“Offrir une seconde vie aux décors.”
Elaine Méric est co-directrice du Théâtre de l’Aquarium. Cet établissement parisien est administré par la compagnie La vie brève. Cette structure porte un ambitieux projet de « conception responsable » comprenant un atelier de fabrication de décor et une ressourcerie interne au Théâtre.
Dans quel contexte votre compagnie La vie brève a-t-elle pris la direction du Théâtre de l’Aquarium ?
Elaine Méric : Nous avons répondu à un appel à projet lancé par la Ville de Paris, propriétaire des bâtiments, et le ministère de la Culture, qui subventionne les compagnies qui gèrent les théâtres de la Cartoucherie. Puis nous sommes arrivés en 2019 à la direction du Théâtre de l’Aquarium. Les compagnies de la Cartoucherie sont des compagnies dotées de lieux pour la création, qui ont signé un bail avec la Ville de Paris ; mais il n’y a pas de label associé à cette occupation. Les bâtiments de la Cartoucherie datent de la fin du XIXe siècle. Ils étaient alors, comme leur nom l’indique, dédiés à la fabrication de munitions et de cartouches. Les locaux ont été peu à peu désaffectés. Puis dans les années 70’, après quelques décennies de non occupation, des compagnies – qui étaient des émanations du Théâtre universitaire – se sont installées dans les bâtiments, notamment le Théâtre du Soleil. L’actuel Théâtre de l’Aquarium était plutôt une émanation de l’École normale supérieure, avec trois codirecteurs : Didier Besace, Jean-Louis Benoît et Jacques Nichet. C’est le moment où a vraiment débuté l’histoire théâtrale des lieux, avec du public. Nous nous situons aujourd’hui dans cet héritage.
Comment pourriez-vous définir l’approche artistique de La vie brève ?
E. M. : La Compagnie a été fondée par Jeanne Candel en 2009. Elle travaille beaucoup l’écriture collective, l’écriture de plateau. C’est une compagnie qui rassemble un collectif d’acteurs, de musiciens, de scénographes, de costumiers, … Depuis le tout début, il existe aussi un aspect de recherche qui entremêle beaucoup le théâtre et la musique. Cette dimension a été engagée par Jeanne Candel mais aussi par Samuel Achache, qui a codirigé la Compagnie entre 2013 et 2020. Les écritures de La vie brève comprennent également une forte dimension plastique, scénographique.
Cette dimension de “fabrication” s’exprime particulièrement dans les nombreuses résidences que vous accueillez au Théâtre.
E. M. : En accédant à la direction du Théâtre, le cahier des charges était à la fois de continuer notre activité de création, de diffusion et d’exploitation dans le lieu, ce qui est nouveau pour nous car, avant cela, nous étions une compagnie “hors lieu”. Nous devons aussi appuyer la création et la structuration d’autres projets que les nôtres. L’une de nos missions est l’accueil de compagnies en résidence. Nous lançons un appel à projet au printemps pour sélectionner les compagnies que nous allons accompagner l’année suivante. Pour 2023, cela représente dix-sept compagnies. Le temps moyen de résidence est de deux semaines. Nous recevons aussi trois compagnies associées dans le cadre de résidences longues de trois ans. Celles-ci travaillent avec nous sur les actions avec les publics. Nous écrivons avec elles des projets d’action culturelle et les soutenons en coproduction sur leurs propres créations. Nous organisons également Bruit, un festival de théâtre et musique, dans le cadre duquel nous programmons à la fois les créations de La vie brève, celles des compagnies associées et une sélection de projets que nous avons accueillis en résidence. C’est une fenêtre ouverte sur la maison de création tout au long de l’année.
Ces compagnies que vous accueillez en résidence peuvent bien sûr travailler leurs mises en scène au Théâtre. Mais peuvent-elles aussi utiliser vos ateliers ?
E. M. : En effet. Nous disposons d’un très bel équipement doté de deux salles. La grande salle de 300 places dispose d’un plateau de 18 m d’ouverture x 23 m de profondeur et 7,50 m de hauteur. Elle est adossée à un atelier de 450 m2 que nous avons équipé pour les petites et moyennes constructions. Il a vécu mais nous l’avons doté en fonction de nos usages car nous ne faisons pas de gros débits de décors. Le but est que l’atelier appuie l’activité de résidence. Puis, nous avons une petite salle de 200 places, avec un plateau de 18 m x 12 m pour une hauteur de 7,50 m. Nous avons également un vaste espace partagé avec le Théâtre du Soleil dont 310 m2 sont occupés par notre ressourcerie interne. Nous aimerions doubler cette surface en travaillant le rayonnage et en investissant l’espace en hauteur.
Cette ressourcerie s’intègre à un projet autour de la “conception responsable”. Comment a-t-il été initié ?
E. M. : Nous avons pensé mettre en place la ressourcerie et l’atelier de conception responsable en circulation avec les plateaux, les résidences, les équipes que nous accueillons. Cela répond à cette dimension de travail créatif. Dès que nous sommes arrivés en 2019, nous savions que nous allions hériter d’un volume conséquent de pièces, de décors, de matériaux, de costumes, … Il y plus de cinquante ans d’histoire et d’accumulation artistique dans ces murs. Nous nous sommes très vite dit qu’il fallait mettre la main dans cette matière et transformer cela en ressource pour les compagnies que nous allions accueillir. À partir du moment où nous avions énoncé cette idée-là, il a fallu mettre en place une écriture de projet pour que cela se réalise. Nous avons alors rencontré les termes “économie circulaire”, “réemploi”, “réutilisation”, “écoconception”, “conception responsable”, … Il s’agit de réfléchir à nos gestes de producteur en termes de conception, de construction et de fabrication de décor et à leurs impacts avec les compagnies résidentes. Nous nous appuyons sur cette réalité pour développer notre ressourcerie interne et l’atelier conception responsable. Entre l’automne 2020 et l’automne 2021, nous avons travaillé à l’amorçage du projet. Puis nous avons renforcé sa partie technique avec une consultante en économie circulaire. Nous nous sommes projetés sur une écriture triennale d’expérimentation pour structurer la ressourcerie, l’accompagnement à la conception responsable au niveau de l’atelier avec les équipes avec lesquelles nous travaillons, afin d’architecturer des événements faisant écho au projet en termes de sensibilisation et de recherche/action.
