Mise en lumière de Pierre Claude
Sur la scène de l’amphithéâtre romain des Nuits de Fourvière : Phoenix. L’occasion de revenir sur le parcours de ces artistes talentueux, amoureux de la musique et de l’image, aux dispositifs visuels stimulants. L’occasion aussi de rencontrer Pierre Claude, concepteur lumière qui accompagne le groupe (et de nombreux artistes) sur les routes internationales, et de discuter lumière, tournées intercontinentales, écriture, rythme, dynamique et radicalité.
Originaires de Versailles, les quatre garçons aux cheveux dans le vent (Thomas Mars, Deck d’Arcy, Laurent Brancowitz et Christian Mazzalai) écument depuis plus de vingt ans les scènes du monde entier. Leur musique composite, mélangeant influences riches et variées (musique classique, électronique et pop rock), a su séduire en France mais encore plus à l’international ; le groupe indépendant se produit le long de tournées fleuves, sur les cinq continents.
En l’espace de vingt-cinq ans d’une carrière jalonnée de tubes mémorables, ils sont devenus l’une des signatures les plus mondialement célébrées de l’indie pop made in France. Leur nouvel album (qui devrait sortir sous peu) est même l’un des plus attendus de l’année. Après avoir écrit et enregistré leur précédent (le vrai faux roadtrip italien Ti Amo) depuis un studio installé à la Gaîté Lyrique, les quatre Versaillais ont pris cette fois leurs quartiers au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Ils aiment changer de lieu de création à chaque album, tout en laissant planer le doute sur les raisons qui les poussent à s’installer à tel ou tel endroit. Le magnifique lieu parisien jouera-t-il un rôle prépondérant dans ce septième album ?
D’un miroir géant…
Lors de leur précédente tournée, Phoenix, accompagné déjà par Pierre Claude à la mise en lumière de la scénographie, avait marqué les esprits. Les musiciens jouaient sur un gigantesque écran LED placé au sol. Sur scène, un miroir, incliné à 45°, reflétait tantôt le groupe immergé dans les images tantôt le public. Une scénographie qui offrait au spectateur un double regard sur la performance : celui des musiciens ancrés sur un sol d’images et celui de leurs reflets semblant flotter dans les airs. Avec un tel dispositif de plus de cinq tonnes, les contraintes logistiques étaient déjà importantes pour un groupe indépendant se produisant aussi bien dans les petits clubs américains que sur les plus grandes scènes de festivals. C’est en effet le genre de dispositif qui bouche intégralement le gril, un inconvénient majeur sur les scènes de festivals où le kit lumière doit être partagé entre les différents artistes, mais aussi le premier jalon d’une signature lumière : la technique va être cachée et la lumière doit jaillir sans voir les sources.
Pour cela, Pierre Claude s’accompagne de X4 Bar GLP, un projecteur au tilt et au zoom motorisés, composé de vingt LEDs RGBA matricées. Une fois disposés en ligne, ces projecteurs offrent de véritables rideaux de lumière. L’histoire raconte que ce projecteur est passé durant quatre ans presque inaperçu, jusqu’à ce qu’un concepteur lumière, Pierre Claude, tombe en amour devant les possibilités de ce produit. Depuis, les parcs de projecteurs des prestataires techniques en sont remplis… car Pierre Claude en a fait la pièce maîtresse de sa conception lumière, à la fois minimaliste, radicale et ciselée.
… aux pendrillons 2.0
Après une telle scénographie, comment se renouveler pour continuer à marquer les esprits ? Un an et demi de réflexion a permis d’aboutir à une nouvelle proposition scénique (d)étonnante.
Mais tout d’abord, cher.e lecteur.rice, nous devons vous avouer une chose : lors du concert aux Nuits de Fourvière, il n’a malheureusement pas été possible d’installer le dispositif prévu mais seulement une partie du kit, la scène du Théâtre antique n’étant pas assez costaude pour résister au lourd dispositif du groupe… Les joies de l’adaptation du concepteur lumière de concert !
Aux origines de ce dispositif, il y a l’envie de travailler par plans. En premier lieu, Pierre Claude, en lien avec Phoenix, imagine un dispositif comme une succession de tulles, avec quatre plans de projection, en paperscreen. Après une étude technique approfondie, le projet sera abandonné car pour obtenir une qualité et une puissance d’image suffisantes, il aurait fallu huit vidéoprojecteurs de 30 000 lumens, un matériel pas toujours simple à trouver et à mettre en œuvre lors de tournées internationales. Car c’est là l’une des réalités d’un groupe de rock indépendant : un soir dans un club, le lendemain dans une Arena, parfois un pays par jour. Ce n’est donc pas la configuration d’une tournée des Zénith, avec un matériel choisi soigneusement et qui accompagne l’artiste en semi-remorques. Ici, il est difficile de faire du sur-mesure et il faut souvent compter sur le matériel disponible à la fois localement et internationalement, tout en transmettant la même émotion.
