Tout ce que l’on peut dire après

Eddy D’aranjo, Clémence Delille et Édith Biscaro se rencontrent au TNS, groupe 44. Lui, en mise en scène et dramaturgie. Elles, respectivement en scénographie/costumes et régie/création. Tous trois sortis en 2019 de l’école, Après Jean-Luc Godard, je me laisse envahir par le Vietnam est leur premier spectacle. Ils le cosignent. Rêvée avant Covid, la création s’interrompt et s’écrit au fil des recherches et des expérimentations. À les entendre, rien de ce qui avait été imaginé au départ ne fabrique ce spectacle, inspiré et exigeant, qui prend la forme d’un récit fragmentaire servi par un plateau d’une redoutable précision et d’une beauté troublante.

© Willy Vainqueur

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Je pense avec mes mains

D’aranjo se présente comme un transfuge de classe. Homme délicat à l’œil vif, il débute la conversation en livrant calmement et précisément ce pourquoi, ce en quoi, Jean-Luc Godard a épousé ses contradictions. Une caisse de résonance, une chambre d’écho. S’ensuit un échange passionnant sur l’endroit de sa construction/déconstruction, son rapport au théâtre comme intimidant et fascinant lieu de vérité, sa volonté de réconcilier le théâtre d’art et le théâtre politique. Des mots de Godard, “je pense avec mes mains”, il a fait son miel. “L’idée était de faire le point sur là où nous en sommes avec le théâtre, de quoi il est capable dans son rapport avec l’art, avec l’imaginaire, avec la politique, avec la pensée, … Je me suis passionné pour Godard car il était un opposant. C’était, pour moi, une tentative pour retrouver un chemin vers l’avant-garde. Je formulais cela comme un programme assez théorique, programmatique, un spectacle conceptuel. Cette position sur le cinéma, l’acteur, le montage, que devient-elle si on essaie de trouver une opération théâtrale qui corresponde à ces principes ? L’idée était que le spectacle puisse répondre à des sortes d’hypothèses théoriques. C’était l’intuition de départ. Et ce qui s’est passé pendant les répétitions, en me confrontant à Godard et à l’équipe artistique, c’est que j’ai réalisé que tous mes présupposés étaient faux, tout entrait en contradiction avec le cadre conceptuel que j’avais établi. J’ai réalisé que c’était un artiste, très empirique, très concret, il dit lui-même : je pense avec les mains.” C’est ainsi qu’Après Jean-Luc Godard, je me laisse envahir par le Vietnam a commencé, après avoir renoncé dans un esprit de reconquête inspiré. Le travail sur l’espace a été de même nature. Intuitif, documenté. C’est avec Clémence Delille, en regardant un film sorti en 1995, JLG/JLG, autoportrait de décembre, que naît l’idée de Jeannot, double lointain de Jean-Luc Godard incarné par Volodia Piotrovitch d’Orlik, qui viendra tendre le récit. Clémence Delille raconte : “Nous voulions nous inspirer des appartements de Godard de ces années-là. Un plateau qui représenterait un appartement. Très vite, j’avais la sensation qu’il y avait quelque chose de trop parcellaire. Nous n’arrivions pas à passer à la suite. Je suis revenue voir Eddy avec JLG/JLG, autoportrait de décembre qui est le film qui m’a le plus touchée, celui où on voit Godard jouant le vieillard dans son appartement. J’ai eu la sensation que c’était une porte d’entrée possible et je lui ai fait une proposition d’espace qui ressemble à cet appartement. Un endroit de vie et de travail où on verrait Godard bien plus âgé. C’est ainsi qu’Eddy a commencé à écrire la fiction de Jeannot et des enfants qui viendraient prendre soin de lui. Nous nous sommes retrouvés avec un personnage de vieillard qui est devenu le centre du spectacle, c’est fou de voir le trajet parcouru. Cela a été le socle de la trame narrative et de la construction : des jeunes – nous, sortant du TNS – essayant de tisser un lien avec cette personne de 92 ans. Au départ, donc, il y a eu cet appartement, et puis cette idée de la déconstruction, que le décor devait peu à peu être démonté”.