Au printemps 2022, nous avons recruté une cheffe de projet à plein temps ; elle s’occupe de la ressourcerie, de l’atelier, de la sensibilisation et de cette partie recherche/action. Notre démarche est par ailleurs lauréate de l’appel à manifestation d’intérêt “4R” (innover pour réduire, réparer, réemployer et recycler nos déchets) qui associe la Région Île-de-France et l’ADEME, l’agence de la transition écologique.
D’où viennent les éléments récupérés ? Avez-vous suffisamment d’établissements partenaires pour alimenter votre stock ?
E. M. : Pour l’instant, nous avons fait un travail sur notre stock interne : le stock de décors “La vie brève” et le stock dont nous avons hérité pour 1 € symbolique. Nous sommes allés au bout de la démarche de revalorisation. Offrir une seconde vie à des pièces de décor ou à des matériaux nécessite de s’interroger concrètement : y a-t-il des éléments que nous allons pouvoir réemployer sans les modifier ? Va-t-il falloir faire un travail de revalorisation plus conséquent, par exemple en débitant certaines pièces de décor ? Ce très long travail a fini par aboutir cet été. Nous avons travaillé sur plusieurs centaines de m3 d’éléments et de matériaux depuis le printemps 2022.
Par ailleurs, en 2019, nous avons décidé que les décors de notre spectacle Tarquin seraient revalorisés et réutilisés, dans le but de sortir de la logique de stockage intensif. 50 % de ce décor vont être réutilisés dans la prochaine production de Jeanne Candel à l’hiver 2023 et une autre partie a été placée dans notre ressourcerie. Je signale à ce propos que nous sommes adhérents du RESSAC (Réseau national des ressourceries artistiques et culturelles) depuis cet été, ce qui est très important pour nous. Le RESSAC va nous appuyer pour la structuration de notre ressourcerie. Cela va passer par la caractérisation de notre stock, notamment via la mise en place d’un outil logiciel, et par la possibilité de s’ouvrir à la collecte, en coopération territoriale avec d’autres théâtres franciliens. Nous sommes les premiers à avoir une ressourcerie interne et l’idée est que notre projet produise une émulation. Mais pour cela il faut travailler sur le volet conception responsable puisque c’est la manière dont nous concevons nos décors qui va déterminer leur seconde vie.
Pourquoi ne pas avoir ouvert votre ressourcerie à d’autres structures que les compagnies que vous accompagnez en résidence ?
E. M. : C’est quelque chose que nous envisageons de faire mais nous voudrions déjà optimiser la caractérisation du stock, mettre en place l’outil d’inventaire logiciel et surtout la coopération territoriale avec d’autres théâtres franciliens sur le volet collecte. Ensuite, nous imaginons que nous pourrons vraiment ouvrir la ressourcerie à l’extérieur, indépendamment des compagnies, pour avoir un stock dynamique et une gestion des flux optimisée.
Votre atelier de « conception responsable » est-il opérationnel ?
E. M. : Il est complètement opérationnel. Il est équipé pour la petite et moyenne construction ; il comprend des postes de travail en menuiserie, en serrurerie, électroportatifs. Nous ne faisons pas de débit de gros décors. Nous avons fini de l’équiper à l’automne 2021.
Qu’est ce qui, pour vous, différencie cette conception responsable de la conception conventionnelle ?
E. M. : Nous sommes en train de mettre en place des outils de sensibilisation et méthodologiques au bénéfice de cette conception responsable. Ce sont des outils de suivi du cycle de vie des décors permettant de travailler les décisions et les impacts de la réalisation d’un décor, depuis les choix de conception que nous faisons, les choix de matériaux que nous utilisons pour la construction des décors, les choix pour l’assemblage de différents éléments afin de les “brutaliser” le moins possible, jusqu’à l’optimisation du transport du décor. C’est une chaîne, un process de décision et d’analyse de l’ensemble de ces décisions et de leurs impacts. C’est ce chemin d’analyse du cycle de vie des décors que nous mettons en place avec les compagnies et avec différents outils : des outils d’aide à la décision, qui permettent de structurer une dynamique et un travail d’équipe entre metteur en scène, concepteur, scénographe, constructeur, techniciens d’exploitation, et ce dans une dimension écocritique. Cela concerne tous les corps de métiers, c’est une dynamique globale qu’il faut mettre en place ainsi qu’un suivi des impacts. Nous sommes en train de faire ce travail sur la construction du décor de la nouvelle création de Jeanne Candel, en relation avec les ateliers de la MC93, car nous n’avons pas la capacité de construire l’intégralité du décor tel qu’il a été dessiné. Nous allons tester un outil de suivi qui s’appelle Seeds et qui a été développé par l’association Arviva (Arts vivants, arts durables) ; il va nous permettre d’évaluer l’impact de la construction et de l’exploitation de ce décor.