Faire du CNAC “une école d’art”
Peggy Donck a pris la direction du CNAC (Centre national des arts du cirque), basé à Châlons-en-Champagne, en janvier 2022. Depuis son arrivée à la tête de l’établissement d’enseignement supérieur, l’ancienne directrice de production de la Compagnie XY a engagé l’École dans une plus grande ouverture vers l’extérieur, ses ancien.ne.s étudiant.e.s et les autres disciplines artistiques.
Comment êtes-vous “tombée” dans les arts du cirque ?
Peggy Donck : Le père de mon fils a présenté le CNAC un peu sur le tard ; j’étais alors en congé maternité et j’ai bifurqué à ce moment-là. J’avais plutôt une carrière de juriste que je n’ai jamais reprise. On m’a proposé de m’occuper de la production de la Syncope du 7 (du Collectif AOC) en 1999. Cela ne faisait que quatre ou cinq ans qu’on commençait à parler du cirque contemporain. Puis l’an 2000 a été déclaré “année des arts du cirque” par le ministère de la Culture.
Par quoi a été retenue votre attention lorsque vous avez découvert ce domaine ?
P. D. : C’était un peu une page blanche, un art qui naissait, et cela n’arrive pas tous les jours ! Tout était à inventer, nous étions une toute petite communauté. Le côté très artisanal du cirque m’a plu. Les artistes montent eux-mêmes les agrès, conduisent les camions et montent les chapiteaux. J’aimais bien le fait que, du début à la fin, les personnes soient à la fois un peu acteur et artisan, pas uniquement dans une position d’interprète. C’était foisonnant.
Qu’est-ce qui continue à vous intéresser dans le cirque ?
P. D. : Le fait que les choses soient toujours en construction. J’ai rejoint la direction du CNAC avec cette idée que les écritures circassiennes disposent aujourd’hui d’une belle maturité. Le cirque contemporain a entre trente et quarante ans. L’école va, quant à elle, bientôt avoir quarante ans. Je trouve que c’est le bel âge pour se poser des questions sur la façon dont nous enseignons le cirque, comment nous le transmettons ou comment nous l’écrivons. Je place ces sujets au cœur de mon projet d’établissement. Je vais déployer cinq thèmes durant toute la durée de ma direction : les pédagogies (comment enseignons-nous ? Qui enseigne ?), les écritures, l’éducation artistique et culturelle, la santé des artistes, l’insertion professionnelle et l’accompagnement des parcours. Ce dernier point est important car s’il arrive que des gens soient encore sur les plateaux à cinquante ans, beaucoup en sortent tout en restant dans le milieu : ils enseignent, font de la mise en scène, deviennent techniciens, … Nous essayons aussi d’accompagner ces parcours-là.
Qu’a représenté votre nomination au CNAC ?
P. D. : J’ai accompagné beaucoup de compagnies qui sortaient du CNAC ; je connaissais bien leurs qualités et leurs défauts, toutes étaient assez jeunes. Je viens du milieu professionnel et je connais les attentes existantes vis-à-vis du CNAC. J’essaye d’avoir cette ouverture et cette générosité par rapport au milieu. Nous sommes une belle maison qui est un peu la tête de pont du cirque contemporain. Cependant, je pense que celle-ci avait besoin d’une mise à jour. Pendant très longtemps, la position du CNAC était hégémonique. Elle fut la première école de cirque contemporain au monde avec celle de Montréal et l’un des seuls pôles nationaux de cirque en Europe. Mais c’était par ailleurs une école assez fermée et je l’ai donc beaucoup ouverte. Depuis mon arrivée, des gens qui n’avaient plus remis les pieds au CNAC depuis la fin de leur formation y sont revenus. D’ailleurs, auparavant, en sortant de l’école, les étudiant.e.s disaient toujours qu’il.elle.s n’y reviendraient pas. C’est une grande maison et il existe une forme d’attraction/répulsion qui lui est logiquement associée : nous sommes content.e.s d’y être et en même temps, nous ne cessons pas de la critiquer. Cela est valable pour toutes les écoles mais je suis heureuse que certaines personnes parties il y a vingt ans soient de retour. Elles ont plein de choses à transmettre aux étudiant.e.s mais aussi à venir chercher. Cette phrase de Deleuze me poursuit depuis que j’ai candidaté à la direction du CNAC : “On n’enseigne pas ce que l’on sait, mais ce que l’on cherche”. Je les invite à venir chercher avec nous. D’ancien.ne.s étudiant.e.s viennent dispenser des stages mais nous proposons aussi des parcours en formation continue et dans ce cadre, certain.e.s viennent également prendre des cours. Je souhaite ouvrir au maximum le CNAC et que le plus grand nombre de personnes puissent profiter de ses 22 000 m2 de locaux et de ses infrastructures exceptionnelles.
