Familie de Milo Rau

Le charme discret d’une banalité tragique

Who by Fire, chanté par Leonard Cohen dans Familie, accompagne le spectateur ébahi jusqu’à sa sortie de la salle. Deux pièces du triptyque la Trilogie de la vie privéeFamilie et Grief and Beauty – mises en scène par Milo Rau, ont été présentées en alternance au théâtre de La Colline. Nous assistons aux gestes de la vie ordinaire qui, comme un rituel, nous mène vers le point de non-retour. Notre rencontre avec Milo Rau a permis un débat sur la dissection de la banalité de la vie, avec la mort en finalité. Fidèle à sa démarche de création questionnant le théâtre comme forme dramaturgique, il ausculte au plus près la réalité pour tenter de bouger les lignes entre l’illusion et l’imitation, la fiction et le documentaire.

Familie - Photo © Michiel Devijver

Familie – Photo © Michiel Devijver

En 2007, à Coulogne dans le Pas-de-Calais, la famille Demeester – un couple et leurs deux enfants de 30 et 28 ans – a été retrouvée pendue dans sa véranda sans aucune raison précise, avec un seul petit mot rédigé par la mère : “On a trop déconné, pardon”. Dans sa recherche autour de l’intime, le quotidien et la mort, Milo Rau se penche sur le mystère de ce suicide collectif et recrée la dernière soirée de cette famille.

Une famille de substitution

La famille Peeters-Miller, composée d’un couple de comédiens flamands et de leurs deux filles adolescentes, est sur scène. Ils ont imaginé la dernière soirée des Demeester avant leurs suicides. Cette reconstitution est teintée de la réalité de leur propre famille ; ce qu’ils racontent de leur vie est vrai. Les images des vidéos de souvenirs projetées et même les deux chiens sur le plateau leur appartiennent. Alors commence ce trouble chez le spectateur qui tente de saisir : qui est en train de raconter ? Chez qui sommes-nous ? Dans ce perpétuel glissement, les effets de miroir entre deux réalités familiales sont constants. “Une vraie famille sur scène ne joue pas l’illusion d’en être une, ce qui serait loin de la vérité artistique. L’intérêt est de percevoir ces gestes infimes d’intimité que l’on peut voir uniquement chez une vraie famille.” En acceptant de participer à ce projet, la famille Peeters-Miller voyait un moyen de passer davantage de temps ensemble alors que dans la réalité ce n’est plus le cas ; les filles sont en pension et les parents souvent absents de par leur travail. Mais il y a un prix étrange à payer : ils doivent se pendre chaque soir alors que rien ne justifie ce passage à l’acte. La représentation, fruit d’une écriture de plateau, oscille constamment entre la réalité de la famille et la représentation de la famille fictive.

Familie - Photo © Michiel Devijver

Familie – Photo © Michiel Devijver

La dernière soirée

La pièce commence avec l’aînée des filles, attablée à l’avant-scène avec un carnet, racontant l’aventure. La caméra la filme et son visage est projeté sur l’écran. Elle prend ainsi en charge le récit. Elle confie avoir voulu se suicider il y a quelques années. Puis, chaque membre de la famille commence par énumérer ces petites choses qu’il aime dans la vie. Tout se passe normalement, c’est une soirée en famille. Le père prépare le dîner en direct, l’odeur se propage dans la salle. La mère prend sa douche, la plus jeune révise son anglais, la famille regarde des vidéos souvenirs. Les moindres gestes réels de la vie de tous les jours sont déployés. Rien de dramatique, pas d’indication du désespoir, la famille a toutes les raisons de vivre mais elle préfère mourir. La scène du dîner est prise en charge par la caméra qui montre au plus près l’intimité de ce moment qui se déroule en fond du décor et dos au public. Une distance s’installe entre le spectateur et les acteurs, l’écran jouant le rôle de filtre. Lors de la scène finale, la famille s’habille dans des costumes dessinés par l’aînée. Les parents préparent les cordes de pendaison et l’image des quatre corps pendus reste figée pendant quelques minutes. “La pendaison devait être dans la visibilité complète, sinon la pièce n’aurait eu aucun sens.” Tout au long de la pièce, nous scrutons le moindre détail ou la moindre indication qui nous aiderait à comprendre les raisons de l’issue fatale.