Ainsi, peut-être inspiré par les résidences au Musée des Arts Décoratifs de Paris, le groupe crée un dispositif scénique 2.0 s’inspirant de la perspective, du point de fuite, et, théâtralement parlant, du pendrillonage à l’italienne. Ainsi, pendrillons et frises deviennent des toiles peintes animées par la magie de la diffusion vidéo sur écran LED. Trois arches, composées de “pendrillons et frises” vidéo de 1,50 m de large, et un gigantesque écran LED de 13 m x 8 m viennent encadrer les artistes sur scène. Soit plus de cinq cents dalles LED de 50 cm x 50 cm, dont la puissance lumineuse dégagée n’est effectivement en rien comparable à la vidéoprojection initialement prévue. Pour mettre en œuvre ce système, Phoenix est accompagné d’un spécialiste des mediaservers, en charge de la mise en place des dalles LED et du calibrage. L’ensemble est contrôlé via Catalyst. Les médias sont choisis par le groupe et Pierre Claude, et pilotés via la console grandMA. Malheureusement, le dispositif des Nuits de Fourvière n’a permis que l’utilisation d’un écran LED au lointain, réduisant les effets de profondeur de l’installation. Pour autant, les visuels présentés sur d’autres dates gagent d’une scénographie étonnante avec un grand potentiel : le rapport à la perspective est amplifié par le contenu des images, les jeux de profondeur sont accentués par une projection d’images inspirée de l’architecture, de la peinture de la Renaissance et du théâtre à l’italienne. Le groupe baigne dans un univers pictural, comme s’il était au cœur des tableaux. Et par moment, des projections de portraits qui s’animent au rythme de la musique. Pour obtenir ce résultat, le groupe a fait appel à des Matte painter, ces dessinateurs spécialisés dans la peinture sur cache, sur lequel chaque élément du décor est peint sur plaque de verre et permet de jouer avec la profondeur, selon les techniques du cinéma d’animation traditionnelle. Certains résultats sont bluffants : en jouant avec la lumière de la peinture, l’effet de perspective et de profondeur est renforcé.
Cette boîte de lumière permet, comme au théâtre, de venir cacher les sources. Ici, leur nombre est réduit. Nous retrouvons les projecteurs fétiches de Pierre Claude, les GLP X4 Bar, qui, placés en ligne de 12 m (une au sol au lointain, deux au gril), viendront offrir une composante majeure de l’éclairage, d’un très fin rideau de lumière à de larges aplats colorés, au fil d’une méticuleuse dynamique. En latéral, dans chaque rue créée par la volumétrie d’écrans LED, se trouve une série de Wash (ici des Robe Spiider) qui imprégnera d’une lumière diffuse les riffs enflammés. Enfin, une série de stroboscopes LED (Starway StormLite), des projecteur hybrides à la fois stroboscope et wash, offrant des bains de lumière puissants. Pour parfaire le tout, un zeste de brouillard savamment placé (une machine dans chaque rue, un tuyau percé en fond). Et c’est tout. Un kit minimaliste, savamment utilisé.
Il est temps de rencontrer Pierre Claude !
Un orfèvre de la dynamique
– Une lumière chirurgicale
“J’aime le minimalisme. Ce qui m’intéresse, c’est de construire la dynamique du live.”
La dynamique de ce spectacle est en effet impressionnante. La lumière intervient ici comme un musicien supplémentaire, jouant une vertueuse partition. C’est le travail d’un orfèvre de la rythmique qui est à l’œuvre, jouant par contrastes successifs : les directions et les effets sont très affirmés pour être mieux remplacés l’instant d’après par un autre jaillissement de lumière tout aussi saisissant. Les motifs rythmiques et ambiances sonores sont détaillés par la lumière et permettent de mieux entendre et d’augmenter le spectacle. Là où il y pourrait y avoir une paraphrase, il y a une explication de texte, un décorticage de la construction musicale, apparaissant en toute limpidité.
Ce résultat chirurgical est le fruit d’un processus de travail singulier.
Pierre Claude : Lorsque je reçois la musique d’un groupe, je m’enferme pendant une semaine dans mon studio et je commence à découper la musique en petites séquences, à marquer les événements musicaux, à noter les moments forts, à mesurer les temps de transition, le fondu entre deux éléments. J’avance petit à petit, cinq à six morceaux par jour. À ce moment-là, je n’ai aucune idée du plan de feu ni de la scénographie. Je crée des mémoires vides, la console est vide. C’est au fil de l’avancée de la création que je vais remplir le contenu de ce découpage temporel. Je ne cherche pas à créer des tableaux mais des contrastes entre deux images, une dynamique, des trajectoires. Rien n’est allumé en même temps durant le spectacle si bien que si on m’enlève des machines sur plan de feu (par exemple, un pont qui n’est pas présent sur une scène de festival), alors certains états lumineux sont dans le noir ! D’une manière générale, je préencode le spectacle avec une console grandMA connectée à un visualisateur 3D, souvent WYSIWYG. Ici, nous avons utilisé Depence qui offre des rendus très précis avec la vidéo. Mais d’une manière générale, je prends un grand soin à offrir des rendus 3D qui ne soient pas parfaits, pour apporter de bonnes surprises une fois en vrai !
