Tiago Rodrigues, à fleur de mots

Enfant, il grandit dans les salles de rédaction enfumées et blagueuses, entouré de journalistes dont son père qui cherchent le mot juste. À sa grand-mère Candida, il offre les sonnets de Shakespeare. Par cœur. Sa rencontre avec tg STAN est décisive. Avec eux, il apprend que faire du théâtre ce n’est pas obéir. En 2013, il présente Trois doigts sous le genou au Théâtre des Abbesses, une plongée dans les archives portugaises pour ausculter la censure sous le régime salazariste. Puis vient By heart qui l’inscrit durablement dans le paysage théâtral français. Son théâtre, d’une délicatesse inouïe, est fait d’histoires. Ses espaces sont sobres, dépouillés, poétiques. La précision de la conversation appelait le verbatim et non le commentaire.

La Cerisaie - Photo © Christophe Raynaud de Lage

La Cerisaie – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Journalisme au cœur

Tiago Rodrigues : J’ai eu la chance d’être bien entouré dans mon enfance. Mon père était journaliste. Je passais mon temps entre des journalistes qui fumaient, qui disaient des blagues, des gros mots. Ils cherchaient quelque chose, ce que Flaubert appellerait le mot juste. Un angle. Ils écrivaient très vite mais prenaient le temps pour la recherche de la porte d’entrée. Comment raconter l’histoire. Et j’entendais parler ces gens des reportages de García Márquez, d’Hemingway. Une des grandes figures de ma vie, c’est le journaliste Robert Fisk et ses grands reportages sur la Guerre civile au Liban. Dans mon expérience de lecteur, c’est à la hauteur de Virginia Woolf avec un filtre très tendu, très personnel. C’est dire l’importance du journalisme dans ma vie. Je fais beaucoup de recherches avant de commencer à écrire, à développer ce qui est mon chemin dans un projet artistique. Il y a ce moment de digestion, de mastication de la réalité. Je me laisse guider par ma curiosité, je n’ai pas la déontologie du journaliste, je ne cherche pas le renseignement complet pour ne pas détruire l’imagination. Ce n’est pas la meilleure recherche mais celle que nous désirons, qui répond à notre soif, notre curiosité. C’est en répondant à ma curiosité que le processus de travail qui va amener au spectacle émerge et surgit. Si je dis l’essentiel, c’est d’aller au marché pour savoir ce que je vais proposer dans mon restaurant. Peut-être vais-je rencontrer un pêcheur et le spectacle sera alors une nuit dans un bateau. Nous avons cette chance, nous les artistes, car nous pouvons dire “c’est le processus”. Alors j’essaie de transformer mon processus de travail en quelque chose que je veux vivre. Je fais des pièces parce que je suis curieux et je veux apprendre à propos de quelque chose. J’écris pour les actrices et les acteurs. Je réécris. Je ne suis pas capable d’écrire tout seul chez moi, j’écris en répétition. La pression de la salle de rédaction je la ressens parce que j’arrive chaque jour avec deux pages nouvelles. Pour essayer. Pour les valider ensemble.

Un espace où jouer

Tiago Rodrigues : Pour moi, l’espace où se passe le spectacle et l’idée de décor qui peut donner naissance à ce spectacle ne peuvent jamais être complets. Il doit leur manquer les mots pour exister, pour être vivants. Pour le décor, j’essaie de travailler de sorte que la personne qui travaille sur l’espace scénique soit en dialogue avec la construction du spectacle et avec les idées qui se développent dans les répétitions ; qu’elle réponde au défi de proposer un espace où il est possible de jouer. Pas nécessairement un espace qui raconte mais un espace qui crée les conditions où le jeu va se passer. C’est comme les quatre lignes dans un match de foot. Le décor propose les règles du jeu mais n’impose pas une façon de jouer. Cela demande des artistes très ouverts à la collaboration, très ouverts à l’idée de ne pas imposer une identité forte mais une négociation avec une idée du théâtre qui laisse de l’espace à l’imagination, du pouvoir pour l’évocation du texte et des interprètes. Cela signifie que l’espace ne peut pas expliquer le point de vue du spectacle. Cela nécessite des gens qui connaissent la façon dont nous travaillons ou qui sont suffisamment en confiance pour ne pas mettre dans leur décor tout ce qu’ils pensent, mais pour y mettre des défis, des propositions, sans nécessairement avoir besoin d’expliquer leur lecture du monde et de cette pièce avec leur décor.