Vous l’avez rappelé, votre expérience antérieure au CNAC concerne surtout l’accompagnement d’artistes. Pourquoi avez-vous choisi de vous consacrer désormais à l’enseignement ?
P. D. : Si je n’avais pas rejoint la direction du CNAC, j’aurais pu soit continuer à travailler dans une compagnie soit prendre la direction d’un théâtre. L’émergence, la transmission, cette nouvelle génération qui me fascine autant qu’elle peut m’agacer à certains moments, mais qui a beaucoup de choses à nous apprendre, tout cela m’intéresse vivement. M’engager dans la transmission plutôt que de faire de la diffusion, de la production ou d’arriver à la tête d’un théâtre était un challenge beaucoup plus passionnant pour moi. Et je n’ai pas besoin de me justifier lorsque je parle aux artistes qui débutent de leur arrivée prochaine dans le milieu professionnel. Je les pousse à l’autonomisation, je souhaite qu’ils.elles soient les plus prêt.e.s possible lorsqu’ils.elles sortent du CNAC et ce aussi bien concernant leur démarche artistique, leur technique, que leur rapport au monde. Je n’invente rien, le CNAC a toujours fourni de superbes artistes, mais j’ai envie d’en faire une école d’art et cela passe notamment par le développement du libre arbitre, de l’esprit critique des étudiant.e.s. Comme j’ai accompagné beaucoup d’artistes, je connais bien le milieu où ils vont évoluer, celui de la création et de la diffusion.
Quel bilan pouvez-vous tirer de cette première année passée à la direction ?
P. D. : Ce fut une année très dense parce que cette maison n’avait pas bougé depuis quarante ans et je l’ai fait évoluer à plusieurs niveaux. Mon style de management est plutôt collaboratif et pas du tout descendant. Je suis constamment en relation avec les étudiant.e.s, je teste des choses avec eux.elles, j’ai besoin de leurs retours. Nous avons aussi développé beaucoup plus de partenariats avec les pôles cirque pour favoriser leur insertion professionnelle. Nous avons également testé de nouveaux cours. Quatre-vingt-dix artistes sont intervenu.e.s cette année ; une grande partie vient des arts “frères” comme la danse et le théâtre, mais nous avons aussi amené la musique électronique, le design, … Nous essayons d’aller chercher d’autres sources d’inspiration qui sont peut-être moins évidentes. Nous sommes à Châlons-en-Champagne et nous avons sans doute moins la possibilité de côtoyer d’autres grandes écoles que si nous étions à Paris. Nous faisons donc venir beaucoup de gens au CNAC.
Au-delà de leurs qualités techniques, qu’attendez-vous des postulant.e.s au CNAC ?
