Le Moine Noir de Kirill Serebrennikov

Festival d’Avignon

Toutes les photos sont de © Christophe Raynaud de Lage

Le Moine Noir, d’après une nouvelle d’Anton Tchekhov, retrace l’histoire d’un intellectuel russe, Andreï Kovrine, qui, surmené, vient trouver refuge dans le grand jardin de celui qui l’a quasiment élevé, Péssôtski. Il y retrouve Tania, la fille de ce dernier. Ils vont se marier. Le père et la fille éprouvent une vive admiration pour Andreï mais celui-ci voit de plus en plus venir à lui, dans un délire hallucinatoire, un moine noir. Il va peu à peu sombrer dans la folie et finira par mourir. Ce jardin est la seule chose que possèdent Péssôtski et Tania ; il est toute leur vie.

Kirill Serebrennikov – auteur metteur en scène et scénographe du spectacle – part de la nouvelle éponyme d’Anton Tchekhov et propose un montage où vont se succéder les points de vue de différents personnages sur l’histoire racontée. Le spectacle est structuré en quatre parties. Au départ de chacune d’elles, le chiffre (1, 2, 3, 4) est projeté en grand. L’architecture est on ne peut plus claire. Comme le fait Gus Van Sant dans Elephant en octobre 2003, nous retraversons plusieurs fois le même récit, embarquons quatre fois à bord d’un personnage différent pour traverser le même récit. Si l’enjeu est bien la complexité du récit, la juxtaposition des différentes versions et la force formelle de cette répétition prennent largement appui sur la scénographie.

Changer d’angle de vue ?

Sur le plateau, trois serres rectangulaires avec chacune un toit triangulaire. Les bâches transparentes sont tendues sur une structure en bois clair. À chaque extrémité, une porte ; deux portes donc par serre. À l’intérieur de chacune, des bancs modulaires en bois clair qui ne renvoient pas tant à une époque qu’aux équipements collectifs où il existe un grand nombre d’éléments semblables : bancs, chaises, tables, … Ici, ce sont seulement des bancs qui viendront à plusieurs reprises configurer autrement l’espace ; des bancs comme des segments qui tantôt viendront former de grandes lignes, tantôt des rangées.

Lorsque nous entrons, les trois serres sont disposées parallèlement avec le petit côté (côté porte) face à nous, légèrement en escalier. La serre la plus à cour est la plus proche de l’avant-scène. Dans l’une des serres, se trouve un piano qui est à la fois celui du propriétaire terrien et celui de la salle de vie commune sur lequel les estivants (sans doute dirions-nous aujourd’hui les saisonniers), main d’œuvre étrangère venue travailler au jardin, jouent pour accompagner leurs chants et leurs danses. La musique est l’un des pivots du spectacle. À jardin des trois serres se trouve un grand disque de bois clair d’environ 4 m de diamètre. À la face, côté jardin, un pupitre et un micro.

Avant d’entamer la deuxième partie, l’espace est changé. Non pas simplement comme s’il s’agissait de le regarder d’un autre endroit, depuis une autre place, selon le point de vue d’un autre personnage mais radicalement changé : il devient autre avec pourtant rigoureusement les mêmes éléments. Les trois serres sont mises bout à bout comme un long couloir de jardin à cour.

Les bancs ne sont plus à l’intérieur des serres mais disposés perpendiculairement en bord de scène, parallèles entre eux devant la serre la plus à cour, prêts à accueillir une assistance.

Le grand disque de bois clair est toujours à sa place. À peu près au centre à l’avant-scène, un micro. Plus de pupitres. À la fin de la deuxième partie, les bâches sont déchirées à mains nues. Restent les structures de bois clair et les lambeaux de bâches.

Pour la troisième partie, les trois serres sont amenées à cour et le couloir est reformé, mais cette fois-ci de la face au lointain. Les bancs retrouvent leur place dans les serres puis seront alignés face au public à mi profondeur. Le grand disque de bois clair est toujours à sa place. Un petit orme en métal est amené et posé sur un tapis rectangulaire, dans l’axe du disque. À peu près au centre à l’avant-scène, un micro.

Puis, plus tard, les bancs sont alignés à jardin face aux serres, de sorte qu’il existe un espace de jeu entre eux. De derrière le grand disque de bois clair sont sortis successivement trois autres disques de bois clair, chacun de diamètre inférieur au précédent. Les quatre disques sont alignés régulièrement au lointain. Ils contribuent largement à ouvrir et faire exister l’espace entre la ligne de bancs et le couloir de serres. Plus tard encore, les bancs sont disposés en rangées, à jardin, face public. Quatre rangs, deux bancs par rangée. Puis les structures en bois des serres sont basculées sur un côté du toit et ne figurent plus que des structures de bois qui, ainsi couchées, renvoient davantage à des représentations mentales qu’à ce qu’il reste d’une maison.

