Il est des fous qui tendent la barre tout droit vers leurs rêves. Des fous que rien n’arrête et qui rendent possible ce qui, sur le papier, aurait fait bondir ou sourire les raisonnables. Parmi ces fous, il y a Jean-Philippe Amy et sa bande. Et ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Avec David Lahille (ingénieur) et Jacques Ayrault (ancien directeur technique et conseiller technique en scénographie), ils viennent de mettre à l’eau un théâtre flottant à coque béton sur les berges du Rhône. L’Île Ô – c’est ainsi qu’il est nommé – a été conçu par l’architecte hollandais Koen Olthuis de l’agence Waterstudio.NL ; et l’entreprise a de quoi séduire.

La façade en origami – Photo © Les Scènes Ôtrement
Scènes Ôtrement
Au commencement était le Patadôme, un théâtre fait de bois, pensé par Jean-Philippe Amy – comédien, musicien, metteur en scène – comme un espace de représentation à 360° renouant avec les origines architecturales grecques du théâtre. Lieu de programmation, diffusion, création de spectacles, prestations événementielles, école de théâtre, ce dôme, construit sur des fonds privés et implanté à Irigny en 2004, n’a plus besoin de faire ses preuves. L’idée : investir la petite enfance. “C’est un véritable enjeu de santé publique. Nous sanctuarisons la pratique artistique à partir de l’âge de 1 an. Il faut commencer le plus tôt possible.” Amy enseigne. Il a fondé l’Atelier lyrique au sein du CNSMD de Lyon.

Vue extérieure – Photo © Les Scènes Ôtrement
C’est fort de ces expériences et de la réussite du Patadôme qu’est née L’Île Ô. Réunies sous l’enseigne Scènes Ôtrement, les salles sont gérées de manière indépendante – une association pour les activités artistique, une SARL dédiée à la formation professionnelle et une SAS pour la gestion du bâtiment –, proposent un catalogue d’activités conséquent et s’autofinancent. La clé de voûte du financement est la formation professionnelle aux entreprises. “Nous avons fabriqué des modules, du digital. Je suis professeur au Conservatoire depuis trente ans et cela m’a toujours passionné de transposer ces outils. Nous intervenons dans tous types d’entreprises (agroalimentaire, transport, …). C’est grâce à cela que le Patadôme existe depuis dix-neuf ans et s’autofinance. Les entreprises profitent de ce savoir-faire. Postures, expression orale, écriture, mise en scène, …”
Pour Amy, la construction et la nature d’un lieu sont essentielles pour identifier une activité artistique et l’architecture est un vecteur fondamental de l’attractivité culturelle. La naissance du théâtre flottant n’a pas été un chemin facile. Au départ, il était question de construire un nouveau théâtre sur la terre ferme à Champagne-au-Mont-d’Or. La construction d’un nouveau théâtre en bois (qui avait presque abouti) a été abandonnée par une municipalité frileuse. Le théâtre de bois en kit s’est depuis lors endormi dans une réserve. C’est alors qu’un appel à projets lancé par les Voies navigables de France éveille l’attention et inspire cette envie de “faire quelque chose sur l’eau”.

Le grand théâtre – Photo © Les Scènes Ôtrement
Une odyssée
“Il a fallu chercher 3 M€ en plein Covid ! Le budget, c’est notre argent – 40 % de fonds propres – et des investisseurs spécialisés dans l’économie sociale et solidaire. Les Voies navigables de France venaient de récupérer la gestion des berges qui appartenaient avant à la Métropole et à la Ville. Elles ont ouvert des emplacements sur la base de conventions d’occupation temporaire et ont été emballées par le projet. Nous sommes arrivés avec un projet très différenciant. Ce sont surtout des boîtes de nuit et des bars sur les berges, pas des théâtres pour enfants !” Une fois l’accord obtenu, la conception a été une véritable odyssée. Il a fallu faire dialoguer les mondes : celui du flottant, celui du bâtiment classique et celui du théâtre. Cécile Avezard, directrice des Voies navigables de France a été un œil attentif et bienveillant ainsi qu’un lien précieux dans les conversations avec les Bâtiments de France. La construction ne nécessitait pas de permis de construire, seulement un titre de navigation, mais l’architecture était si présente que la prudence était de mise. Trois ans de gestation, dix mois de travaux, le défi de la coque béton qui n’était plus réglementée en France depuis de nombreuses années…

