Nathalie Garraud

Écrire la scène, sculpter l’espace

Au générique de sa dernière mise en scène Institut Ophélie, elle apparaît comme scénographe. Elle est passionnée par la peinture, gourmande d’art dont elle se délecte et qu’elle nous livre avec délice. Elle a l’œil qui frise et l’esprit qui voltige. Elle a fait ses armes en créant un festival – Vues d’ici, scénographie d’un lieu – à l’École spéciale d’architecture qu’elle squattait et en travaillant dans des camps de réfugiés palestiniens au Liban. L’option théâtre au lycée, un appétit pour la scène, pas nécessairement pour le jeu d’ailleurs, la confirme dans son chemin vers l’art théâtral. Une joie à la découverte de la conception et de la fabrication, l’espace, les formes, l’écriture scénique la guideront vers la mise en scène.

Institut Ophélie - Photo © Jean-Louis Fernandez

Institut Ophélie – Photo © Jean-Louis Fernandez

Le théâtre, pas à pas

Le théâtre, ce n’était pas prévu. Nathalie Garraud était en section scientifique mais c’est l’option théâtre du lycée qui l’appâte, selon un schéma qui a fait ses preuves : la rencontre avec un professeur inspiré à la marge des programmes. Chaque année, une pièce est montée avec les élèves de l’atelier. Terrain d’essai, foisonnement collectif, son désir le pousse jusqu’à transformer deux salles de classe en théâtre. “Il était passionné par le début du siècle et les surréalistes”, dit-elle, portant, avec sa voix au timbre perché, l’enthousiasme de l’aventure et la joie rieuse de la découverte adolescente. Elle atterrit au Cours Florent où Nicolas Lormeau, aujourd’hui acteur à la Comédie-Française, dispense un enseignement exigeant et nourrit l’idée du travail collectif. C’est ici que naît son premier spectacle, Larme Blanche. “J’avais disposé des centaines de bougies. Je mettais en place des installations qui prenaient un temps infini par rapport au temps de jeu. A posteriori, je peux le dire, avec une vision perspective, jouer m’amusait mais m’intéressait moins que les expérimentations, le montage de texte, la construction de l’espace. Là, quelque chose s’est passé, une joie que je n’avais jamais ressentie dans une autre pratique. Cela a orienté beaucoup de choses.” D’une rencontre et colocation avec un étudiant – président du bureau des étudiants de l’École spéciale d’architecture – naît le festival Vues d’ici, scénographie d’un lieu. “C’était assez dingue, nous étions totalement inconscients. L’idée était la suivante : une mise à disposition de l’École pendant un mois, des binômes avec les étudiants, des créations in situ. À cette époque, pour gagner un peu d’argent, je posais pour le sculpteur Philippe Guillemet qui enseignait à l’École. Nous avions sympathisé, il m’a lui aussi encouragée et aidée. Nous avions accès à tous les espaces de l’École spéciale d’architecture pendant un mois. Je me souviens, il y avait un long couloir qui menait à l’École Camondo, un espace gigantesque, dans lequel l’artiste Loris Gréaud avait proposé une installation lumineuse. Sa signature artistique était déjà visible.” C’est durant les répétitions de la première édition de ce festival, où une exposition de travaux effectués dans des camps de réfugiés palestiniens avec l’association Asiles avait été accrochée, que les liens vont se créer avec le Liban.

Institut Ophélie - Photo © Jean-Louis Fernandez

Institut Ophélie – Photo © Jean-Louis Fernandez

Conscience politique

Réveil de conscience, l’intervention dans les camps de réfugiés palestiniens du nord Liban est un véritable choc. “J’ai donné un atelier pendant un mois et cela a été un grand bouleversement politique, intellectuel, historique. J’ai grandi dans une période où l’on disait que c’était la fin de l’histoire, la fin de l’idéologie, la fin des conflits. Le capitalisme avait triomphé, le mur était tombé. Je connaissais très mal le conflit israélo-palestinien.” Elle avoue de manière rétrospective que Larme Blanche, la structure de sa première mise en scène, s’appuyait sur le texte Croisades de Michel Azama et mettait en scène des enfants dans une situation de guerre. “Je n’ai pas grandi en situation de guerre mais je peux dire que j’ai grandi dans une famille où la violence était une pratique. Pas à mon égard, je n’ai pas été battue, mais il y avait une charge de violence et de mort assez forte, ce qui a peut-être nourri une obsession pour ces questions de guerre et de conflit.” L’arrivée dans les camps lui révèle l’ampleur de la situation et son point d’historicité. L’histoire palestinienne devient fondatrice. Révoltée, elle interroge son rapport au théâtre. “La question esthétique des espaces et des formes était déjà à l’œuvre mais je me posais justement cette question uniquement à partir des formes. Arrive là un pan de réalité et d’engagement politique qui va déterminer une direction de travail. À ce moment-là, une amie m’offre une pièce d’Howard Barker, Les Européens.”