P. D. : Nous leur posons pas mal de questions sur qui il.elle.s sont, les interrogeons sur leur projet artistique, ce qui ne veut pas dire qu’il.elle.s n’auront pas le droit d’en changer en cours de route. Nous pouvons par exemple les questionner sur le potentiel dramaturgique de leurs agrès ou du fil, ou encore sur ce qu’il.elle.s trouvent beau. Cela peut les surprendre car il.elle.s n’ont que dix-neuf ou vingt ans. Il faut avouer que nous nous sommes beaucoup inspirés du questionnaire de l’école du TNB à Rennes qui, à l’arrivée d’Arthur Nauzyciel, avait beaucoup changé son mode de recrutement. Nous l’avons un peu copié, avec leur accord. D’un point de vue technique, beaucoup d’étudiant.e.s possèdent des niveaux équivalents ; il.elle.s ont tous fait des écoles prépas, font du cirque depuis dix ans, … Mais nous allons aussi chercher des personnalités. Les postulant.e.s passent dans des ateliers cirque, danse, théâtre puis sont conviés à un oral qui dure désormais plus d’une heure contre dix ou quinze minutes auparavant. Nous voulons apprendre à les connaître car nous allons passer trois ans avec eux.elles. Nous ne voulons pas nous tromper et cela est aussi bien valable pour nous que pour eux.elles parce qu’il.elle.s ne feront pas que du cirque durant leur formation mais auront également des cours d’histoire de l’art, de philo, de dramaturgie, … Nous ne voulons pas qu’au bout de deux mois, il.elle.s nous disent qu’il y a trop de théorie.
Vous mettez l’accent sur l’interdisciplinarité et l’ouverture vers d’autres champs artistiques. Ce n’était pas suffisamment le cas avant votre arrivée ?
P. D. : Le cirque ne peut pas exister tout seul. Si nous retirons la danse, la musique et le théâtre, nous faisons de la performance sportive. Je trouve que toutes les démarches de création sont intéressantes. Elles sont très différentes en musique, en design, en hip-hop, à l’opéra, … C’est riche d’aller se confronter à d’autres démarches de création. Et puis désormais, tous les spectacles sont transdisciplinaires. Nous ne devons donc pas former des artistes qui ne font que du cirque.
De quelles manières comptez-vous favoriser davantage l’insertion professionnelle des étudiant.e.s ?
P. D. : Nous avons noué des partenariats avec cinq pôles cirque. En troisième année, les étudiant.e.s préparent leur numéro de sortie qu’il.elle.s doivent présenter pour avoir leur examen. Il.elle.s commencent à travailler dessus dans un pôle cirque, dans le cadre de résidences. Pour cela, il.elle.s sont obligé.e.s de candidater, de réaliser une fiche technique, … Ce sont les prémices de ce qu’il.elle.s vivront en sortant de l’école. Nous les incitons à rencontrer beaucoup plus de professionnel.le.s pour qu’il.elle.s ne soient pas jeté.e.s dans le grand bain sans avoir appréhendé ce milieu. Nous avons testé cette formule avec les élèves de troisième année et cela n’a pas été si évident de candidater, de parler de leurs créations, … Nous avons dû beaucoup les accompagner. Il.elle.s ont ensuite eu la possibilité de présenter leurs numéros durant l’été dans les pôles cirque qui les ont accueilli.e.s, et ce avec une dimension de médiation culturelle. Nous avons proposé qu’il.elle.s fassent aussi des rencontres avec le public dans le cadre de festivals. Nous pensons que tout cela peut les habituer à aller parler aux personnes qui seront ensuite appelées à devenir leurs interlocuteurs.
Le mouvement “Balance ton cirque” est parti du CNAC. Comment abordez-vous la question des violences sexistes et sexuelles au sein de l’établissement ?
P. D. : Je l’aborde de façon très sereine car j’ai été très contente que ce mouvement existe ; je ne l’ai pas refusé. J’ai mis les pieds dans le plat tout de suite quand je suis arrivée. Je suis très vigilante sur ce point. La particularité du cirque est que les enseignant.e.s peuvent être amené.e.s à toucher les élèves en période de parade. Il vaut mieux les toucher que de les laisser tomber. Nous avons mis en place un protocole de parade sur le consentement que signent tou.te.s nos intervenant.e.s. Je crois que j’ai établi une relation plutôt apaisée avec les étudiant.e.s. Il y a eu deux petits soucis à l’École mais qui concernaient plutôt le langage. J’ai tout de suite réagi en convoquant les intéressés. Je pense que les étudiant.e.s ont confiance et savent que je suis vigilante, qu’il n’y aura pas de débordement possible sous ma direction. Tout le monde en est conscient, aussi bien les étudiant.e.s que les enseignant.e.s.