Le far° a lieu tous les étés à Nyon, en Suisse romande, au bord du Lac Léman, depuis bientôt quarante ans. Ce festival d’arts vivants, largement axé sur le soutien à l’émergence, s’intéresse aussi depuis longtemps aux enjeux environnementaux et climatiques. Il vient notamment de lancer un projet de fonctionnement global inspiré de la permaculture, sous l’impulsion de sa nouvelle directrice, Anne-Christine Liske.
Pour elle, placer les transitions écologiques et sociales au cœur d’un projet artistique et culturel est devenu une évidence, une exigence même. Mais lorsque Anne-Christine Liske a pris la tête du far°, elle n’a pas découvert une page blanche concernant la prise en compte des problématiques environnementales. “La direction précédente était déjà engagée sur ces sujets. Je m’inscris donc dans une continuité, dans une direction. Cependant, la situation est encore plus urgente aujourd’hui. Il est important que les arts vivants intègrent ces questions puisque le propre de ces derniers est de pouvoir apporter des connaissances et des sensibilités avec toujours cette possibilité de transmettre un message et une pensée aux publics, notamment sur l’écologie”, défend-elle. Celle qui est passée par le Théâtre Vidy-Lausanne où elle était directrice adjointe des projets artistiques mais aussi par le Festival d’Avignon a rejoint le far° en février dernier pour remplacer Véronique Ferrero Delacoste.
Un festival défricheur
Fondé en 1984 par Nikolas Kerkenrath et Ariane Karcher, le far° est progressivement devenu un rendez-vous important pour les amateur.rice.s d’arts vivants sous toutes leurs formes, en Suisse et au-delà : théâtre, danse, performances, créations pluridisciplinaires, … Ce festival curieux et défricheur se place clairement du côté des artistes audacieux, ouverts aux dialogues formels et à l’expérimentation. Des artistes souvent émergents qu’il soutient d’abord en les confrontant à ses publics, au mois d’août. Présentés à l’origine au Théâtre de Nyon, les spectacles programmés dans le cadre du far° peuvent aussi être joués dans divers lieux de la Ville et des alentours : bibliothèques, parcs publics, salles communales, … Mais le far° épaule également compagnies et créateur.rice.s, tout au long de l’année, dans le cadre de résidences. Depuis 2018, des artistes peuvent notamment disposer des Marchandises, un lieu pour élaborer leurs pièces. L’endroit, présenté comme une “fabrique des arts vivants”, comprend un espace de travail d’environ 120 m2 (9 m x 14 m) pouvant notamment être utilisé par de jeunes artistes dans le cadre du programme d’accompagnement “Extra time” (devenue “Extra Time Plus” en 2021 avec le théâtre Südpol à Lucerne et le festival FIT à Lugano), mais également dans le cadre de résidences plus classiques.
Les enjeux écologiques
Ce Festival, ouvert à la nouveauté et ancré dans les enjeux et questionnements de son époque, fêtait son 38e anniversaire du 10 au 20 août derniers. Une édition riche et variée qui s’est déployée en invitant publics et artistes à “faire connivences”. Réalisée pour la dernière fois sous la houlette de Véronique Ferrero Delacoste, la programmation faisait explicitement écho à l’urgence climatique et aux menaces planant sur la biodiversité. “À l’ère des crises écologiques majeures, les arts permettent de nous relier au monde non humain qui nous entoure, de l’expérimenter grâce au sensible afin de changer nos valeurs dans l’équilibre fragile de l’écosystème dont nous faisons partie intégrante” pouvons-nous ainsi lire dans la note de présentation du Festival. Un parti pris qu’Anne-Christine Liske n’a bien sûr eu aucun mal à défendre et à porter dès son arrivée à la tête du far°. Celui-ci s’est concrétisé par la présentation de plusieurs créations ayant pour objets les liens complexes et parfois contradictoires que nous, homo-sapiens, entretenons (ou pouvons entretenir) avec le reste du vivant.
Avec l’animal, spectacle de Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre présenté quatre fois durant le Festival, met en scène un chasseur et un pêcheur qui témoignent des rapports ambivalents qu’ils entretiennent avec les animaux et le “monde” sauvage ; la fascinante vie qui anime les forêts la nuit a quant à elle inspiré l’Italienne Annamaria Ajmone avec la création La notte è il mio giorno preferito, présentée pour la première fois à Nyon le 19 août.