Familie - Photo © Michiel Devijver

Familie – Photo © Michiel Devijver

Maison transparente

Le décor, conçu par Anton Lukas, représente une maison cossue, avec une façade vitrée (en Plexiglas) vers le spectateur, surmontée d’un grand écran. Elle est composée d’une vaste cuisine, d’un salon, de la chambre des jeunes filles et d’une salle de bain. La chambre des parents n’est pas représentée. Au départ, un premier étage avait été évoqué mais rapidement évincé pour avoir un volume simple et extrêmement lisible. La caméra est posée à l’extérieur de la maison. “Nous posons un regard ethnologique d’une utilisation simple de la caméra, à la manière de Pasolini, avec un plan puis un autre plan, où rien ne se passe.” De fines parois rouges sur la façade, sans être une réalité constructive, font référence aux matériaux du Nord de la France. Les larges baies vitrées nous laissent imaginer que cette famille n’a rien à cacher. Le dispositif est conçu pour un voyeur et la référence à la pièce Intérieur de Maeterlinck est visible. Le quatrième mur est néanmoins fissuré par la présence de la fille aînée à l’avant-scène qui se confie au début. Les costumes qui seront portés pour le suicide sont aussi disposés en dehors de la maison. Ce lieu, qui dans le décor représenterait le jardin ou la cour, revient à la réalité du théâtre et du plateau. Malgré ses nombreuses portes, la maison reste hermétique et le spectateur n’est jamais convié à l’intérieur. Il scrute l’intimité de la famille à travers l’image de la caméra. L’intimité est donnée à voir ; ainsi, la salle de bain, très réaliste, possède une large baie vitrée où la mère de famille accroche au mur, une par une, les photos de la famille. Le huis-clos est renforcé et la maison devient un laboratoire que nous scrutons. “Le traitement de l’espace privé dans la dramaturgie bourgeoise se résume souvent, à la manière de Labiche, à un enchaînement de portes, d’entrées et de sorties, un espace petit bourgeois et psychologique. Je voulais dissocier, donner une valeur tragique à cet espace réaliste qui a été utilisé au théâtre d’une autre façon. Ce réalisme a survécu dans le cinéma mais pas dans le théâtre, ou uniquement dans du mauvais théâtre.

Familie - Photo © Michiel Devijver

Familie – Photo © Michiel Devijver

La bande sonore joue un rôle très important. Le chant des oiseaux est constant et le bruit d’une voiture qui passe, accompagné d’un éclairage de phare, est annonciateur d’une menace sourde.

La pièce a été créée au NTGent en 2020 et les décors construits dans les ateliers du Théâtre. Comme l’explique le régisseur du NTGent, “nous bénéficions d’une situation très particulière puisque les ateliers sont situés derrière la salle de répétition. À chaque changement, l’atelier est prévenu immédiatement et le lendemain, les éléments du décor sont rectifiés”. Le dispositif est simple et autonome en électricité, tout comme l’éclairage. Le montage s’effectue en une journée. Un peu coincé sur des petits plateaux, le décor a besoin d’espace pour affirmer l’isolement de la maison.

