Goebbels/Michaux, chaos en stéréo
“L’homme n’est pas un être mais un effort vers l’être.”
Henri Michaux

Liberté d’action, Hanovre. “Un immense studio d’enregistrement se déploie au cœur de la nuit et du théâtre.” – Photo © Helge Krückeberg
Liberté d’action(1), présenté pour une unique représentation le mercredi 28 septembre 2022 au Théâtre du Châtelet à Paris dans le cadre du Festival d’Automne, fait partie des staged concerts (concerts scéniques) dans l’œuvre d’Heiner Goebbels, à l’instar de La libération de Prométhée (1993), Surrogate Cities (1994), Songs of Wars I Have Seen (2007), A House of Call (2021), pour lesquels il signe, outre la musique et la mise en scène, la scénographie et la lumière avec Marc Thein.
Heiner Goebbels invente depuis les années 90’ des spectacles hybrides hypersophistiqués, où la littérature a toujours sa place : après Beckett, Blanchot, Conrad, Canetti, Kafka, Müller, Ponge, c’est au tour d’Henri Michaux d’être au centre de Liberté d’action. En combinant lumière, musique, décors et mots, Heiner Goebbels crée des “drames de la perception”, paysages suggestifs où le spectateur peut promener librement son regard et faire vagabonder son oreille et son esprit.

Liberté d’action, Hanovre. “Siegfried aussi, à cause des sons métalliques, et du rouge d’une forge de son.” – Photo © Helge Krückeberg
Sur la scène de Liberté d’action, le son et la scénographie fusionnent dès le premier regard : un immense studio d’enregistrement se déploie au cœur de la nuit et du théâtre. Deux pianos à queue sans couvercle, à cour et à jardin, posés sur des plateaux SAMIA, une forêt de micros sur pied, des cloisons acoustiques en mousse alvéolée, une table/établi truffée d’objets, de lampes et de machines : tout nous ramène à la musique et au son. Nous distinguons des projecteurs Robe T1 juchés en totem sur des poteaux tridimentionnels ou posés au sol, prêts à transpercer la nuit. Pour l’instant, seules quelques sources lumineuses (ampoule à filament, diodes clignotantes) installent ce parfum si excitant d’un avant-concert de musique rock. Les musiciens s’affairent déjà en scène : ils s’avèreront avoir été leur propre roadie.
Trois pôles de travail vont se mettre en activité simultanément : deux pianistes virtuoses aux pianos Steinway (Hermann Kretzschmar et Ueli Wiget de l’Ensemble Modern de Francfort) https://www.ensemble-modern.com/ et l’acteur David Bennent à la table. Non seulement le piano est dupliqué mais il est utilisé dans sa “totalité” : joué avec ses touches, mais également « préparé » (microphones et objets placés sur la table d’harmonie), caressé et frappé comme on jouerait d’une guitare, d’une harpe ou d’une cithare. David Bennent va lui aussi user de ses cordes vocales comme d’un instrument préparé : à l’aide de différents micros et d’un magnétophone Revox, il va forger les mots de Michaux depuis son bureau/établi. À partir de ces matériaux sonores, la musique électroacoustique d’Heiner Goebbels se déploie : métamorphoses directes, accélérations, ralentissements, affadissements.
C’est sur cette base de Hörspiel (pièce d’écoute) radiophonique que le spectacle va naître et nous faire plonger dans le théâtre.
Mouvements
Les seuls éléments scénographiques fixes de la représentation seront :
- Une table en acier, plein centre, massive, stable, solide, qui aimante les objets sonores autour d’elle. C’est l’atelier où se fabriquent des mots parlés, des mots sonores, dans la recherche du mot qui sonne juste. Oscilloscope, micro à charbon, micro à ruban, noyaux Nab pour magnétophone à bande sont posés autour, sur et sous la table. À la fois table de DJ, de conférencier, de speaker, de journaliste/présentateur ou table de bruiteur ;
- Un grand mur noir au lointain de 14 m d’ouverture x 8 m de hauteur, sorte de cyclorama en dur, patiné comme un béton qui aurait gardé la trace des planches brutes de son coffrage.
