Achache en pleine grâce
Ce seraient des lendemains aux murs froissés par les ans. Ce seraient des êtres qui cherchent à (s’)aimer encore malgré la chute. Ce seraient des vagabonds enchaînés à leurs mouvements intérieurs. Ce serait ce qu’il demeure de la chevalerie et du romantisme à l’aube de ce nouveau siècle. Sans tambour, le dernier né de Samuel Achache, s’écrit dans une maison s’effondrant au rythme des Lieder de Robert Schumann. Lisa Navarro, fidèle complice, signe une scénographie d’une justesse infinie. Tous deux n’en sont plus à leur coup d’essai mais plutôt à l’endroit d’une maturité réjouissante. Drôle, tendre et déchirant, Sans tambour brille de ses éclats surréalistes dans ce monde en naufrage. C’est tout simplement beau.
L’espace de la perte
Ils ne sont pas si nombreux à interroger de manière profonde et intime les liens sacrés et secrets qui unissent théâtre et musique. L’AS 244 célébrait la maestria de Séverine Chavrier et son fracassant Ils nous ont oubliés. Elle avait Wagner à l’oreille. Samuel Achache est inspiré par Schumann. Voilà quelques années qu’il façonne, accompagné de Florent Hubert et Jeanne Candel, un théâtre où chacun des interprètes apprivoise la musique, un théâtre où les principes d’écriture musicale sont intrinsèquement liés à l’action théâtrale. Sans tambour est l’histoire d’un effondrement où la figure du désastre épouse la forme d’un espace poétique. C’est l’histoire d’un gouffre qui ouvre l’espace. C’est une maison qui se défait et se détruit jusqu’à la ruine. Ce sont des êtres qui font, sous nos yeux, l’expérience de la perte. Ce qu’il reste d’elles et eux, ce sont les souvenirs, fragments de vies et d’instants passés ensemble, restes de moments de joie et de silences, vestiges de non-dits et d’éclats de rire. Le plateau s’écrit ensemble, chanteur.se.s, instrumentistes, acteur.rice.s et l’espace naît de cela. Sans tambour visite les engrammes à force de musique et de théâtre. La puissance allégorique d’une maison qui s’effondre et la vie qui jaillit de ces ruines.
Effondrement(s)
La maison qui s’effondre a été un point de départ pour créer l’espace. “Lors des premières sessions de répétition, nous n’avions pas de décor. Nous avons tenté des choses, des morceaux de maisons avec des châssis, des choses basiques, très simples, afin que les interprètes puissent jouer. Cela a permis d’éprouver la physicalité”(1), raconte Lisa Navarro. Au commencement donc étaient une maison qui s’effondre, des pistes de personnages et les Lieder. Des châssis oubliés au Théâtre de l’Aquarium servent de leurre pour expérimenter, tandis que les maquettes de maison prennent forme. Une maison, un étage, une façade qui s’effondre. “Nous avons eu des problèmes très concrets à résoudre. L’étage signe l’idée d’une maison. Pour que le mur s’effondre, il fallait que de grands éléments puissent tomber dans des configurations de salles très différentes. Et dans un souci écologique, il fallait que le mur puisse être reconstruit chaque jour.” La carcasse de la maison est une ossature en métal recouverte de feuilles en bois. Le spectacle s’écrit au fur et à mesure, rien n’est figé. Des idées de scènes s’impriment, s’enchaînent et l’espace se construit de la même manière. “Nous avons réalisé avec l’atelier de nombreux prototypes, des morceaux de maisons qui s’écroulent retenus par des électroaimants. Il y a eu beaucoup d’essais. Tout sonnait faux. Ces questions nous ont occupés une bonne partie de la conception. Comment trouver le juste endroit ? Nous souhaitions que ce soit plausible, crédible ; que ce ne soit pas un décor en carton-pâte mais que l’illusion soit créditée. L’endroit était délicat à trouver. Le mur devait être manipulé à vue par les acteurs.” Face à nous donc, une maison, étage à découvert, murs bâchés à jardin pour masquer l’étage du bas et un espace cuisine fermé à cour. C’est ce même espace qui sera bientôt détruit par les interprètes et deviendra un champ de ruines.
