La Biennale des Imaginaires Numériques, qui s’est tenue du 10 novembre 2022 au 22 janvier 2023 entre Marseille, Aix-en-Provence et Avignon, est un événement qui “s’intéresse à la présence et l’usage du digital et des nouvelles technologies dans l’art”. Cette année, la troisième édition avait pour thématique “la nuit”. Cet article revient sur trois expositions programmées à la Friche la Belle de Mai à Marseille.
Dedans/dehors
Peut-être que la visite d’une exposition, davantage qu’un spectacle, est poreuse ou sensible au trajet qui nous amène jusqu’à son lieu. Je ne sais pas si c’est toujours le cas. Pour ce qui est de la Biennale des Imaginaires Numériques à la Friche la Belle de Mai, dans le troisième arrondissement de Marseille, cela m’a particulièrement frappée. Le trajet qui va de la gare Saint-Charles à la Friche, je l’ai fait à pied ; il y a aussi les longues rues et ce passage sous les rails ; mais il y a surtout la Friche elle-même. Dès que nous passons l’entrée de la cour, nous entendons les cris des enfants qui jouent au basket, de celles et ceux qui ride. La proximité des rails et les trains réguliers ; les bâtiments : ancienne manufacture nationale des tabacs, grandes bâtisses industrielles où se succèdent sur plusieurs niveaux des espaces sans fenêtres et des escaliers qui, pour passer d’un étage à l’autre, empruntent des parties couvertes et d’autres donnant directement sur l’extérieur. Tout à la fois la lumière et la ville, plus grandes à mesure que nous gagnons de la hauteur. La Friche et cette alternance entre dedans et dehors est donc le premier espace. Chaque exposition occupe un étage. Entre chaque exposition, nous repassons du dedans au dehors puis au dedans à nouveau. Au premier étage, 7 mesures par seconde ; au deuxième, États de veille ; au troisième, After Party. Pour aller d’États de veille à After Party, nous passons par le toit-terrasse ouvrant sur la Ville. Large panorama. Chaque étage est un espace brut sans fenêtres accueillant les œuvres. En allant d’une exposition à l’autre, nous sommes saisis par la lumière et les bruits extérieurs, les bruits du monde. Tandis que dans les différentes expositions de grandes portes empêchent le dehors de nous parvenir, dans les escaliers entre les étages les bruits du monde viennent s’insérer dans ce que nous venons de voir, d’entendre, de vivre et viennent lier les trois expériences.
7 mesures par seconde
7 mesures par seconde est définie comme une “navigation chorégraphique”. Les cinq œuvres présentées forment un tout, ont été pensées comme un ensemble, une pentalogie. Elles sont signées n + n Corsino. Dans le texte accompagnant l’exposition, Claudine Galea(1) présente ainsi le dispositif : “Un diptyque, Winds ; deux triptyques verticaux [A] et [Z], une extension du triptyque [Z] en réalité augmentée, Leaves ; un polyptyque panoramique, Clouds, et deux navigations immersives en réalité virtuelle, Dragonfly et Event by Eleven”. Dans les différentes œuvres, nous sommes invités à ouvrir des espaces et pour plusieurs d’entre elles à l’aide d’une application (réalité augmentée) sur smartphone ou tablette. Il nous est proposé d’ouvrir l’application, de pointer la caméra vers l’œuvre et d’assister à l’ouverture d’un espace là où il n’y avait qu’une surface (une table, une toile rectangulaire accrochée au mur, un mur blanc). Un ou plusieurs personnages apparaissent, sortent du cadre et font exister une profondeur non visible jusqu’alors. Ainsi, sur la table, dont les dimensions sont quasiment semblables à une table ordinaire, apparaissent un personnage dansant et de nombreux animaux. Ils mesurent entre 5 et 10 cm et investissent le dessus de la table comme d’autres parcourraient une plaine immense. Plus loin, les danseur.euse.s sortent des œuvres accrochées au mur et viennent danser jusqu’à nous. Nous avons à peu près la même taille. Nous pouvons nous mouvoir dans l’espace et selon nos déplacements, le personnage sort ou reste dans le champ. Tant que nous ne quittons pas l’application, nous