David Bennent, fébrile, fiévreux, inquiet, vibrant, exprimant la difficulté d’écrire, de traduire en mots, montrant que la place de l’acteur ou de l’écrivain n’est jamais complètement stable ni acquise, va quitter son poste régulièrement pour chercher sa place. En déplaçant dans l’espace les panneaux acoustiques et micros sur pied, il construit des sortes de studios “volants” et provisoires. À trois reprises, le comédien ira notamment rectifier la position des deux pianos posés sur des praticables SAMIA roulants. David (Bennent) se mesure aux pianos Goliath. C’est un Sisyphe qui chercherait inlassablement le « son parfait » en changeant de place les Steinway et leurs pianistes, comme nous déplacerions d’immenses enceintes stéréo. Deux pianos comme les deux hémisphères du cerveau, comme un écho au bilinguisme du spectacle : dans Liberté d’action, David Bennent traduit en effet simultanément les poèmes de Michaux du français à l’allemand.
David Bennent / Henri Michaux
David Bennent est né en 1966. Son corps et sa voix portent encore la trace de l’enfance et par conséquent celle de Oskar Matzerath, héros du Tambour de Volker Schlöndorff (1979). (2) Sa voix est encore immédiatement identifiable, comme si elle se déplaçait dans de l’hélium. Sept micros sont utilisés pour l’amplification de sa voix dont six peuvent être vus par le public (le septième microphone miniature est caché dans le magnétophone à bande pour amplifier les sons mécaniques de la machine). Ces différents micros sont utilisés pour leurs qualités sonores variées (différence de spectre, plus ou moins éloignés, …) et des expressions différentes. Les enregistrements sur bande Revox qu’il écoute et diffuse dans le spectacle ont vingt ans. Heiner Goebbels a enregistré ces textes avec lui en 2002 : sa voix était beaucoup plus jeune, plus haute à l’époque.
Tour à tour poète, machiniste, roadie, casque sur les oreilles comme un DJ, ou debout main posée sur le piano dans une attitude de chanteur de récital, feuillets à la main et assis au bureau comme un speaker à l’ancienne avec micro et sans prompteur, David Bennent oscille entre liberté et convention. La casquette et les bretelles à l’élégance vintage de l’acteur d’un opéra parlé côtoient l’audace d’un créateur de poésie sonore. Il est traversé par beaucoup de personnages : Méphisto, ou un inquiétant politicien qui tiendrait des propos incendiaires, Siegfried aussi, à cause des sons métalliques et du rouge d’une “forge de son” ou Woyzeck qui “parcourt le monde comme un rasoir ouvert”.
Parmi tous les signes offerts par le plateau se référant dans leur totalité au son et la lumière, deux objets font exception : une pomme rouge et une belette empaillée. D’abord sur la table/établi puis ensuite transportée sur le piano à queue à jardin, la belette empaillée sert une image surréaliste de Michaux : “Certes, cela n’est pas réjouissant. Mais c’est un plaisir que de frapper une belette. Bien, ensuite il faut la clouer sur un piano. Il le faut absolument”.(3) Mais nous pouvons aussi y voir un hommage à la prodigieuse activité de David Bennent faisant feu de tout bois dans ce spectacle : à la fois diurne et nocturne, la belette mène un style de vie frénétique.
Voilà ce que disait Jean-Michel Maulpoix, écrivain et poète, dans l’émission « Une vie, une œuvre : Henri Michaux”(4) sur France Culture en 1999 : “Ce qui me paraît caractériser largement le travail de Michaux sur la langue c’est la variété des registres. Ce qui est très frappant dans cette animation des signes qu’il recherche, ce sont les changements à vue. Michaux c’est un peu comme les Galeries Lafayette : à tout instant il s’y passe quelque chose. Michaux dit quelque part : je suis gong et ouate et champ neigeux. Cette brusquerie des rythmes répétés, des coups simplement frappés et puis en même temps cette recherche des mélodies, cette recherche d’une ductilité, d’une sorte de valeur aquatique”.
Immersion
En rupture totale avec son énergie tourbillonnante, David Bennent s’absente de la scène pendant un bref laps de temps. Moment fort et mystérieux. Pourquoi quitte-t-il la scène ? N’est-il pas heureux ? Qu’y a-t-il de mieux dehors ? Liberté d’action : libre …de quitter le plateau !