Le grand théâtre – Photo © Les Scènes Ôtrement
Cette aventure a concentré une fusion de compétences et est devenue une véritable plate-forme d’innovation telle que les perches contrebalancées à l’eau du Rhône dont le détail figure dans l’article suivant écrit par Fabrice Gerber. Deux salles – un grand théâtre de 244 places (9,52 m d’ouverture, 7,22 m de profondeur et 6,50 m sous perche) avec une fosse d’orchestre et un petit théâtre de 78 places (6,60 m d’ouverture et 3,90 m de profondeur) –, un intérieur organique pétri de trois essences (bambou, épicéa et hêtre), 265 m2 d’espaces modulables sur trois niveaux, un rooftoop de 140 m2, … Les entreprises Schilliger et FD Charpente ont été choisies pour leur spécialisation dans le bois lamellé croisé CLT ; ces panneaux, composés de plusieurs couches croisées de planches en bois massif séché, présentent de nombreux atouts pour la conception et la réalisation de bâtiments et constructions. Leur stabilité structurelle et leur légèreté permettent l’aboutissement de projets architectoniques audacieux. Et l’intérieur de L’Île Ô en témoigne.
Les sièges en hêtre ont été confectionnés par l’entreprise Régnier spécialisée dans la conception et la réalisation de pièces en contreplaqué moulé, lamellé et bois cintré. L’ambiance intérieure et le hall d’accueil chaleureux reflètent l’esprit du lieu. Une touche de couleur bleue vient ponctuer les escaliers et un ascenseur a été prévu pour l’accès PMR. Les circulations sont fluides et les accès indépendants. Rien ne manque à cette petite surface très intelligemment pensée. Vaste et intime à la fois, ainsi s’écrit L’Île Ô dont la couverture acier à la blancheur éclatante joue avec les reflets d’eau et de lumière.

Le grand théâtre – Photo © Les Scènes Ôtrement
Origamis
Le geste architectural, élégant en diable, imaginé par Koen Olthuis du cabinet néerlandais Waterstudio.NL spécialisé dans les structures flottantes, est pour beaucoup dans la réussite du projet. Six cubes blancs contemporains agencés en origamis se déploient à la manière des cygnes sur les berges. L’Île Ô conserve une ligne épurée et aérienne malgré sa coque béton pesant 550 tonnes, ses 38,33 m de long et 11,40 m de large. “C’est un bateau. Nous étions tenus par la hauteur des ponts et cela représentait donc un gros défi. La coque en béton nous a permis de récupérer 2 m d’habitabilité dans l’eau grâce au poids. Les plateaux et les scènes se trouvent sous le niveau de l’eau. Ces 2 m ont été déterminants. Le sport a été de récupérer le plus possible de volumétrie. Ce projet a sans cesse nécessité de faire des pas de côté. La réussite de l’affaire est liée à l’intérêt qu’a suscité le projet dans tous les corps de métiers (ingénieurs du flottant, ceux du bâtiment classique, les ERP, …). Il s’agissait de ne pas réduire l’ensemble à la prise de pouvoir d’une législation sur l’autre mais bien de composer en vue de construire cet objet singulier. Tout le monde a joué le jeu. Pour permettre ces pas de côté, David Lahille et Jacques Ayrault ont été essentiels. Nous étions très complémentaires dans la maîtrise d’ouvrage.”
La structure bois et acier est entièrement démontable et recyclable, la ventilation exclusivement naturelle et les eaux usées sont retraitées. Dans la grande salle, les vagues de bambou sculptées ont des allures de voyage et garantissent le traitement acoustique. Tout est soigné et simple à la fois. Deux passerelles permettent un accès indépendant aux salles en prévision d’une éventuelle coactivité. Le jour de la visite, un groupe habitait l’espace d’accueil au moment du déjeuner dans ce lieu où, à défaut de restaurant, des tables et chaises ont été installées ainsi qu’une petite cuisine permettant une restauration sommaire. Nous sortons totalement charmés par l’entreprise et séduits par ce bateau-théâtre insolite aux lignes obliques flottant sur la berge Bertha Von Suttner au pied du Pont Gallieni. Et vu le dynamisme de Jean-Philippe Amy, nous ne serions pas surpris d’apprendre qu’un nouveau théâtre de bois pousse ici ou là pour rejoindre le parc des Scènes Ôtrement.