Des murs en éclats
Le mur de l’espace cuisine qui s’effondre est un puzzle géant tenu en force entre des battants de bois. Les pièces de ce puzzle sont fabriquées en polystyrène et renforcées au plâtre. Cette solution artisanale et théâtrale est la marque de fabrique du style “bricolé chic” qui caractérise le travail du duo complice Lisa Navarro/Samuel Achache. Des chevrons plantés dans le sol, un plancher rehaussé (environ 8 cm), des fermes métalliques dans lesquelles des montants viennent se planter avec un système de mortaises. “Tous les blocs s’encastrent les uns dans les autres et les morceaux tiennent en force. Cela nous a pris un temps fou en création et n’a pas été simple en Avignon car le vent a été un enjeu infernal, le mistral était délirant. Il a donc fallu travailler les renforts afin que les blocs ne s’effritent pas trop.” Les conditions météo ont permis de tester l’efficacité de ce décor impeccablement bricolé où tout est crédité. Tout ce qui s’effondre et se brise sous nos yeux est crédible. Et rien n’est jeté. Une table bricolée et renforcée en métal est explosée à la masse et reconstruite. La machinerie scénique et théâtrale est convoquée dans sa plus élémentaire simplicité et tout fonctionne. L’ossature métal du décor permet de se suspendre et d’accrocher éléments et projecteurs. Au rythme des Lieder de Schumann et en présence des fantômes de Tristan et Iseult, la maison s’érode, se désagrège, se déshabille pour ne devenir qu’une carcasse vide avec une image persistante de piano suspendu. Nous terminons dans les gravats, dans la matière. C’est sublime.
Ouvrir l’espace
“C’est une mise pour enfant de cinq ans. Les machinistes adorent”, plaisante Lisa Navarro. L’espace est pensé à deux dimensions. 9 m ou 6 m d’ouverture. À jardin, une partie vient s’ajouter comme un module complémentaire pour ouvrir l’espace. “L’expérience d’Orfeo au Théâtre des Bouffes du Nord – un décor immuable et à l’étroit dans le cadre de scène – nous a donné cette idée d’ouvrir l’espace.” Le décor se monte en cinq services. “Nous finissons toujours par du fil de pêche et des trucs qui tombent ! Nous ne sommes pas très high tech ! Ce côté artisanal est notre grande spécialité. Nous avons envie que les choses soient au plus près des acteurs, les plus manipulables possibles. Tout est détruit et reconstruit. Cela a été un des enjeux de ce décor. Ce n’est pas toujours simple de recycler mais nous faisons tout pour cela. Ces derniers temps, je me dis que nous avons déjà établi un gros état des lieux mais que nous ne pourrons pas tout changer en une seule fois comme par magie.” La maison se monte rapidement mais la mise est longue. Il faut un service de mise et un service de séchage pour le mur/puzzle. “Nous réparons au plâtre, patinons ; ce sont des petites choses artisanales mais qui mises bout à bout prennent du temps.” En réalité, Sans tambour célèbre le théâtre dans ses sources. Récit archaïque, lieu unique, poésie, artisanat et illusion. Sans tambour est ce qu’il restera du théâtre quand nous aurons tout oublié. Ce décor pourrait se poser partout, en intérieur comme en extérieur, et cette histoire est celle de toutes et tous. Qu’est-ce qui renaît et refleurit après l’orage et les tempêtes ? En quelques éclats surréalistes, Achache renverse nos cœurs et nos oreilles pendant que Navarro ravit nos yeux. C’est un temps suspendu, en pleine grâce, où nous rions et pleurons. Un temps qui existait il y a mille ans. Un temps qui existera dans mille ans et qui porte le fragment de cette éternelle histoire intime. La plus belle ritournelle de l’histoire de tous les temps : s’aimer, ne plus s’aimer, s’aimer encore. Des morceaux d’étoiles dans la carte d’un tendre.
Notes
(1) “Ensemble des expressions visibles et tangibles que prennent les dispositions propres à une entité quelconque lorsque celles-ci sont réputées résulter des caractéristiques morphologiques et physiologiques intrinsèques à cette entité.” Philippe Descola, Par-delà nature et culture