Un autre moment fort de la dernière édition du far° a été Fluid Resilience, création chorégraphique de la Canadienne Shannon Cooney, autour de l’eau et de sa circulation. “C’est une création que Shannon Cooney avait créée à Berlin en salle et qu’elle a adaptée pour la présenter en extérieur, dans un parc, près d’une rivière. C’était assez impressionnant car elle a véritablement utilisé le paysage comme un quatrième interprète. Les trois artistes se déplaçaient complètement dans le parc et finissaient la chorégraphie dans la rivière”, relate Anne-Christine Liske.
Au-delà de ces évocations du naturel et de la biodiversité, le far° présente également des démarches artistiques dans lesquelles le vivant fait partie intégrante du dispositif scénographique. À l’image de Mold, projet porté par Sara Manente autour des incroyables pouvoir des champignons. Cette performance, située aux confins de la danse et des arts plastiques, intègre notamment des objets “sculptés” grâce à du mycélium, fruit d’un travail que Sara Manente mène depuis plusieurs mois. “Elle a encadré une école ouverte, en lien avec le far°, dans une forêt, proche de Nyon, autour des champignons et du mycélium, dont le réseau permet de faire vivre la forêt, en transportant des micro-organismes et de l’eau entre les arbres. Elle est venue plusieurs fois dans l’année et a rencontré à chaque fois un.e spécialiste du sujet : un champignonneur, un ingénieur forestier ou un couple de chamans ; le tout en ouvrant ses recherches à des publics. Puis, elle a présenté Mold cet été”, précise Anne-Christine Liske. Une démarche que le far° et Sara Manente désireraient pousser avant l’an prochain. “L’artiste souhaite s’associer avec l’architecte Sébastien Tripod de Lausanne pour réaliser des constructions avec des sortes de briques en mycélium. Ils aimeraient faire une grande sculpture en mycélium et aménager un jardin, un espace de rencontre et de réunion autour de ces sujets, dans le cadre du Festival. Le projet se réalisera en partenariat avec l’Université scientifique lausannoise EPFL”, annonce Anne-Christine Liske.

Fluid Resilience, création chorégraphique de Shannon Cooney autour de l’eau et de sa circulation, présentée au far° en 2022 – Photo © Arya Dil
“Perma-culture”
Cette volonté de lier la question du vivant et les arts s’exprime également dans un projet ambitieux que porte le far°, destiné à intégrer “une pratique permaculturelle dans l’écosystème des arts vivants”, le tout avec le soutien de la fondation suisse m2act. Le but est donc de s’inspirer de la philosophie de la permaculture, forme d’agriculture s’appuyant sur le fonctionnement des écosystèmes, pour développer de nouvelles pratiques collectives au sein du far°. “La permaculture est composée d’environ douze principes, très larges, formulés très simplement, et qui permettent une implication en fonction des contextes : valoriser la diversité, faire du feedback, … Nous nous sommes associés avec une chercheuse en permaculture de l’Université de Lausanne, Leila Chakroun, un coach, Clément Demaurex, qui nous aide à transposer les idées de la permaculture dans notre fonctionnement au far°, et trois artistes qui s’intéressent à ces questions. Cela nous semblait important car la raison d’être du far° est avant tout d’accompagner des artistes”, expose Anne-Christine Liske. L’équipe du Festival a passé une demi-journée dans une ferme pratiquant la permaculture, en compagnie de Leila Chakroun, pour saisir concrètement l’application des principes permaculturels mais aussi voir comment ces personnes s’organisent et travaillent collectivement. De son côté, Clément Demaurex a accompagné le far° dans la définition d’une “intention commune” pour le projet et d’une transposition concrète au travail du far° en ayant à l’esprit la permaculture. Un texte fondateur qui concerne avant tout le bien-être au travail et un désir de travailler sereinement ensemble. Cette première déclaration doit aboutir à l’avenir à la rédaction d’un “manifeste de la perma-culture” qui, comme le présente le Festival sur son site Internet, serait “un guide organisationnel à l’usage d’une institution culturelle durable, inclusive et équitable”, qu’il envisage de mettre “à disposition d’autres équipes”.

