Dans l’ombre des images
“Mais aujourd’hui encore, je cherche en vain une œuvre qui ait la même dangereuse fascination, la même effrayante et suave infinitude que Tristan et Isolde. Le monde est pauvre pour celui qui n’a jamais été assez malade pour goûter cette ‘volupté de l’enfer’.”
Friedrich Nietzsche, Ecce homo
Joué le 17 janvier 2023 à Paris pour la 78e fois, toutes villes confondues (Los Angeles, Madrid, Toronto, Tokyo, Stockholm, Saint-Pétersbourg, …), lors de sa sixième reprise à l’Opéra Bastille, dix-huit ans après sa création(1), le Tristan et Isolde de Peter Sellars et Bill Viola https://www.billviola.com/ revient avec une puissance intacte et continue d’exercer une fascination hors du commun.
Au-delà du statut iconique de l’œuvre de Wagner et de l’association pionnière de Peter Sellars et Bill Viola dans l’utilisation de la vidéo à l’opéra, ce Tristan et Isolde représente l’opportunité pour le spectateur de vivre une expérience absolument unique et singulière. “Il y a Bill Viola… et tout le reste. Je n’ai pas connaissance d’une autre mise en scène où un tel artiste a fourni un travail sur toute la durée d’un opéra. Mais comme il y a Tristan et Isolde et les autres opéras.”(2)
Dans cet espace double – celui fantasmatique de 3 h 43 d’images projetées sur un écran géant et celui de la réalité du lieu scénique de l’Opéra Bastille –, “quelque chose se tresse ; c’est, sans plume ni papier, un début d’écriture”. (3)
Tristan et Isolde et le cinéma
Créée le 10 juin 1865 à Munich, Tristan et Isolde est une œuvre et une histoire d’amour monumentales. Kitsch (à l’acte 2, Tristan mène doucement Isolde vers un banc de fleurs) et vénéneux (les fameux philtres de mort et d’amour échangés), l’opéra devient le symbole de l’extase amoureuse. Pour illustrer l’amour-passion, généralement en lien avec la mort ou la mélancolie, les flots musicaux du prologue de l’acte 1 ont inondé de très nombreux films. Dans Melancholia de Lars von Trier (2011), une gigantesque planète s’apprête à entrer en collision avec la Terre. Kirsten Dunst joue Justine, une femme nocturne et dépressive, qui se révèle de plus en plus sereine à l’approche de l’anéantissement du monde. Dans L’Âge d’or (1930) de Luis Buñuel, le prologue de Tristan et Isolde accompagne l’étreinte passionnée et scandaleuse d’un couple devant le public guindé d’une réception. L’utilisation de la vidéo dans la version de Sellars/Viola n’est peut-être pas sans lien avec la fascination qu’exerce Tristan et Isolde sur le cinéma.
Paradoxes
Le spectacle est un objet unique, à part, déstabilisant, radical. Et paradoxal.
- Archaïque : la salle de l’Opéra Bastille est transformée en une salle de cinéma géante où serait projeté un film muet accompagné, non plus seulement par un piano, mais par un orchestre de quatre-vingt-quinze instrumentistes, neuf solistes et un chœur de trente hommes(4) ;
- Moderne : Bill Viola, bien qu’en retrait depuis quelques années, demeure une icône de l’art contemporain, précurseur de l’art vidéo et influence encore vivace. Tout à la fois en osmose totale avec le chant et la musique live, et en farouche indépendance avec la scène, les Tristan et Isolde de Viola qui apparaissent à l’écran sont des acteur.rice.s qui n’ont jamais correspondu aux chanteur.euse.s ;
- La vidéo raconte, prend en charge le spectaculaire, théâtralise ;
- La scène est libre de tout signe. Elle doit communier à mains nues avec la musique (la fosse) et le public (la salle) ;
- D’un côté, de l’ultra mise en scène (cadres, profondeurs de champ, tableaux reconstitués, effets spéciaux sophistiqués) et de l’autre une ultra pauvreté (sobriété, à l’os, presque rien). Peter Sellars travaille à la Peter Brook, mais un Brook sans rien : ni Bouffes du Nord, ni tapis, ni bâton de pluie. Pas de couleurs, pas d’architecture, pas de matières, peu de costumes, pas d’accessoires, pas de meubles, mais des cœurs battants et des cordes vocales.