© Willy Vainqueur

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Pleurer Jeannot

Un prologue aux deux chaises rouges où Édith Biscaro et Clémence Delille entrent en scène et se présentent puis plantent le décor. Fond blanc, écran baissé, salopettes noires, tee-shirts gris, dispositif intercom. L’image est impeccable et les mots quotidiens se patinent d’éclats poétiques “ainsi parfois nous désirons pleurer et nous avons besoin de l’art”. Elles sortent et la première partie, Pleurer Jeannot s’inscrit en toutes lettres sur l’écran. L’écran se lève et apparaît l’appartement. Clémence et Édith sont au plateau durant tout le spectacle avec une habilleuse. Édith filme en temps réel. Deux caméras Sony HRX MC88 sont nécessaires à la conduite. L’appartement fait figure de plateau de cinéma, ultra réaliste. Au jardin, le lieu de travail : étagères, banc-titre et agrandisseur, enceinte, matériel photo argentique, … À la cour : table, évier, chauffe-eau. Des tapis et des tas de livres au sol, un fauteuil, … Et des couleurs franches, tant dans les costumes que dans le décor pour qu’apparaisse Godard comme un message subliminal. Jeannot porte un masque de vieillard. “Les couleurs, pour les costumes et le décor, c’était pour que l’on puisse faire le lien avec Godard de manière instinctive. Et pour le masque, nous avons cherché des solutions différentes. J’avais une intuition du côté du maquillage, un grand visage blanc, un peu abstrait, un masque de Butō. Et puis, nous avons abandonné l’idée et nous avons commandé quelques masques pour une séance d’essais afin de les tester en condition et de mettre à l’épreuve les situations avec les problématiques techniques et les contraintes posées par le son. Ce masque-là nous a tout de suite troublés. Il a fait apparaître le personnage de Jeannot en le déréalisant. Et puis Eddy m’a demandé de trouver un masque pour chacun des acteurs.

© Willy Vainqueur

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L’appartement va être déménagé et les quatorze châssis de tailles variables qui composent le plateau vont progressivement être démantelés pour transiter vers la deuxième partie. “Nous savions que le décor allait s’ouvrir, nous voulions que les châssis soient manipulés et puissent ouvrir sur un nouvel espace en suivant cette famille. Les comédiens allaient permettre de déployer cela. Et puis, le processus a été une écriture de plateau. Nous avons monté ensemble cette fiction”, commente Édith Biscaro. L’espace est composite et il amalgame la sphère privée et la sphère publique. L’intuition était de construire un espace un peu reclus, un atelier d’écrivain qui se dissiperait au fil du récit jusqu’à disparaître.

© Willy Vainqueur

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Un spectacle en train de disparaître

Alors, voilà comment la transition s’opère, l’écran est chargé après un extrait du sublime Alegria de Manuel Vilas : “Tout ce que nous avons aimé et perdu, que nous avons aimé énormément, que nous avons aimé sans savoir qu’un jour on nous l’enlèverait, tout ce qui, une fois perdu, n’a pas pu nous détruire, bien qu’ayant insisté en y mettant une force surnaturelle et cherché notre ruine avec cruauté et obstination, finit tôt ou tard par se changer en joie”. Et une scène de soin et de toilette s’organise. Des couleurs éclatantes sur fond blanc, une puissance visuelle, un vieillard que l’on accompagne dans sa détresse. Une scène qui rappelle Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci. Puis l’écran est appuyé et la seconde partie s’inscrit en toutes lettres : “un spectacle en train de disparaître”. Jeannot enlève son masque et Volodia Piotrovitch d’Orlik apparaît pour mener la danse jusqu’à la fin du spectacle. Le plateau se dénude peu à peu. Une toile bleue au lointain, et un chemin vers l’épure s’orchestre sur scène avec une élégance épatante. À la fin, le plateau est quasi nu et il reste une perception d’irréalité. Comme un rêve traversé de cauchemars. Le plateau parait cossu et, à entendre Edith Biscaro, il est ambitieux par rapport aux moyens de la compagnie. On sent l’influence de Julien Gosselin avec lequel Eddy D’aranjo travaille comme dramaturge, et ce désir de travailler à grande échelle. “Le montage a lieu à J-1 et j’arrive à J-2 pour le prémontage. Il faut un minimum de 11 m d’ouverture. Ce qui est le plus difficile en tournée c’est de faire corps avec l’architecture du théâtre. Poser la boite dans la boite. Il faut pouvoir tout cacher, le déploiement s’écrit dans chaque salle. Il faut penser les différentes étapes et chaque fois on cherche comment écrire ces choses-là afin que l’image se renouvelle vraiment. C’est un spectacle très lourd pour une jeune compagnie, nous sommes encore dans la débrouille, on demande beaucoup aux lieux de nous aider.” Une chose est certaine, ces enfants des années 90 ont tendu une main pleine à Godard et à leur héritage et, premiers témoins d’un changement de siècle, ils sculptent un monde à leur image en cherchant comment prendre soin de ce qui est en train de disparaître. Ils terminent sur une page blanche. La leur ? Une belle promesse du théâtre au présent. Sans aucun doute. D’autant qu’à ce trio plein de souffle, d’intelligence et de délicatesse, s’ajoute un collaborateur artistique/acteur de haut vol : Volodia Piotrovitch d’Orlik. Nous n’avons pas fini d’entendre parler d’eux.

© Willy Vainqueur

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  • Écriture, conception et mise en scène : Eddy D’aranjo
  • Collaboration artistique : Volodia Piotrovitch d’Orlik
  • Collaboration technique, régie générale, plateau et cadre : Édith Biscaro
  • Scénographie et costumes : Clémence Delille
  • Création lumière : Anne-Sophie Mage
  • Création son : Saoussen Tatah
  • Création vidéo : Typhaine Steiner
  • Accompagnement tournée lumière et vidéo : Zélie Champeau
  • Accompagnement tournée son : Baudouin Rencurel
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