Rencontre avec Adèle Grépinet
Falaise, de la cie Baro d’evel, est une “pièce en blanc et noir pour huit humains, un cheval et des pigeons”.(1) C’est aussi la seconde partie d’un diptyque : Falaise vient répondre à Là, un duo humain avec un corbeau pie.
Devant la beauté de la lumière, sa douceur, sa rudesse et la justesse avec laquelle elle répond à la scénographie, à l’ensemble du dispositif, nous avons eu envie d’échanger avec l’éclairagiste Adèle Grépinet pour comprendre comment cela se fabrique, quelles sont les contraintes à partir desquelles l’imagination commence et de quelle manière la lumière participe à la poésie générale.

Falaise – Photo © François Passerini
Parlons d’abord de la scénographie, de sa présence imposante. Quand nous entrons, le rideau de fer est baissé ; quelqu’un marche sur la petite bande de scène juste devant. Quand le rideau se lève, nous sommes face à des blocs d’obscurité. Nous percevons des densités différentes mais tout est noir. Au fil du spectacle d’1 h 45, nous ne cessons de redécouvrir l’espace différemment, de nous trouver face aux parois, d’en entrevoir les aspérités, d’en saisir les failles, de s’apercevoir des dimensions. Quatre éléments forment un U et créent ainsi, entre eux, un espace, comme cette petite place au pied des falaises. Tout est noir, implacablement noir.
Quelle a été ta relation avec la scénographie ? Qu’a-t-elle induit dans ton travail d’éclairagiste ?
Adèle Grépinet : Dans ce spectacle, tout est noir et blanc ; d’abord tout noir, puis peu à peu le blanc vient envahir l’espace. Très vite s’est imposé à moi le fait de travailler sans filtres, ou presque. De manière générale, j’ai tendance à aimer les lumières plutôt brutes. J’aime bien rester dans le blanc, de la même manière que j’aime rester dans le traditionnel. Sur des projets comme Falaise, déjà tellement forts du fait de ce que les humains produisent, le chaud et le froid sont présents simplement avec la gradation et c’est bien suffisant. J’ai ajouté quelques filtres pour les nuances de froid, mais tout le chaud est produit par l’incandescence et la gradation. Je suis arrivée à une lumière plus brute, sans (ou presque) filtres colorés. Ce noir qui se fait envahir petit à petit par le blanc est déjà une proposition colorimétrique.
Tu parles de lumière brute, chaude, produite simplement par l’incandescence et la gradation. En termes d’incandescence justement, chaque source produit une lumière spécifique. Lorsque tu commences à rêver une lumière, la rêves-tu directement avec les outils qui sont les tiens (PAR, PC, découpes) ? Comment se passe ce premier temps de rêverie ?
A. G. : Avec Baro d’evel (et d’ailleurs avec toutes les compagnies avec lesquelles j’ai travaillé), j’ai toujours été là dès le début du processus de création car les répétitions m’ont toujours fascinée. Je trouve cela génial d’être là pendant des heures à ne rien faire d’autre que regarder comment une scène va se construire avec l’improvisation. Je trouve que cela nourrit ensuite tes choix en tant qu’éclairagiste. Dans un premier temps, je prends des notes, je réfléchis. J’ai aussi tendance à travailler en fonction d’une idée de scénographie, de la manière dont les perches vont être condamnées ou non. J’essaie de ne pas me laisser trop de liberté, de me mettre dès le début des contraintes en termes d’accroches pour ne pas être gênée ensuite. Je travaille aussi en baladant des sources dans le décor, en essayant des choses. Mais il y a toujours d’abord de la réflexion, de la discussion avec l’équipe pour pouvoir penser en amont un plan de feux avant de commencer les répétitions. Cela passe beaucoup par l’imaginaire, avant tout le reste. Ensuite, ce premier plan de feux évolue. J’ai des carnets, je note, je dessine, et très vite je sais quels projecteurs utiliser. Avec le recul, je remarque que j’ai toujours eu mes marqueurs ; sur tous mes spectacles il y a des PAR, des F1 et des cycliodes car j’aime beaucoup ces lumières. Les PAR sont incroyables car je trouve qu’ils amènent de la matière dans la lumière : c’est une lumière lourde, presque palpable. Pour ce spectacle, j’ai fait beaucoup d’essais avec des HMI ou d’autres lampes à gaz comme des sodium par exemple. Il y avait des images superbes mais cela représentait trop de contraintes. Et pour le rythme du spectacle, nous n’avons pas réussi à gérer les extinctions des lampes à gaz.