Ce double spectacle est celui d’un cinéma augmenté et/ou d’un récital sublimé.
Dispositif
Rappelons en quelques mots le dispositif. La scène de Tristan et Isolde ne renonce pas à l’ouverture gigantesque de l’Opéra Bastille (16,50 m) mais restreint drastiquement sa profondeur : l’écran vient en effet fermer l’espace scénique à 8,30 m du nez-de-scène (sur 26 m disponibles !). La scénographie de Tristan et Isolde est un large et haut proscenium. Au pied d’un écran de 11,50 m x 6,50 m (h) suspendu à 2,25 m du sol pour les actes 1 et 2, et de 5,85 m x 10,40 m (h) suspendu à 1,80 m du sol pour l’acte 3, s’inscrit un sol légèrement en pente (5 %) sur lequel est posé un petit podium matelassé de 2,80 m (ouverture) x 1,90 m (profondeur) x 0,50 m (h) qui occupera une position particulière pour chaque acte. Pendrillons et rideaux viennent cadrer les écrans : tout est noir. Ce proscenium est littéralement et figurativement dans l’ombre des images.
Puits/proscenium
Les captations ou les photographies en plan large du spectacle peinent à traduire la sensation réelle du spectateur. Leurs mises à plat sur le même plan semblent harmoniser les deux univers. Il n’en est rien : en haut, monumentales, ultra lumineuses, les images et la présence de personnages aux corps et aux visages gigantesques ; en bas, au pied de l’écran, un théâtre noir, “pauvre”, minimal, palpitant, certes, d’une vie humaine et lumineuse, mais à une échelle vulnérable, dix à quinze fois plus petite. Ce contraste est fou et nous devrons, durant les 5 h 15 entractes compris que durera Tristan et Isolde, trouver notre équilibre : accepter l’hypnose, l’immersion dans les images de Viola et puiser dans le puits noir de la scène/proscenium les indices essentiels du vivant, des voix, des gestes, des postures.
Le ralenti est le marqueur crucial du film de Viola, nous permettant d’abandonner notre pulsion scopique et de permettre à notre regard de revenir régulièrement puiser dans le puits/proscenium. La scène est la plupart du temps statique : c’est l’essence du vivant que nous venons chercher, la pure présence, la pure émission d’une voix. Ce travail du spectateur/auditeur est totalement inédit, profondément déstabilisant.
Vidéo, scénographie
En raison de la place gigantesque offerte à Bill Viola par Peter Sellars, dans une humilité et une absence d’ego admirables de la part du metteur en scène américain, la vidéo occupe un rôle dans l’opération théâtrale extrêmement riche et diversifiée, très certainement unique dans l’histoire du théâtre et de l’opéra. La vidéo prend classiquement en charge le décor. Des vidéos/toiles peintes “vivantes”, longs plans fixes de mer en mouvement ou d’arbres au feuillage frémissant, installent le paysage scénographique. Avec une matière moirée où se mêlent l’eau et le feu, Bill Viola crée une vidéo/rideau de scène devant lequel Isolde lance un de ses derniers chants. Comme pour la longue séquence en diptyque qui ouvre l’acte 1 (23 min), Bill Viola met en scène des vidéos/tableaux vivants : frontaux, picturaux, théâtraux. Ce sont des œuvres autonomes que Viola a souvent exposé dans des musées (The Tristan Project, 2004-2005). La vidéo prend en charge la lumière, les aubes et les crépuscules, le feu. Tableau/installation d’une chapelle ardente, cierges, brasier, lave, étincelles. L’image parfois est brûlée. Enfin, la vidéo prend en charge le concept scénographique. Au début de l’acte 2, dans une atmosphère de désir et de danger, au cœur de la nuit, Isolde attend Tristan. Viola installe à l’écran une proposition scénographique d’une force et d’une beauté inouïes : une forêt d’arbres nocturne aux troncs incessamment balayés par les faisceaux de torches électriques.