Complicités

Tiago Rodrigues : Il y a trois personnes essentielles dans mon parcours. Thomas Walgrave, avec lequel j’avais collaboré chez tg STAN, qui est arrivé au moment où nous avions un peu plus de conditions pour créer, qui connaissait bien et finement les axes que je voulais développer. Ângela Rocha, une très jeune scénographe portugaise qui représentera le Portugal à la Quadriennale de Prague. Dans sa génération, la trentaine, c’est une des artistes les plus fortes du Portugal. Elle a travaillé sur Antoine et Cléopâtre et Bovary. Et il y a Fernando Ribeiro, qui a créé le décor de La Cerisaie et qui est un ancien complice que j’ai retrouvé un peu sur le tard mais avec lequel j’ai travaillé au tout début de mon parcours. Ces trois personnes surgissent pour Magda (Magda Bizarro, sa collaboratrice artistique et compagne, ndlr) et moi au moment où nous avions un peu plus d’argent pour embaucher quelqu’un à la scénographie. Avant, nous faisions tout nous-mêmes et pensions que cette inexpérience dans la scénographie était secondaire au regard du fait que nous savions quels genres d’espaces scéniques nous souhaitions pour les spectacles.

Être(s) poétique(s)

Tiago Rodrigues : La dimension poétique est importante et j’aime bien que ce mot soit choisi pour les décrire. Cela parle d’une dimension d’abstraction mais pas complètement ; cela dit que le travail n’est pas fini et que le travail nous demande, à nous lectrices et lecteurs du poème, comme aux spectatrices et spectateurs, de l’imagination. Ce ne sont jamais des décors qui jouent avec le réalisme et l’illustration. Nous ne savons pas déjà où nous sommes. Ce sont des espaces poétiques où nous ne sommes pas perdus. Il y a une cartographie sensible, un paysage imaginaire qui est créé et qui a pourtant ses propres limites. J’ai envie qu’il y ait un contrat esthétique, dramaturgique, politique dans un sens, et que nous signions ce contrat. Pendant le spectacle, nous commençons à agir par rapport aux règles du contrat et le public commence à comprendre en même temps que les acteurs ; puis nous continuons le spectacle en obéissant à ce contrat imaginaire, tous ensemble. Cela signifie que l’espace doit contenir ou transpirer une certaine dose de mystère. Il ne peut s’expliquer à lui-même. Mais à un moment donné, il sera révélé par le jeu, la dramaturgie, par les mots. Ensuite, lorsque nous avons compris l’espace, il est là, en synonyme, et cela demande encore un effort d’imagination qui n’est plus de déchiffrer ce que c’est mais pourquoi c’est ainsi. C’est comme arriver dans un stade en n’ayant jamais vu de foot de sa vie, regarder ces quatre lignes et ces deux buts, puis se demander au fur et à mesure du jeu et commencer à comprendre : ah d’accord, il y a onze joueurs de chaque côté, ils jouent le but et c’est la deuxième partie du match. Nous commençons alors à comprendre comment ils utilisent les règles du jeu et comment le jeu est imprévisible. Des détails nous échappent mais nous comprenons déjà les règles ; simplement, nous ne savons pas comment le jeu va se dérouler.