Vers un espace mental ?

Pour accueillir chacun des récits (d’abord le récit selon Péssôtski, puis selon Tania, puis selon Kovrine, puis enfin selon le moine noir), l’espace se transforme. Mais il ne s’agit pas simplement, comme chez Gus Van Sant, de tourner autour d’un même espace et de le visiter différemment mais de l’assembler autrement ; modifier les rapports qu’entretiennent les différents éléments qui structurent l’espace. De la même manière, chacun des récits n’est pas simplement une version différente mais radicalement un autre récit : nous y retrouvons les mêmes faits mais agencés autrement et la relation entre les faits n’est pas identique dans tous les récits.

La quatrième et dernière partie est le récit du point de vue du moine noir, peut-être la plus difficile à représenter car elle nous plonge au cœur de la folie de Kovrine, au cœur du monde parallèle vers lequel il voyage. Ce qu’il reste des serres, les épaves pourrions-nous dire, est poussé à jardin et à cour. Reste, à cour, un morceau de plancher d’une des serres ; face au public, dans sa longueur. Sur ce “ponton” reste le piano. La musique est l’un des pivots du spectacle. Le pianiste tourne le dos à l’espace de jeu. Au fond toujours, les quatre disques, de jardin à cour, chacun plus petit que celui qui le précède.

Ainsi vidé, ou presque, l’espace apparaît immense. Il est investi par des danseurs, vêtus de noir. À eux tous, ils sont à la fois plusieurs moines noirs et, collectivement, Le Moine Noir.

Cette foule anonyme présente dès le début du spectacle (tantôt des estivants, tantôt des figurants, tantôt des machinistes) prend ainsi brusquement son sens. Nous revisitons alors rapidement les différents récits/espaces traversés. C’est cette foule qui s’est occupée des changements, de modifier l’espace, de faire apparaître les rares nouveaux éléments. C’est elle qui a été témoin de toutes les histoires. Et maintenant que tout ce qui est bâti, ou presque, a été poussé de côté, ne restent que les corps pour habiter cet espace et jouer avec son équilibre, le remplir et le vider, selon les mouvements chorégraphiques.

Comment représenter l’humain ?

Il y a treize ans quasiment jour pour jour, en 2009 donc, je me souviens du spectacle Médée Tourbillon Solo, écrit et joué par André Benedetto au Théâtre des Carmes – son théâtre – au Festival off d’Avignon. André Benedetto y interprétait seul un grand nombre de Médée différentes et un unique Jason. Il était seul en scène dans un large rond de lumière s’étalant sur l’ensemble du plateau. J’avais été très impressionnée par la manière, porté par cet espace d’une stricte simplicité, de représenter les différents personnages. Comme si la question qui existait en-dessous, entre les histoires racontées, à la croisée de l’espace, du jeu et du texte, était aussi celle de la représentation : comment représentons-nous les êtres humains sur un plateau de théâtre ? Comment choisissons-nous de les représenter ?

Ce qui est bouleversant avec Le Moine Noir, lorsqu’arrive cette dernière partie, c’est que nous prenons la mesure soudaine de la scénographie, de la manière dont elle contribue à représenter les humains en question, à les accompagner spatialement et métaphoriquement jusqu’à matérialiser la folie de Kovrine.

Deux actrices et cinq acteurs jouent dans ce spectacle. Une foule, anonyme d’abord, les entoure, à la fois témoin et active dans l’avancée de l’action (changements de décor). Cette foule est composée de sept chanteurs et huit danseurs. Et si nous avons cette impression de vie et de mouvement en permanence, c’est qu’entre les quelques éléments bâtis (les trois serres, les sept bancs, le piano, les quatre disques de bois clair, le petit orme de métal sur son tapis), cette foule va et vient, observe, commente gestuellement, apporte ici un élément, en reprend là un autre ; elle est indissociable de la scénographie, comme un.e marionnettiste est lié.e étroitement à sa marionnette.

Quand, dans cette dernière partie, tous les éléments bâtis, ou presque, ont été poussés sur les côtés, l’ensemble des corps – cette foule en noir – n’est-il pas ce qui reste de la scénographie ?