Falaise – Photo © François Passerini
La dynamique qu’il y a dans ta lumière est frappante. C’est certainement dû aux sources que tu as choisies (PAR 64, Fresnel 5 kW, cycliodes, F1). La différence d’échelle entre un F1 et un Fresnel 5 kW est énorme et vient structurer ta lumière.
A. G. : J’estime que la petite source a vraiment sa place, même dans une grosse scénographie. Les F1, tellement serrés, font que la qualité de lumière est vraiment différente due à la basse tension. Ces différents projecteurs permettent différentes valeurs de plan. Le terme “zoomer” a été beaucoup employé. Il faut pouvoir oublier l’étendue de cet espace, proposer une vision globale avec des artistes dans tous les sens, à plein de niveaux différents, des oiseaux, un cheval, et à un autre moment pouvoir être centré sur un corps. C’est un double mouvement sur lequel nous avons toujours cherché à travailler. Les différents projecteurs permettent cela. Il faut ensuite trouver les directions puis l’idée d’une image. Je passe ensuite des heures toute seule dès que le plateau est vide et je fais circuler d’une image à l’autre pour trouver comment faire s’enchevêtrer les états.
Revenons sur l’enchevêtrement. Nous avons eu la sensation d’une construction avec plusieurs couches. Un état lumineux est en scène, quelques faisceaux disparaissent et l’état lumineux suivant est là, comme s’il était présent déjà mais en dessous, sans que nous puissions le savoir ni le deviner.
A. G. : J’adore construire la lumière ainsi, que les allumages et les extinctions se voient le moins possible, de se rendre compte du changement mais sans l’avoir vu. Les lumières qui ne bougent pas, j’adore travailler cela. J’ai toujours plein de délais à l’entrée et à la sortie. J’aime que tout ne commence et ne finisse pas ensemble. Cela évolue mais ne change pas d’état.

Falaise – Photo © François Passerini
Il semble que dans un dispositif comme celui-là, avec un temps long de répétitions, cela fabrique beaucoup de rêves, d’envies, et que vient fatalement la rencontre avec la réalité et les choix à faire. Comment gères-tu cela dans ton processus de création ?
A. G. : Je me dis toujours que tout ce que nous avons essayé et qui n’existe pas dans le spectacle final, nous l’avons eu pour nous en répétitions. Pour les costumes et le son, par exemple, il y a eu des essais de dingue. C’est la marque de fabrique de Baro d’evel : essayer, essayer, essayer. Au final, il faut réussir à faire un objet cohérent dans une durée ; même si certaines choses sont géniales, elles n’ont peut-être pas leur place et sont peut-être moins en lien avec l’unité, et donc il faut y renoncer. Je me dis que ce que nous coupons a existé et sera peut-être ailleurs, plus tard. J’ai toujours essayé de caser une boule à facettes dans un spectacle mais je n’ai jamais réussi et ce n’est pas grave. La lumière est certes pour moi un élément fort du spectacle mais nous ne sommes pas tout seuls ni là pour faire un spectacle de lumière. Le tout est d’être au plus proche du récit et de servir cela.
Tu dis “essayer, essayer, essayer”. Peux-tu nous raconter la manière dont vous travaillez ?
A. G. : La base du travail repose sur les impros mais tout est filmé. Nous regardons donc ensuite les vidéos et passons des heures et des heures à débriefer. Blaï Mateu Trias et Camille Decourtye (fondateur.rice.s de la cie Baro d’evel) lancent des impros sur ce dont ils ont envie de parler. Sur Falaise, l’équipe au plateau a fait beaucoup de stages de clown et je crois que cela l’a libérée. Durant ces stages, des moments forts se sont créés et ils avaient envie de les replacer dans le spectacle. Tout le monde est impliqué dans tout. Je peux faire autant du plâtre que de la lumière, tenir un micro, et pour les acrobates c’est pareil. Il y a toujours tellement de choses à faire que nous nous y mettons tous. Et puis c’est plus facile de faire évoluer un projet en étant concerné par ce qui se passe. Vivre tout cela ensemble crée des moments très forts.
En t’écoutant parler de la manière dont se passe la création, de ta façon de lier la lumière aux autres matières qui vont composer le spectacle, nous entendons aussi une grande complicité. Vous avez fait plusieurs spectacles ensemble et donc dirais-tu qu’au fil des créations, vous avez inventé ensemble une manière de travailler qui vous est propre ?
A. G. : La manière dont nous nous sommes rencontrés est un hasard. C’est aussi peut-être pour cela que nous avons une relation privilégiée. C’était leur premier spectacle, moi je démarrais, c’était quasiment ma première création. Nous ne nous sommes plus quittés, avons évolué ensemble, alors oui, je pense que nous avons conçu une manière de fonctionner en groupe, basée sur les échanges. Je leur ai appris mon métier, ils m’ont appris le leur. Nous avons eu énormément de discussions et de partage. J’ai le sentiment d’être impliquée bien au-delà de la lumière. C’est en ce sens-là que je me sens privilégiée, d’avoir eu tous ces temps de résidence et de ne pas arriver cinq jours à la fin, une fois que tout est construit. Avec Fanny au son, nous formions vraiment une sacrée équipe, passant des nuits à se faire des retours et à imaginer des choses ensemble.