restons dans le paysage, avec ou sans le personnage. Plus loin encore, tandis que nous fixons un angle de mur via l’application (installée sur une tablette), nous voyons surgir une faune et une flore géantes, des palmes, des fleurs, des méduses, … Nous pouvons là aussi opérer des balayages panoramiques avec la caméra de la tablette et voir s’ouvrir un espace où apparaissent alors des éléments. Pour autant, chaque espace est une proposition, au sens chorégraphique du terme. Comme dans un jeu vidéo, l’espace est constitué, les séquences sont faites. Ce qui nous est donné de nouveau, c’est la possibilité de nous mouvoir dans cet espace et, d’une certaine manière, ce faisant, d’interagir avec cet espace et/ou les personnages qui l’habitent. Outre les jeux d’échelles (les petits personnages sur la table, la faune et la flore géantes), cette possibilité d’être nous-mêmes, en tant que spectateur.rice.s, au sein même des espaces, vient donner un sens plein au terme réalité augmentée. Car si l’activité d’augmenter la réalité est le propre de notre espèce, depuis le mythe de Prométhée et d’Épiméthée jusqu’au Manifeste Cyborg de Donna Haraway, c’est bien ici d’une expérience concrète dont il s’agit. Je ne dis pas qu’elle est plus intéressante que les autres ; je dis qu’elle vient poser d’innombrables questions d’espace, de représentation, d’interaction, d’échelle, de fiction.
Nous sortons de la salle, prenons l’escalier. Lumière du dehors. Bruits du monde. Nous entrons dans l’autre salle. Deuxième étage.
États de veille
États de veille est une exposition collective réunissant dans un même espace les œuvres de quatorze artistes. Ce qui organise ces œuvres étrangères les unes aux autres est un champ d’exploration commun, un regard porté sur la manière dont nos nuits ont été transformées par l’arrivée de l’électricité dans nos villes, nos villages, nos campagnes où, comme l’explique Jonathan Crary, “l’éclairage artificiel […] annonce le déploiement rationalisé d’un rapport abstrait entre le temps et un travail coupé des temporalités cycliques qui étaient celles des mouvements de la lune et du soleil”.(2) Le titre de son livre, 24/7 – Le capitalisme à l’assaut du sommeil, parle de la promesse d’une vie qui ne connaîtrait pas de pause, 24h/24 et 7j/7.
Plusieurs œuvres mettent en jeu la lumière. C’est le cas d’O.T d’Ulrich Vogl où sont rassemblés au sol et tournés vers un écran de vieux projecteurs diapos des années 60’ à 80’ dans lesquels l’artiste a glissé des petites feuilles d’aluminium perforées en plusieurs points à l’aide d’une aiguille. Disposées ensemble, toutes ces vieilles machines, dont plus personne ne se sert, projettent le paysage d’une ville de nuit, lorsque de loin nous apercevons uniquement des essaims de petits points lumineux. C’est le cas également de The Moon Also Rises de Yuyan Wang qui se base sur le projet chinois d’envoyer trois lunes artificielles en orbite au-dessus de certaines grandes villes. Elle tente à travers un film de rendre tangible la possibilité d’une ville éclairée sans relâche. C’est le cas encore de deux œuvres de Marjolijn Dijkman, Earthing Discharge et Depth of Discharge, qui explorent, à travers le monde de l’électricité, l’existence d’autres lueurs, d’une autre vie qui ne s’arrête pas aussi vite que nous le croyons.
Si cette deuxième exposition revêt un trait davantage philosophique, son pendant sensible est puissant. Je pense notamment aux œuvres qui s’emparent très concrètement de la lumière. Chaque œuvre est séparée des autres par quelques mètres, un pan de mur, une alcôve, … Et passant de l’une à l’autre, il faut fermer les yeux quelques instants, comme pour remettre à zéro les capteurs. Au sortir du parcours, les expériences et images lumineuses additionnées les unes aux autres produisent une excitation palpable. Le corps entier y est soumis. C’est la force de cette exposition, au-delà du champ qu’elle invite à parcourir et à penser, de nous donner à vivre l’expérience de cette vie sans pause, de ce trop de lumière.
