardage extérieur (qui sert de protection au soleil et au vent) une lame d’air afin de profiter d’un effet Venturi. D’ingénieuses trappes coulissantes ont été installées suivant une disposition en opposition, haute/basse/est/ouest, afin de bénéficier de ce courant circulant dans la double peau de l’édifice. Malgré le froid mordant de ce mois de janvier, la consommation énergétique totale pour le chauffage est restée aux alentours des 14 kW de consommation électrique, ce qui est extrêmement peu au regard de la taille de l’établissement.

Passerelle en bois de la scène du grand théâtre - Document © Jacques Ayrault

Passerelle en bois de la scène du grand théâtre – Document © Jacques Ayrault

Notion de “bricolage”

Par le biais de ces quelques exemples d’innovation (nous ne pouvons hélas pas tous les lister ici tant ce projet a été novateur), nous avons là des illustrations de la forme la plus noble du “bricolage”. Claude Lévi-Strauss, anthropologue français, nous permet de mieux comprendre cette notion et les vertus de celle-ci. “Le bricoleur est celui qui utilise ‘les moyens du bord’ qui n’étaient pas spécialement conçus en vue de l’opération à laquelle on les fait servir et à laquelle on essaie par tâtonnements de les adapter, n’hésitant pas à en changer chaque fois que cela paraît nécessaire, à en essayer plusieurs à la fois, même si leur origine et leur forme sont hétérogènes, …(5) Jack Goody, anthropologue britannique, prend l’exemple de la recette de cuisine que nous allons adapter à partir de ce qui se trouve dans le garde-manger, pour préciser cette notion : “Nous sommes dans cet ensemble de contraintes et de libertés qui caractérisent le ‘bricolage’ : mesurer exactement les moyens dont nous disposons peut être le prélude à toutes sortes de découvertes et d’inventions”.(6) Nous saisissons ici que la notion de bricolage contient en elle-même l’idée d’innovation. Comme le souligne Jacques Ayrault, “l’idée directrice a été d’apporter l’agilité du spectacle vivant dans le monde de la construction”.

Trappe de ventilation haute - Photo © Fabrice Gerber

Trappe de ventilation haute – Photo © Fabrice Gerber

Par la réalisation de cet établissement, les équipes de L’Île Ô, malgré, ou grâce aux contraintes et aux limites existantes auxquelles elles étaient exposées, ont su innover tout au long de ce projet, tant d’un point de vue organisationnel et technique qu’humain.

Coupes - Document © Waterstudio.NL - Koen Olthuis

Coupes – Document © Waterstudio.NL – Koen Olthuis

Plan de masse - Document © Waterstudio.NL - Koen Olthuis

Plan de masse – Document © Waterstudio.NL – Koen Olthuis

 

 

Notes

(1).  Diagramme permettant de visualiser dans le temps les diverses tâches composant un projet

(2).  Patrice Flichy, L’innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l’innovation. Paris, Éditions La Découverte, 2003

(3).  Benoît Nautré et Katerina Kononovich, Du féodalisme établissement au pilotage de territoire. Journal de gestion et d’économie médicales 2014/1 (Vol. 32).

(4).  Le CLT (Cross laminated timber ou Bois lamellé croisé) est à la fois un panneau structurel en bois et un système constructif à part entière

(5).  J. Derrida, La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines – L’écriture et la différence, Paris Le Seuil, 1967

(6).  Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979

 

Salle Grand Théâtre

  • Espace scénique adossé de 244 places
  • Ouverture de scène : 9,52 m
  • Profondeur de scène : 6,90 m, 7,22 m au nez-de-scène
  • Hauteur sous perches : 6,50 m
  • 10 perches contrebalancées, charge 150 daN
  • 1 passerelle de face équipée de perches fixes
  • 2 perches fixes en salle
  • 1 régie ouverte en salle
  • Parc lumière :
    • 6 découpes Prolights LED EclProfile FWVW blanc variable 273 W
    • 4 optiques 25-50°
    • 2 optiques 15-30°
    • 6 PC Fresnel LED Prolights EclFresnel JrVW blanc var 2700 – 5600 K 150 W
    • 8 PAR LED Full RGBW + Zoom – Prolights Versapar
    • 1 console lumière LSC Mantra Lite
  • Diffusion sonore :
  • Draperie :
    • 4 pendrillons cadre velours noirs 1,40 m x 4,50 m (cadre de scène)
    • 2 demi-fond velours noirs 8 m x 8 m (cadrage allemande)
    • 4 pendrillons velours noirs 3,10 m x7 m (divers cadrages de scène)
    • 4 demi-fond velours noirs 5,20 m x 7 m (fond de scène 1 et 2)
    • 8 pendrillons velours noirs 3,10 m x 7 m (cadrage italienne)
    • 1 frise velours noir 12 m x 1,50 m (cadre de scène)
    • 3 frises velours noirs 8 m x 1,20 m
  • Machinerie :
    • 1 cyclorama blanc projection retro ou face 7,50 m x 5,50 m
    • 1 patience pour fond de scène

Salle Petit Théâtre

  • Espace scénique adossé de 78 places
  • Ouverture de scène : 6,50 m
  • Profondeur de scène : 3,90 m au nez-de-scène
  • Hauteur sous résille : 4,50 m
  • Résille d’accroche salle et scène, charge 80 daN au mètre linéaire
  • 1 régie ouverte en salle
  • Diffusion sonore :
    • 2 Yamaha DXR15
    • Console Yamaha MG10XUF
    • Lecteur Denon DN-300Z
  • Parc lumière :
    • 6 découpes DTS Profilo LED 80, 100 W, zoom 18°-36°
    • 4 PC Fresnel LED Prolights EclFresnel JrVW blanc var 2700-5600 K, 150 W
    • 6 PAR LED Prolights MINIVERSAPAR Full RGBW 7 x 10 W, zoom motorisé 10°- 40°
    • 1 console lumière LSC Mantra-Lite
  • Draperie :
    • 2 pendrillons 0,60 m x 4,50 m (cadre de scène)
    • 2 demi-fonds latéraux 3,60 m x 2,20 m (allemandes)
    • 1 demi-fond 6,70 m x 2,50 m (fond de scène)
    • 1 frise (cache-résille)

 

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