Falaise – Photo © François Passerini
Entre les acrobates et la présence des animaux, vous avez dû être confrontés à de nombreuses contraintes.
A. G. : En effet, les pigeons c’était vraiment nouveau et complexe pour moi. Ils m’ont d’ailleurs imposé des lumières vers lesquelles je ne serais jamais allée. Des couloirs de lumière, des zones très ciblées. Moi j’avais envie de tout sauf de cela mais les pigeons ne vont pas là où il fait noir. Il y a eu des heures et des heures de dressage, par Camille, car pour faire traverser le plateau à un pigeon il faut de la lumière partout où il marche, pas de lumière là où il démarre et beaucoup de lumière là où il doit aller. Je pensais qu’au bout de quelques mois nous allions pouvoir ruser et changer un peu, mais non. Cela apporte tellement au spectacle qu’il n’y a pas de questions ; je suis éclairagiste, au service du spectacle donc je vais avec eux. Avec le cheval c’était plus simple car cela s’apprivoise plus facilement mais prend énormément de temps. À chaque changement (de lumière, de son, …) il faut que le cheval découvre. Cette étape est nécessaire : faire découvrir au cheval et ensuite voir si cela fonctionne. Même ce qui semblait difficile de prime abord, avec un cheval nous pouvons y arriver, avec les pigeons non. Avec les acrobates tout est possible, surtout avec cette équipe. Je pense à la séquence de l’échelle au début : Marty doit regarder ce qu’il se passe donc nous ne mettons pas de douche. Mais petit à petit, en démarrant avec quelques projecteurs très faibles, pour que ce ne soit pas aveuglant, cela fonctionne et au final cela se termine avec une lampe torche. Une fois que la scène existe, qu’il connaît bien les placements, qu’il est en confort avec ses figures et son agrès, tout est possible ou presque. C’est toujours dans la discussion, dans l’accompagnement, se questionner ensemble sur ce qu’il est possible de proposer autrement.

Plan de feux sans les faces – Document © Baro d’evel
Veux-tu ajouter quelque chose ?
A. G. : Nous n’avons pas parlé des PAR qui viennent friser les parois et permettent de rendre visibles les aspérités. D’un coup, nous ne sommes plus face à un mur plan, obstruant, massif, mais face à un bout de monde. Cela a beaucoup conditionné l’éclairage, ces murs noirs, ces surfaces travaillées en relief. Tu peux le rendre hyper plat et puis faire jouer les creux et les reliefs. C’est un régal de travailler cela. J’aurais aimé le travailler encore plus mais il faut savoir se limiter…
Notes
(1) Barbara Métais-Chastanier, dossier de presse, Lorient le 23 février 2019
Générique
- Auteurs, metteurs en scène : Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias
- Scénographie : Lluc Castells assisté de Mercè Lucchetti
- Création sonore : Fred Bühl
- Création lumières : Adèle Grépinet
- Création costumes : Céline Sathal
- Musique enregistrée : Joel Bardolet
- Régie générale : Sébastien Reyé
- Régie lumières : Nicolas Zuraw
- Régie plateau : Mathieu Miorin, Benjamin Porcedda et/ou Cédric Bréjoux
- Régie son : Fred Bühl ou Rodolphe Moreira
- Régie animaux : Francis Tabouret ou Perrine Comellas