Nous sortons de la salle, prenons l’escalier. Nous arrivons sur le toit-terrasse. Lumière du dehors. Bruits du monde. Nous entrons dans l’autre salle. Troisième étage.
After Party
After Party est également une exposition collective qui met en regard quatre installations : Please Love Party de Pierre Pauze, Imagine there was no roof de David Helbich, PUFF OUT de MentalKLINIK et Bogus I de Kris Verdonck. La nuit est passée, c’est maintenant l’aube. Ce troisième étage “donne l’impression d’un décor de fête que les noctambules auraient abandonné mais où les machines continuent de fonctionner de manière autonome”. Ce qui est frappant dans cette dernière exposition c’est le peu d’espace. Les quatre installations sont rassemblées dans une salle séparée en deux (2 tiers/1 tiers), où vingt spectateur.ice.s se marcheraient dessus. Dans cet espace réduit, les œuvres sont grandes. PUFF OUT est un grand rectangle de plusieurs mètres dont le sol est recouvert de paillettes et sur lequel s’activent inlassablement des aspirateurs automatisés. Ils aspirent, se cognent contre les bords, reviennent et ce faisant, dessinent au sol des chemins aléatoires, traces de leurs passages. Bogus I occupe la hauteur, quatre manches gonflables dans quatre boîtes métalliques qui ne cessent d’être gonflés puis dégonflés et ainsi “apparaissent et disparaissent comme des diables en boîte”. Les différentes pièces de Imagine there was no roof occupent le sol. Si nous voulons poursuivre, il faut presque marcher dessus. Quant à Please Love Party, film projeté en boucle et œuvres affichées au mur (si nous voulons regarder le film il faut leur tourner le dos), nous sommes debout dans la plus petite partie de la pièce, sans réelle possibilité de recul, sans réelle possibilité de tout embrasser d’un même regard.
After Party ne nécessite pas notre présence. Nous n’y avons d’ailleurs que peu de place pour être et pour circuler. La majeure partie des œuvres s’y joue en boucle, sans que notre présence ne vienne rien troubler, rien apporter. La fête est terminée, nous pouvons être témoins.
Et nous, dans ces espaces ?
Avec 7 mesures par seconde, sans la personne qui ouvre l’application et pointe la caméra sur la zone indiquée, aucun espace ne s’ouvre, aucun.e danseur.se ne vient l’habiter. Avec États de veille, l’espace est donné comme un ensemble de routes possibles d’une œuvre à une autre. L’expérience de l’accumulation est tangible. Avec After Party, nous n’avons plus la place, n’avons plus d’espace. Nous pouvons traverser et constater. Un monde que nous avions pensé est là, autonome, en boucle.
Ces trois expositions, sur trois étages d’un même bâtiment, jouent avec l’espace, avec les espaces. Elles jouent aussi avec notre présence, notre manière d’habiter les espaces, de jouer notre rôle de spectateur.ice.
Nous sortons de la salle, retraversons le toit-terrasse. Lumière du dehors. Bruits du monde. Nous redescendons les trois escaliers, les trois étages. Retour dans la grande cour. Le basket, le skate-park. La présence de celles et ceux qui lisent, appuyé.e.s contre les murs ou assis.e.s sur un banc. Les discussions, le soleil, les trains, et juste derrière, juste après, les rues, la ville, les jours à venir, le futur.
Au moment de clore cet article, je retombe sur cette phrase de Jonathan Crary : “En Europe, après 1815, à travers plusieurs décennies de contre-révolution, de renversements et de déraillements de l’espoir, des artistes et des poètes eurent l’intuition que le sommeil ne représentait pas forcément une évasion ou une fuite hors de l’histoire. Shelley ou Courbet, par exemple, comprirent tous deux que le rêve était une autre forme de temps historique – que son retrait et sa passivité apparente englobaient aussi l’agitation et l’inquiétude essentielles pour la naissance d’un futur plus juste et plus égalitaire”.(3)
Peut-être y a-t-il, entre le parcours tracé par ces trois expositions et cette phrase, de quoi continuer à ouvrir des espaces.
Notes
(1). Texte extrait de Nouvelles fables pour le vivant de Claudine Galea
(2). 24/7 – Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 2014, p.73
(3). 24/7 – Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 2014, p.139