– Symbiose de lumière et de son
Pour mettre en œuvre cette alchimie entre lumière et son, les artistes utilisent Live sur scène, qui définit le tempo et les séquences musicales. Pierre Claude s’empare de l’outil et ajoute une piste Midi, qui va envoyer des notes Midi à la console grandMA pour déclencher les séquences.
P. C. : Ce système est beaucoup plus souple que le timecode qui a lui un côté trop figé. Avec ce procédé, nous pouvons suivre les avancées musicales du groupe, ajouter des mesures à une intro, doubler un refrain et faire en sorte que la conduite lumière suive ces avancées. Au final, c’est comme si Live était mon opérateur à la console chargé d’envoyer les (nombreux) GO. Évidemment, la précision est redoutable mais cela me permet surtout, durant le spectacle, de ne pas être concentré sur la rythmique que j’ai déjà déterminée en amont mais de faire mon métier c’est-à-dire peaufiner les couleurs, épurer les positions, anticiper des événements inattendus, … Pour cette tournée, trente-sept morceaux sont prêts dans la console et sous les doigts des musiciens. Chaque soir, en fonction des lieux et du temps, le groupe va choisir entre seize et vingt morceaux. La plupart des morceaux a un visuel associé très fort, ce qui va aussi rentrer en ligne de compte dans l’établissement de la set list.
– Une radicalité de la lumière
Les scènes live ont souvent imposé le sempiternel duo de projecteurs Wash/Spot avec lequel il faut se débrouiller. Une fois encore, Pierre Claude choisit un axe radical pour s’affranchir de ces contraintes imposées
P. C. : Pour les tournées de Gesaffelstein, le défi est de n’éclairer qu’en blanc, sans utiliser ni gobo ni mouvement. À ce moment-là, il ne reste plus que les directions, les intensités et la rythmique pour dynamiser le spectacle. C’est une radicalité, un minimalisme que j’affectionne particulièrement. Je ne suis pas là pour montrer les capacités de telle ou telle machine : less is more ! En fait, j’aime beaucoup les lumières atmosphériques. J’essaye d’éviter au maximum l’aspect conique du faisceau dans le brouillard. C’est pourquoi j’utilise beaucoup les Wash pour leur aspect diffus, que j’adore ces barres LEDs GLP qui me permettent de mettre en mouvement des lignes de lumière. Si je pouvais, j’en mettrais sur un kilomètre de long !
– Un autodidacte à la carrière internationale
P. C. : Adolescent, j’accompagnais un ami dans un magasin de sonorisation. En entrant dans le showroom, je suis tombé sous le charme des scanners (pourtant pilotés en maître esclave !). Au lycée, j’ai suivi un BEP Automatisation industrielle mais le weekend, je faisais des petits boulots dans l’événementiel. Et c’est finalement le Club Med qui m’a offert mon premier poste d’éclairagiste. Puis, à dix-neuf ans, je suis entré au Queen où je mixais la lumière avec soixante automatiques six heures par soir auprès des plus grands DJs de la planète. Après un passage par l’événementiel, j’ai rencontré le duo de designers Franz et Fritz (François Beuchot et Davy Magal), avec qui nous avons mis en place la tournée de Gesaffelstein, Aleph Tour, qui a eu un grand succès et m’a ouvert les portes vers d’autres collaborations (Phoenix, The Strokes, Christine and the Queens, Sébastien Tellier, Juliette Armanet, …).
Quelles évolutions vois-tu de la lumière scénique ?
P. C. : Sur la tournée Aleph Tour de Gesaffelstein en 2015, nous avions déterminé avec Franz et Fritz un kit minimaliste : huit Sharpy Clay Paky, trois Atomic Martin. Et ça en jetait, même sur une grande scène de festival ! Maintenant, alors que c’était il y a sept ans à peine, j’ai l’impression que ce serait ridicule : les kits lumière des festivals sont devenus pharaoniques, il y a une forte propension à la surenchère. C’est une tendance qui me pousse à prendre du recul sur le métier. Durant le confinement, nous nous sommes d’ailleurs réunis en visio avec une quinzaine d’éclairagistes internationaux, à l’initiative de Tobias Rylander, pour essayer de déterminer une ligne de conduite plus écologique. Malheureusement, avec la reprise des événements, j’ai l’impression que tout repart un peu trop vite, un peu trop fort…