Porosité des frontières

À sa nomination à la tête du NTGent, Milo Rau écrit un manifeste en dix points en 2018. Il pose les règles d’un “théâtre de ville du futur” afin de rompre avec un théâtre qui peine à se renouveler. C’est ainsi que, selon ce manifeste, Milo Rau dirige des acteur.rice.s professionnel.le.s de toutes les générations mais aussi des non professionnel.le.s et amateur.rice.s. “Je suis surtout connu pour mes pièces avec des sujets politiques et mon intérêt pour la banalité a étonné !” Cette année, les trois mises en scène de Milo Rau questionnaient la place de la mort dans nos vies, à commencer par Everywoman où la mort était convoquée à travers un dialogue, avec les derniers instants de la vie réelle d’une femme atteinte d’une maladie incurable. Grief and Beauty explore l’euthanasie avec l’accompagnement réel de Johanna vers la mort. Dans Familie, Milo Rau examine la vie privée qu’il considère comme une suite d’actions sans aucune dramaturgie en faisant référence à No Home Movie de Chantal Akerman. “Un sociologue pourrait faire une étude afin de se demander quel est le sens de ces gestes et de cette vie où il ne se passe rien. Pourquoi cette civilisation ? De mon côté, je pose un regard presque ethnographique sur les scènes d’une vie ordinaire. Je ne voulais pas mettre en scène une famille extraordinaire avec un destin tragique, comprenant une faillite ou un divorce. Ici, nous sommes face à une classe moyenne élevée et nous n’arrivons pas à avoir de la compassion pour cette bourgeoisie que Pasolini appelle une classe qui n’est plus une classe.” Comment qualifier le réalisme dans Familie, comme dans Grief and Beauty ? “Le réalisme ne signifie pas qu’une chose est réellement représentée. Cela signifie que le processus de la représentation devient lui-même réel. Le réalisme global, ou l’art de mimèsis, concerne le moment de la représentation. Je me suis toujours intéressé à la répétition, à l’imitation du réel jusque dans les moindres gestes. Faire un café sur scène peut prendre cinq minutes, c’est un temps réel. Au départ, j’aurais voulu étirer cette représentation avec ses gestes banals, mais cela devenait très ennuyeux. Pourtant, la longueur de la pièce aurait pu renforcer la dramaturgie. Comme dans une gare lorsqu’on attend un train qui n’arrive pas, la première demi-heure on espère, au bout d’une heure on se fâche tout en gardant de l’espoir. Après quatre heures, les émotions sont déconnectées et tout ceci n’a plus de sens. Ce temps long au théâtre, c’est pour arriver à cette émotion de l’attente du dernier train.

Décor - Photo © Mahtab Mazlouman

Décor – Photo © Mahtab Mazlouman

Représenter le réel pour se retrouver dans l’illusion, aller jusqu’au bout d’un geste réaliste banal pour que quelque chose advienne… Nous sommes constamment sur un fil tendu. Sans être dans l’émotion, nous retenons notre souffle. Familie serait-elle la métaphore du suicide de notre civilisation occidentale ? “Penser que tu vas mourir, que tu dois disparaître avec tes mémoires comme toute notre civilisation et pourtant continuer à mener une vie normale… Si le dernier humain disparaît, l’humanité n’aura jamais existé dans l’univers. Sous cette perspective complètement nihiliste, que faisons-nous ? La liberté dans le nihilisme n’a jamais été comprise. Lorsque nous entendons la voix des membres de la famille qui énumère même de manière naïve ces petits riens qu’ils aiment faire, nous pouvons nous demander si ce ne sont pas les seules choses qui peuvent contrebalancer le nihilisme ambiant. Nous donnons alors de la valeur à la banalité. Ce qui désormais devient important sera l’essence de tout ce qui partira.

 

En attendant le troisième volet, Les enfants de Médée

Décor - Photo © Mahtab Mazlouman

Décor – Photo © Mahtab Mazlouman

Décor - Photo © Mahtab Mazlouman

Décor – Photo © Mahtab Mazlouman

 

 

Générique

  • Conception et mise en scène : Milo Rau avec An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters
  • Dramaturgie : Carmen Hornbostel
  • Scénographie : Anton Lukas
  • Costumes : Anton Lukas, Louisa Peeters
  • Vidéo : Moritz von Dungern
  • Arrangements musicaux : Saskia Venegas Aernouts
  • Lumières : Dennis Diels
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