Vidé-eau
L’omniprésence de l’eau dans les images de Viola (nous aimerions penser que tel le corps humain, l’œuvre de Viola pour Tristan et Isolde est composée à 65 % d’eau) nous offre la métaphore parfaite de l’immersion. Nous plongeons dans la musique de Wagner comme dans une mer : berçante, houleuse, brumeuse, calme, furieuse, paisible, lente, tranquille, transparente, périlleuse, sombre, “… les effets de chaleur qui dissolvent les corps, les plongeons, les reflets dans l’eau, les bains magiques, les essaims de bulles, les spectres nimbés de brouillard, les figures effacées par le grain…”(5) construisent pour nous des thermes mentaux dans lesquelles nous trouvons bien-être et apaisement mais où le ralenti et l’apnée nous emmènent au bord de la vie, dans une near death experience.

Schéma de l’emplacement des chanteur.euse.s dans la salle – Document © Bureau d’études de l’Opéra de Paris
L’essentiel
La mise en scène de Peter Sellars est discrète, à la limite de la mise en espace pour un récital (sur les quatre-vingt-quatre représentations jouées jusqu’à aujourd’hui, vingt étaient des versions concert avec les chanteur.euse.s devant la fosse d’orchestre, des déplacements et lumières simplifiés). Les gestes, postures et permutations sont simples : positions assises, couchées, juchées, debout, tête baissée, en tailleur, de profil. Le petit praticable/podium, tour à tour scène, banc ou lit, devient le tombeau de Tristan au troisième acte. Grammaire savante de la lumière, avec des découpes au sol apparaissant et disparaissant, unissant ou séparant, se teintant des couleurs accompagnant toute la palette d’émotions d’un couple amoureux et torturé, et des éclairages latéraux suspendant les corps dans ce haut corridor noir. La couleur et l’intensité de la lumière rentrent subtilement en dialogue avec la vidéo. Elles organisent et construisent en quelque sorte le reflet des images. Lorsque la flamme d’une bougie apparait au troisième acte, la lumière monte et diminue, accompagnant la flamme quand elle grandit ou s’estompe. Mais le coup de génie de Peter Sellars est d’utiliser, dans des ruptures fulgurantes, l’immense salle de l’Opéra Bastille pour y installer les interventions de certains solistes et des choristes depuis les loges/balcons latéraux : chant des marins, peuple de Cornouailles, Brangaine (servante d’Isolde), un berger, comme autant de vigies dans l’immense navire de l’Opéra Bastille. Ainsi à la fin de l’acte 1, tout l’Opéra Bastille chavire lorsqu’Isolde et Tristan absorbent le philtre d’amour et que nous en vivons les effets déployés sous nos yeux. L’écran, jusque-là séparé en diptyque, s’unifie et s’ouvre en largeur. La vidéo n’est plus que pure lumière. La salle se rallume. Le roi Marke s’avance vers la scène depuis le public, le chœur retentit. Nous avons la sensation d’avoir également absorbé le philtre et de partager, en direct, ce coup de foudre sur écran blanc sans image.