Tiago Rodrigues - Photo © Filipe Ferreira / DR

Tiago Rodrigues – Photo © Filipe Ferreira / DR

S’arrêter dormir ici

Tiago Rodrigues : Pour Bovary avec Ângela, nous répétions à Lisbonne. Nous étions très loin de la première en fait. J’écrivais, nous traduisions en français, il y avait beaucoup de papier partout. Nous imprimions beaucoup, tous les jours, avec toutes ces feuilles qui étaient là. Et bien sûr, nous commencions à essayer des choses, des tables, des chaises, nous travaillions sur une adaptation de Flaubert, la publication de son roman, sur des actes de tribunal, une protagoniste de roman qui veut être heureuse comme dans les livres, qui lit Balzac, qui est passionnée par le monde imaginaire qu’elle découvre dans la littérature, … Les feuilles ont une force, si nous les maltraitons, les laissons tomber par terre. Elles ont quelque chose comme les feuilles d’automne enlevées par le vent. Quand Ângela est arrivée, les feuilles étaient déjà là et nous nous sommes dit : “Voilà l’accident qui va rester”. Les feuilles sont le synonyme de la littérature, des lettres, du tribunal, … Ângela a proposé : “Si nous travaillons avec les feuilles, cela impose des matières comme le papier, le bois, le verre ; nous ne pouvons pas utiliser du plastique. Nous entrons dans un vocabulaire de matières sur scène que les feuilles imposent”. La chose s’est développée ainsi, par accident. Cela a été le cas pour La Cerisaie également. Avec Fernando, le scénographe, et Nuno, l’éclairagiste, avant que nous ayons la moindre idée de décor, nous avons fait une visite technique en Avignon. Ils ne connaissaient pas l’espace et pendant la visite, Philippe Varoutsikos, directeur technique, leur explique que le gradin ne sera plus là et qu’un nouveau gradin est en construction pour la Cour d’Honneur. Immédiatement, Fernando – nous venons du même endroit du théâtre indépendant avec peu de ressources – dit ce que n’importe qui au Portugal aurait dit : “Alors que faites-vous des chaises ? Vous allez les jeter ?”. Et nous avons immédiatement réservé deux cents chaises ! La Cerisaie est une pièce qui parle de cette propriété familiale comme lieu du passé, de la beauté, du luxe, mais aussi de la naïveté, de l’enfance, de la jeunesse. Cela a permis un parallèle. Nous nous disions qu’il serait intéressant que ces chaises en plastique vert un peu passé aient été synonymes de beauté. Le gris et le rouge sont devenus blanc gris et rose passé à cause du soleil. Ces objets n’étaient pas nécessairement beaux mais considérés comme des exemples de beauté parce que nous connaissions leur fonction, leur passé. Nous avons gardé les chaises et avons construit les idées de scénographie, de décor comme des tentatives pour donner du sens à ces chaises. Il fallait trouver cette sensation qu’il y avait quelque chose et que cette chose serait entièrement rasée pour construire un monde nouveau que nous ne verrons pas mais qui nous est promis. C’est ainsi que nous avons pensé aux trains, à des références à une sorte de luxe et les arbres lustres sont alors apparus. Il n’y a pas d’espace prédéfini, je le dis en toute simplicité et sans fausse modestie. Mon travail n’est pas d’avoir un endroit où je veux amener toute l’équipe mais de porter du mieux que je peux toute l’équipe avant d’arriver à cet endroit. Comprendre un peu ce qu’est cette équipe, aller ensemble et se demander si cet endroit ne serait pas intéressant. Nous nous arrêtons là pour dormir. C’est ici que nous allons passer la nuit. Mais c’est aussi la première fois pour moi. C’est juste que j’ai la responsabilité vis-à-vis du groupe de savoir qu’ici c’est mieux pour dormir parce que là-bas, près de la rivière, les eaux peuvent monter ! Et alors c’est dangereux si nous dormons ici… C’est tout.

Antoine et Cléopatre - Photo © Christophe Raynaud de Lage

Antoine et Cléopatre – Photo © Christophe Raynaud de Lage

De beaux lendemains

Tiago Rodrigues : En Avignon, il y a une combinaison entre une énorme exigence artistique, un désir d’expérience, d’innovation, de recherche et ce projet utopique de théâtre populaire nécessaire et urgent inspiré par Jean Vilar. Entre exigence et accessibilité. Je trouve cela fondamental. Un mariage improbable très intéressant est le fait que cet espace d’innovation, de tentative se passe dans les lieux, dans une ville avec une dimension historique, patrimoniale, monumentale si forte. C’est presque comme si nous affirmions que les meilleurs laboratoires de recherche de l’avenir doivent se placer dans les musées. C’est l’idée que nous ne pouvons pas inventer un futur partagé sans une mémoire collective. C’est la recherche du passé qui nous permet de bâtir collectivement un futur. Et cela, dans l’art, c’est totalement vrai ; dans le théâtre, la danse, les arts vivants c’est absolument vital. Et aussi socialement, politiquement, il est nécessaire de réaffirmer, dans un temps où la mémoire est presque aussi un juge de la vérité, que c’est la mémoire qui peut nous aider dans le brouillard d’informations, de manque d’informations, de fake news. Cette idée que la mémoire va nous nourrir à l’avenir. Et une mémoire, un patrimoine ou une tradition comme ceux du Festival d’Avignon où l’idée de recherche et d’invention est déjà tradition. Le Festival d’Avignon a la tradition d’innover. Et cela, c’est très curieux.

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