L’écriture électronique d’une pièce mixte contemporaine
C’était la fête à l’Ircam début janvier : le célèbre institut de recherche créé par Pierre Boulez dans les années 70’ fêtait la réouverture de sa salle de concert, l’Espro (Espace de projection), située au quatrième sous-sol, sous la fontaine Stravinsky dans le 4e arrondissement de Paris.
L’Ircam et l’Espro
La salle de concert de l’Institut compte environ 250 places assises et était fermée pour travaux depuis huit ans. Quelle joie de pouvoir la redécouvrir, avec sa fiche technique tentaculaire ! Plus de 350 haut-parleurs et une acoustique variable font de l’Espro un terrain de jeu unique pour les ingénieur.e.s du son et les réalisateur.trice.s en informatique musicale. Au programme du mardi 17 janvier 2023, Julien Le Pape interprète des extraits du Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiaen qui résonnent avec des extraits de Hidden Values, une pièce électroacoustique composée par Natasha Barrett. Pour conclure la soirée, l’Ensemble TM+, dirigé par Laurent Cuniot, interprète la nouvelle création de Florent Caron Darras, Transfert (création pour ensemble instrumental et dispositif électroacoustique spatialisé). Augustin Muller est à la manœuvre en tant que réalisateur en informatique musicale. Plongée dans les coulisses de l’écriture électronique d’une pièce mixte contemporaine…
Le travail du RIM
Le RIM (Réalisateur en informatique musicale) suit le travail de création de la pièce depuis les prémices. En studio avec le.la compositeur.rice, il prépare tous les programmes informatiques et fichiers son nécessaires en vue de la représentation. C’est également lui qui interprète la partie électronique pendant le concert en gérant les niveaux des effets et la cue list. La plupart des RIM travaillent avec le logiciel Max(1) qui permet de faire de la synthèse sonore, de l’analyse, de la spatialisation ou encore du contrôle. L’interface se compose d’une page blanche dans laquelle on instancie des objets reliés entre eux par des fils. Ces “patchs” sont ensuite complétés par des librairies externes dont certaines sont développées à l’Ircam, comme Spat5(2), la librairie de spatialisation audio en temps-réel, ou encore MuBu(3), la librairie d’analyse multimodale de sons et de mouvements.
Le field recording
“Florent avait déjà beaucoup travaillé sur le field recording, il a cette culture de l’écoute de l’espace et de la musique évolutive. Il voulait que le field recording devienne un guide formel pour la composition musicale”, nous explique Augustin Muller. “Nous sommes partis, avec Florent, enregistrer des sons en forêt avec un micro ambisonique Eigenmike.(4) Après une journée de test, Florent est retourné enregistrer le réveil des oiseaux au petit matin. C’est cet extrait principal qui guide toute la pièce.”
L’ambisonie est un format audio immersif qui modélise une sphère complète. Les signaux qui composent le flux correspondent à la décomposition du champ acoustique en harmoniques sphériques (le son présent dans une direction donnée de la sphère). Plus le nombre de canaux est élevé, plus la location spatiale sera précise : on parle alors d’ordre ambisonique. “Avec l’Eigenmike, nous obtenons des fichiers ambisoniques d’ordre 4 (vingt-cinq canaux). Nous avons ensuite découpé notre sphère en vingt parts. Sur chacune d’entre elles, nous avons appliqué différents types d’analyse et cela nous a permis d’en extraire différentes caractéristiques : par exemple, le centroïde spectral calcule le centre de gravité de la FFT(5), ou alors l’amplitude RMS calcule la racine carré de l’amplitude du signal.” Au total, plus de vingt types de descripteurs différents ont été utilisés.
Les modèles de synthèse
Les données d’analyse récoltées sont ensuite assignées à des paramètres de synthétiseurs FM ou granulaires. Le son ainsi produit est ensuite spatialisé à l’endroit de la sphère où l’analyse a eu lieu. “Tout cela compose comme une polyphonie spatiale qui conserve une large part de la diversité et de l’imprévisibilité propres au vivant”, analyse Florent Caron Darras.
Mixage de l’électronique
Les bandes sont ensuite couchées sur Reaper par famille. Pour le mixage, Augustin utilise principalement la suite de plugins IEM.(6) Nous y trouvons des EQ, des compresseurs, des reverbs. Il emploie également MCFX(7) pour les reverbs à convolution. Au niveau de la diffusion, Augustin utilise les 89 PMX 5 Amadeus qui composent le dôme ambisonique : “Ce système est très adapté pour diffuser les sons flottants, évanescents ou des effets diffus.” Pour balancer, un système composé de douze E12 d&b audiotechnik en surround permet une diffusion impactante et précise. “Les convertisseurs et les amplificateurs sont cachés dans les murs de la salle”, nous confie Yann Bouloiseau qui a réalisé l’architecture audio pour la réouverture de l’Espro. “Un boîtier par mur pour les murs est et ouest, et deux boîtiers par mur pour les murs nord et sud. Chaque boîtier comprend un convertisseur AuviTran Audio ToolBox AVBx7 (ou AVBx3 en fonction) avec une carte Dante et des sorties analogiques, ainsi que des amplificateurs huit voix Lab Gruppen C Series.”
Peu de cartes sons offrent autant de canaux de sortie : les équipes de l’Ircam ont opté pour les nouvelles cartes DAD Core 256 qui, avec leur connectique Thunderbolt, permettent 256 entrées/sorties en Dante. En attendant que cette carte soit disponible, Augustin utilise deux Digiface Dante regroupées grâce à un périphérique agrégé.(8) “Travailler en ambisonique permet de s’affranchir d’une configuration précise de haut-parleurs. Le son est décodé pendant le concert. Si nous rejouons la pièce demain avec seize haut-parleurs, j’aurais juste à redéfinir leurs positions dans le décodeur ambisonique.”