Ce qui nous est montré parfois dans le spectacle est sobre et délicat, et il y a encore plus à entendre : de la musique, de la voix, des voix, des poèmes. Dans un effet d’immersion vers la salle, le son samplé des feuilles de papier que le comédien froisse à sa table vient vers nous, comme poussé par le vent. Nous plongeons dans la matière du papier, support de l’écriture. Il y aura aussi le son de la pluie qui tombe sur nous après qu’un orage a éclaté sur le plateau. La scène, grâce à la lumière et au son, est alors paysage vivant. Il existe une météorologie théâtrale, un microclimat scénique qui est sous nos yeux et nos oreilles, et qui parfois nous englobe.
La lumière de Liberté d’action travaille souvent sur d’infimes seuils de perception et notre cerveau hallucine de ce que notre œil lui rapporte. Le grand mur noir du lointain, aux empreintes de planche de coffrage, ressemble par exemple soudain au tissu métallique pailleté qui recouvrirait un immense ampli Fender.

Liberté d’action, Paris. Panneau acoustique rouge en mousse pyramide mélamine – Photo © Alexandre de Dardel
Les panneaux acoustiques de 205 cm de longueur x 220 cm de hauteur, en mousse pyramide mélamine, sont sur chariot roulant. Chacun des trois panneaux est bi-face : un bleu et rouge et deux gris et gris. Les trois panneaux peuvent en outre pivoter sur un axe central, se comportant ainsi comme des portes tambour. Les différentes configurations des panneaux dessinent une boîte en trois volets autour de la table centrale ou isolent les panneaux dans l’espace. Ils sont pris dans un réseau de faisceaux lumineux dont les sources sont à la fois cachées aux cintres et exhibées sur scène. La mise des panneaux doit être ultra précise, la lumière rasante n’éclairant parfois que la pointe des petites pyramides de la mousse alvéolée.
Beaucoup de ténèbres et de vide dans le spectacle, des noirs profonds, des ombres très marquées, en fidélité à l’encre de Chine des dessins de Michaux. Comme chez Kafka, il y a de la solitude et du cauchemar, mais dans le même temps, de la vitalité et de l’humour.
Liberté d’action se termine en fade out, “flat line” ou encéphalogramme plat. Le spectacle meurt. Les lignes d’Henri Michaux à la fin du spectacle sont une manière de relier le poète…et le peintre : “Une ligne germe. Une ligne renonce. Une ligne repose”(5).
“La manière dont la forme modifie constamment notre perception m’intéresse depuis toujours. C’est une grande erreur, d’après moi, que dans les théâtres, les systèmes éducatifs, il ne soit question que de contenu, de rôles, de personnages et rarement de formes.
J’essaie d’ouvrir un espace où le spectateur est confronté à lui-même. Les gens sont effrayés d’entendre leur cœur battre. Ou celui du voisin. Je pense que le théâtre peut être un musée pour nos perceptions.” (6)
Notes
(1) Spectacle d’une durée de 1 h 15 sans entracte créé le 27 mai 2021 au Kunstfestspiele Herrenhausen à Hanovre
(2) Oskar Matzerath reçoit en cadeau, pour son troisième anniversaire, un tambour de fer blanc laqué rouge et blanc. Choqué par le monde des adultes, il décide de cesser de grandir. Pour cela, il fait exprès de tomber du haut des escaliers de la cave de sa maison et va ainsi conserver sur le monde un regard d’enfant implacable et inflexible. Il découvre qu’il a le talent particulier de pousser un cri strident de haute fréquence qui casse le verre alentour
David Bennent incarne ce personnage en 1979 dans le film de V. Schlöndorff
(3) Henri Michaux, La Nuit remue, 1935
(4) En 1999, Christine Rey proposait pour France Culture une évocation de la vie et de l’œuvre du poète Henri Michaux en donnant la parole à quelques-uns de ses lecteurs fervents. « Une vie, une oeuvre : Henri Michaux » (première diffusion : 24/10/1999) www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/henri-michaux-est-un-aristocrate-sangle-dans-une-intelligence-brulant-celui-qui-l-approche-8916654
(5) En 1975, Henri Michaux s’enflammait pour l’œuvre de Paul Klee, exposée à la galerie Karl Flinker, à Paris. Dans une lettre, il écrivit au galeriste Aventure des lignes
(6) Extrait d’une interview d’Heiner Goebbels par Marie Lechner dans Libération du 7 mars 2014