La Beauté du geste - Photo © Jean-Louis Fernandez

La Beauté du geste – Photo © Jean-Louis Fernandez

Écrire l’espace

La lecture des Européens est décisive. Le festival à l’École spéciale d’architecture est aussi l’endroit des rencontres. Avec Sarah Leterrier, plasticienne, naît une amitié et une collaboration qui n’ont jamais cessé. C’est la peinture qui les lie. Les Européens débute sur un champ de cadavres sur lequel marche les vainqueurs. Garraud, dès la première lecture, ne peut pas imaginer créer autre chose. La décision de monter la pièce arrive en parallèle du travail dans les camps. L’espace, ce sera Mains d’Œuvres à Saint-Ouen, un gymnase brut et peu (pas) équipé. “C’est une pièce complexe. Quarante-deux personnages ; une complexité historique, politique, de langage. Je me dis alors que je ne peux faire que cela. Aujourd’hui, je considère ce travail comme ma première mise en scène. La question de la représentation est puissante. Que signifie représenter un paysage qui est un paysage de guerre ? Cette complexité mettait pour moi en mouvement quelque chose du point de vue du théâtre et non de la lutte armée. J’étais très en colère. Rentrer faire du théâtre face à ce que je venais de vivre me paraissait totalement vain.” Dans le gymnase de Mains d’Œuvres, une tonne de vêtements teints, récupérés, patinés recouvre l’entièreté du sol. Servane Ducorps et Vincent Macaigne, étudiants au Conservatoire, rejoignent le groupe. “Nous avons fabriqué un tableau sur le sol, 800 m2 d’espace ; c’était délirant du côté de la production, intournable !” Le spectacle renaîtra à Marseille, à la Friche la Belle de Mai par le truchement de Philippe Foulquié.

Un Hamlet de moins - Photo © Jean-Louis Fernandez

Un Hamlet de moins – Photo © Jean-Louis Fernandez

Olivier Saccomano

Elle rencontre celui qui deviendra son frère d’arme dans l’écriture à Aix-en-Provence. C’est une rencontre puissante, inspirée, intellectuelle, philosophique. C’est une rencontre sculptée par les regards sur l’art théâtral. Lui, écrit ; elle, met en scène. Très vite, ils se reconnaissent dans les chemins de travail à emprunter et les écueils à éviter pour nourrir la recherche en art théâtral. Et en premier lieu ils tombent d’accord sur l’importance de l’écriture. Peu enclins à défendre les textes matériaux (à quelques rares exceptions) – prétextes selon eux à passer les textes à la moulinette esthétique – ils s’entendent sur la dialectique nécessaire entre l’écriture scénique et celle de la parole. Ensemble, ils expérimentent la confrontation des écritures dans le but d’inventer un langage. La mise en scène est l’invention d’un langage scénique qui vient s’appuyer, contredire un langage de parole. Lui, à la frontière, observe, écrit, en réponse à ce qui naît sur scène ; elle, expérimente, pose les structures. Le théâtre est un point de rencontre entre différents langages. “Au départ, il y a toujours une obsession, quelque chose qui ne nous laisse pas tranquille. Ce n’est jamais exactement la même chose chez Olivier et chez moi, mais ce n’est jamais très loin non plus. La première pierre, c’est le travail des structures. Au départ, il n’y a rien, simplement des structures de jeu. Nous débutons par des improvisations. Pour Institut Ophélie, nous avons posé un cyclo et je voulais travailler sur les apparitions/disparitions. Il y avait cette question qui m’obsédait. Avec Ophélie, se posaient la question de la représentation d’un personnage délirant et celle de la représentation des femmes dans l’histoire de l’art. Les portes sont nées de cet espace qui avait à voir avec la folie, celui d’un hôpital psychiatrique. Des fantômes apparaissent et disparaissent. Nous avons travaillé sur des espaces mentaux.” Dans un espace épuré d’une grande beauté, à mi-chemin entre un hôpital psychiatrique et une salle de musée, sur fond de Mascarade d’Aram Katchaturian, débute une grande valse de pantins. Les hommes du siècle orchestrés par des femmes condamnées à l’hystérie. Institut Ophélie est d’une beauté et d’une poésie à pleurer. C’est une foi en l’art théâtral et en la puissance du théâtre qui est défendue là avec pudeur et fermeté. C’est une ligne de crête qui ne peut résulter que du labeur patient et acharné jusqu’à l’abandon. C’est un théâtre qui jaillit dans la continuité des grandes œuvres du siècle passé, transformé, une source vive que nous attendions, espérions. C’est la beauté troublante des rencontres inattendues.

Nathalie Garraud - Photo © Claire Pelletier

Nathalie Garraud – Photo © Claire Pelletier

 

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