La pluie tombe à l’envers
Une autre fusion impressionne fortement dans ce Tristan et Isolde. À la fin de l’acte 3, lorsque Tristan meurt sur son tombeau, baigné de tristesse et de douceur, pour la première et dernière fois après plus de 3 h de film, il y a une exacte adéquation entre la scène et l’écran, même si l’acteur allongé à l’écran n’est pas le chanteur allongé sur scène. Aucune caméra ne filme en direct : c’est pourtant l’impression que nous avons. La mort nous donne enfin l’unité. De plus, l’image, pour la première fois et dernière fois, se fige. C’est la fixité de la mort qui l’autorise. Pas pour longtemps : l’image se remet en mouvement pour la célébrissime séquence de l’élévation de Tristan mort, à la fin de l’Opéra. L’ascension de Tristan sur l’écran vertical reproduit un vol, grand classique de la machinerie théâtrale. Viola l’augmente avec un de ses “trucages subtils, incompréhensibles”.(5) Pendant que le corps de Tristan s’élève, un déluge d’eau remplit l’espace, mais il nous semble en même temps que la pluie tombe à l’envers et que les gouttes d’eau escortent la montée de son corps.
Remerciements à Elsa Grima, Denis Guéguin, Sylvain Levacher et Frédéric Vandromme
Notes
(1) Tristan et Isolde est créé à l’Opéra Bastille le 12 avril 2005 sous l’ère de Gérard Mortier
(2) Alexander Neef, actuel directeur de l’Opéra national de Paris
(3) Roland Barthes in Le fantasme, pas le rêve
(4) Nous pouvons alors voir les 947 cartons manipulés par deux danseur.euse.s sur toute la durée du Tristan et Isolde de Tiago Rodrigues à l’Opéra national de Lorraine, créé en janvier 2023, comme un hommage au cinéma et à l’esthétique des sous-titres
(5). Jean-Paul Fargier, The Reflecting Pool de Bill Viola, Éditions Yellow Now, Côté films #2
Générique
- Mise en scène : Peter Sellars
- Vidéo : Bill Viola
- Lumières : James F. Ingalls
Le rendez-vous de la larme
Propos recueillis auprès d’Elsa Grima le 21 février 2023
Dans l’ombre des images de Tristan et Isolde, il y a aussi Elsa Grima, régisseuse générale plateau à l’Opéra Bastille, et Sylvain Levacher, chef du département audio vidéo de l’Opéra Bastille. Présents depuis la création en 2005, Elsa et Sylvain sont les piliers du spectacle. Peter Sellars et Alex McInnis (assistant de Bill Viola) ne veulent plus reprendre Tristan et Isolde sans eux.
Elsa Grima : Je donne les tops (environ quatre-vingt-dix séquences) à Sylvain qui mixe les vidéos, lui-même assisté par quelqu’un qui les load au top. Une fois le top donné, il connait la vitesse de mixage : soit très rapide, soit lente, soit lente au début puis rapide ensuite, … Il entend la musique et réagit avec celle-ci. Il connaît parfaitement la partition et sait où se trouvent les accents, les ralentis, les accelerando afin de faire coller au mieux image et musique, et donner l’impression qu’il n’y a pas de tops. Auparavant, Alex McInnis aura décidé des points d’entrée et de sortie de chaque séquence en fonction des tempi du chef et de ce qui est supposé se passer sur la vidéo à un moment précis de la musique. En ce qui me concerne, c’est relativement simple : en dehors de certaines séquences pour lesquelles il faut prendre la décision d’accélérer ou de ralentir (nous plaçons un repère dans l’image et dans la partition, et selon le décalage qu’elles ont l’une avec l’autre, nous savons si nous sommes en avance ou en retard, et de combien) sans quoi nous risquons de manquer de matériel ou de ne pas voir ce qui doit être vu. Avec plus de quatre-vingts représentations, le spectacle s’est amélioré. Nous recherchons l’osmose, une certaine perfection dans la synchronisation. Nous avons des rendez-vous : le rendez-vous de la larme à l’acte 2, par exemple, qui coule sur le visage en gros plan d’Isolde. Un jour la larme est arrivée avec un accent, un crescendo, c’était très évident. Nous nous sommes soulevés de terre quand nous avons vu cela. Et depuis, nous n’avons eu de cesse de reproduire l’événement. Cela marche une fois sur six et occasionne de la part de l’équipe vidéo une petite danse rituelle (que je n’ai jamais vue, d’ailleurs !)”.