Interpréter la pièce
La session de mixage est ensuite exportée par stems et par zone temporelle afin de définir des points de lancement dans la partition (cues). “La partition de l’électronique est gérée par Antescofo(9), un logiciel de gestion temporelle permettant d’écrire des événements avec des temporalités relatives. Il est également possible d’écrire des processus complexes qui s’imbriquent. J’utilise notamment des processus aléatoires pour contrôler le mouvement des sources dans le Spat et c’est très puissant.” Augustin peut ensuite, pendant le travail au plateau, mixer les différents éléments de la bande électronique en temps-réel. “En répétitions, nous calons les niveaux mais quand ça joue, j’ai systématiquement un doigt sur le fader.” Cette méthode permet à Augustin d’être vraiment synchronisé avec les musicien.ne.s : “Aucun chef d’orchestre ne joue de manière métronomique. S’ils ralentissent ou accélèrent, je suis réactif.”
Lier les sons
L’un des enjeux forts en musique contemporaine est de mélanger les sources acoustiques avec les effets électroniques. Pour cela, Augustin utilise des traitements en temps réel tout au long de la pièce : délai granulaire, Frequency Shifter, Phaser, modulation d’amplitude, … “Augustin a insisté pour que les musicien.ne.s deviennent comme des instruments de la bande électronique”, nous rapporte Sylvain Cadars, l’ingénieur son du concert.
Interview avec Sylvain Cadars
À quel moment de la création as-tu commencé à travailler avec Augustin et Florent ?
Sylvain Cadars : Nous avons commencé par avoir des discussions techniques autour de l’architecture audio : nombre d’enceintes et placement. Nous avons décidé d’ajouter une couronne de douze haut-parleurs 12 pouces plus proches du public pour pouvoir diffuser des sons de manière plus précise et impactante que sur les PMX 5. Nous avons également ajouté deux subwoofers à l’arrière pour avoir une sensation d’équilibre entre les sons diffusés à l’avant et à l’arrière. Je suis venu en studio pour écouter les différentes parties de l’électronique. Cela m’a permis de comprendre ce qui allait se passer sur scène. En studio, nous écoutons la bande un peu fort. Mais en fonction de ce que les musicien.ne.s vont jouer simultanément, le rendu va être entièrement différent. Florent m’a expliqué que les musicien.ne.s allaient intervenir de manière intercalée avec la bande et qu’il fallait que les deux soient équivalents en termes de niveau sonore. En conséquence, j’ai choisi une esthétique d’amplification plutôt “rock” que classique ou contemporaine. De plus, Augustin diffuse des sons traités en temps réel dans les haut-parleurs qui sont juste derrière la scène. J’ai donc recherché la proximité pour éviter les Larsen. Par exemple, j’ai utilisé des DPA 4099 pour les trompettes, des DPA 4021 pour les clarinettes et les percussions sont entièrement sonorisées avec des micros dynamiques. Nous avons tout de suite obtenu un bon impact et les instruments acoustiques pouvaient sonner au même niveau que la bande électronique.
Comment as-tu choisi de travailler l’acoustique de l’Espro ?(10)
S. C. : Nous nous sommes rendus compte en répétition que la configuration “tout absorbant” allait rendre la fusion avec la bande très difficile. Pour établir une configuration, nous suivons des règles de bon sens très simple : éviter d’avoir des panneaux réfléchissants parallèles, mettre des panneaux absorbants devant les enceintes, … Il faut au moins faire tourner cinq ou six panneaux pour changer concrètement l’acoustique. Cela m’est déjà arrivé de faire tourner trois ou quatre panneaux sur un forte pendant un concert car l’acoustique était trop sèche !
Transfert a été rejoué à Metz en février. L’intérêt de rejouer les œuvres de musique contemporaine est fort : bon nombre de pièces créées au siècle dernier sont obsolètes à cause de l’évolution des technologies. Jouer les œuvres du répertoire de musique contemporaine contribue à les pérenniser et à rendre les programmes informatiques plus robustes.
Notes
(2). https://forum.ircam.fr/projects/detail/spat
(3). https://forum.ircam.fr/projects/detail/mubu
(4). https://mhacoustics.com/products
Un microphone composé de 32 capsules capable de restituer un signal ambisonique d’ordre élevé
(5). La transformation de Fourier rapide est un moyen de représenter les informations spectrales du signal https://www.nti-audio.com/en/support/know-how/fast-fourier-transform-fft
(7). http://www.matthiaskronlachner.com/?p=1910
(8). https://support.apple.com/fr-fr/HT202000
Un périphérique agrégé permet d’associer plusieurs périphériques audio qui seront vus comme un seul par le système d’exploitation macOS
(9) https://antescofo-doc.ircam.fr/
(10) L’Espro comporte deux-cents panneaux à acoustique variable appelés périactes. En fonction de l’angle de ces panneaux, ils peuvent être absorbants, diffusants ou réfléchissants
Équipe technique de l’Ircam :
- Assistant son : Samuel Magnan
- Régisseur général : Quentin Vouaux
- Éclairagiste : Juliette Labbaye
- Électricien : Kolya Larmarange
- Régisseur plateau : Jacques Lainé et les équipes intermittentes de l’Ircam
- Captation : Jérémie Bourgogne (ingénieur du son de captation) et Éric de Gélis, Année Zéro (captation vidéo)