L’équipe du far° a effectué une matinée d’immersion dans un domaine pratiquant la permaculture (domaine de Pré-Martin) – Photo © Leila Chakroun
Écrire l’avenir
D’un point de vue pratique, le far° travaille déjà depuis plusieurs années sur plusieurs types d’actions : partenariats avec les autorités locales organisatrices de transports pour que les publics et les artistes puissent se rendre au maximum aux spectacles en transport en commun (et ce même lorsque les représentations ont lieu dans des villages alentours, en mettant en place un service de bus), réutilisation de matériaux d’une année sur l’autre pour concevoir des éléments de scénographie, alimentation à base de produits locaux et souvent végan, … L’une des particularités du Festival est donc de lier ces aspects très concrets à une réflexion plus large sur les questions écologiques, et ce particulièrement en mobilisant des artistes dans des démarches prospectives où l’imaginaire et les sciences “dures” peuvent se rejoindre. Le far° est par exemple en train de mettre sur pied une résidence d’écriture avec le soutien de la SSA (Société suisse des auteurs) qui relève de ce positionnement. Les participants seront invités à Nyon durant un mois pour élaborer des récits, en association avec des chercheurs du Centre de compétences en durabilité de l’Université de Lausanne, unité de formation et de recherche pluridisciplinaire centrée sur la transition écologique, économique et sociale. Le tout pour imaginer ce que pourraient être certains aspects du futur. Espérons que la Culture et les arts contribueront à le rendre soutenable.
m2act : une fondation pour le développement durable et les arts de la scène
Le projet perma-culturel du far° est soutenu par m2act. Un point sur les activités de cette fondation avec Mathias Bremgartner, co-responsable du financement de la culture au sein de cette fondation suisse.
Comment est né m2act ?
Mathias Bremgartner : m2act est le projet de soutien et de mise en réseau du Pour-cent culturel Migros pour les arts de la scène. il a été développé en 2019 et lancé en 2020 avec un premier appel à projet et un événement de « réseautage » de trois jours sur le thème de la « co-création culturelle dans les arts de la scène ». Avec ce projet, le Pour-cent culturel Migros répond à l’exigence d’une pratique équitable et de structures plus durables dans les arts de la scène. m2act comble ainsi une lacune jusqu’alors non adressée dans le système de soutien aux arts de la scène en Suisse, en se focalisant notamment, avec ses formats de soutien, sur les processus « en coulisses ».
Comment est financé le projet m2act ?
M. B. : m2act est donc un projet du Pour-cent culturel Migros qui soutient des initiatives culturelles et sociales pour proposer un vaste choix d’offres à une grande partie de la population. En plus du programme traditionnel, il s’intéresse à des questions de progrès social. Le Pour-cent culturel soutient également l’École-club Migros, l’Institut Gottlieb Duttweiler, le Migros Museum für Gegenwartskunst, les quatre Parks im Grünen et le train du Monte Generoso. En tout, il investit chaque année plus de 140 millions de francs suisses.
Quels types de projets peuvent être soutenus par m2act ?
M. B. : m2act soutient des projets de co-création contribuant à une pratique équitable et durable dans les arts de la scène. Nous soutenons des idées, des dispositifs expérimentaux, des processus et des projets qui créent et testent des méthodes, des modes de travail, des structures et des outils d’avenir. Nous nous concentrons sur des projets co-créatifs développés et mis en œuvre sur un pied d’égalité par des acteur.rice.s culturel.le.s et des expert.e.s d’autres disciplines et domaines sociétaux. m2act ne soutient pas de productions artistiques. Au moins une fois par an, nous lançons un appel à projets pour trouver des initiatives audacieuses. De plus, nous soutenons et collaborons directement avec des partenaires de projets qui se consacrent également à la co-création culturelle, au transfert ouvert de connaissances, aux pratiques équitables et aux structures durables dans les arts de la scène. Un montant de soutien total de 300 000 francs suisses est disponible chaque année. Outre le soutien financier, m2act invite les projets soutenus à des événements annuels de mise en réseau.
Des projets portés par des structures autres que suisses (et notamment françaises) peuvent-ils être soutenus par m2act ?
M. B. : En raison de l’orientation du contenu du Pour-cent culturel Migros sur la Suisse, m2act ne soutient que des projets de structures basées en Suisse. Toutefois, des collaborations entre des initiateur.rice.s suisses et d’autres pays peuvent également être encouragées.
Pour voir les projets soutenus : www.m2act.ch/fr/gefoerderte-vorhaben/