Peindre la scène

Il faut rappeler un détail et non des moindres : la représentation a lieu au Festival d’Avignon, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cette cour est en elle-même déjà une scénographie : le mur du fond, certes, avec toutes ses fenêtres, mais également les murs qui entourent les spectateur.rice.s, la présence du ciel et du vent. Sans doute à cause du mistral, les bâches ont été fendues afin de laisser les rafales passer. Toujours est-il que le vent joue avec les bâches comme il joue avec les corps, les costumes et vient ajouter la dimension du dehors à ce spectacle au cœur duquel nous trouvons un grand jardin et une vie rythmée par les levers et couchers de soleil. Outre le vent et le ciel, la Cour d’Honneur est habilement habitée par ce spectacle. Le mur de fond de scène, immense, devient régulièrement écran de projection : reprises live de ce qui se passe sur scène, projections vidéo dialoguant avec ce qui est en train de se jouer, images psychédéliques faisant écho à l’état de l’un des personnages. Cela permet notamment un jeu d’échelles entre les acteur.rice.s au plateau, la projection sur le mur et parfois la projection sur un ou plusieurs disques de bois clair ; jeu d’échelles parfois présent avec les ombres projetées des personnages (PAR 64 sur platines au nez-de-scène) soit sur le mur du fond de scène soit sur l’un des disques.

Le travail de lumière en grandes directions (batterie de PAR 64, HMI, découpes) et l’omniprésence de la fumée (pour protéger le jardin du gel matinal) apportent une dimension extrêmement graphique à l’ensemble. À cela il faut ajouter la foule des chanteurs et danseurs dont le déploiement et le positionnement dans l’espace sont un réel travail de composition venant régulièrement faire vivre les éléments bâtis de la scénographie.

Comme l’explique Michel Corvin dans son Dictionnaire encyclopédique du théâtre(1) le nom “scénographie” vient, étymologiquement, de skênographia c’est-à-dire “peinture de scène”. Il s’agissait de peindre le bâtiment de scène (skḗnē). Ce détour fait par ce rappel historique, parce qu’au sortir des 2 h 40 de spectacle sans entracte, nous gardons de la représentation le souvenir d’une grande peinture. Le souvenir de s’être promenés dans une fresque, d’avoir tour à tour emprunté tel personnage pour cheminer, puis tel autre, comme lorsque qu’Andreï Tarkovski promène sa caméra à l’intérieur de la toile Chasseurs dans la neige de Pieter Brueghel l’Ancien(2), rendant si vivant le rapport qu’entretiennent entre eux les corps et les espaces.

Le fait que Kirill Serebrennikov ait écrit le texte, qu’il ait ensuite travaillé conjointement à la mise en scène et à la scénographie, produit sans doute une réelle imbrication entre texte, espace et corps. Ce qui reste, plusieurs jours après la représentation, est un ensemble complexe de théâtre, musique, danse, poésie, à l’intérieur duquel la dimension picturale demeure vive et puissante.

 

 

 

Notes

(1)   L’art de la skênographia naît avec l’épanouissement du théâtre à Athènes au milieu du Ve siècle av. J-C. Le peintre Agatharcos de Samos aurait composé pour Eschyle et Sophocle les premiers panneaux peints utilisés pour les décors de leurs tragédies. Ces panneaux devaient être appliqués sur la façade de la skḗnē, bâtiment de scène alors provisoire, en bois, élevé lors des fêtes en l’honneur de Dionysos. Les archéologues ont pu reconstituer le plan de cette skḗnē et évaluer la dimension des panneaux peints : 12 m environ de part et d’autre du porche central, avec de chaque côté une porte secondaire

 

(2)   La toile Chasseurs dans la neige (1565) du peintre flamand Pieter Brueghel l’Ancien est présente dans plusieurs des films de Tarkovski et notamment dans Solaris (1972) où la caméra entre au plus près de la toile et la parcourt plusieurs minutes durant

 

  • Texte, mise en scène : Kirill Serebrennikov
  • Scénographie : Kirill Serebrennikov assisté de Olga Pavliuk
  • Collaboration à la mise en scène et chorégraphie : Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin
  • Musique : Jēkabs Nīmanis
  • Direction musicale : Uschi Krosch
  • Arrangements musicaux : Andrei Poliakov
  • Dramaturgie : Joachim Lux
  • Lumière : Sergey Kuchar
  • Vidéo : Alan Mandelshtam
  • Costumes : Tatiana Dolmatovskaya
  • Assistanat à la mise en scène : Anna Shalashova
  • Traduction en allemand : Yvonne Griesel
  • Traduction en français pour le surtitrage : Daniel Loayza, Macha Zonina
  • Traduction en anglais pour le surtitrage : Lucy Jones
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