Séverine Chavrier, l’oreille au cœur
Samedi 12 mars 2022 à 19 h, Ils nous ont oubliés, le dernier né de Séverine Chavrier, a vu le jour à Barcelone au Teatre Nacional de Catalunya. C’est le livre de Thomas Bernhard La Platrière qui l’a inspirée. Ce sont Konrad et sa femme, emmurés et embrigadés l’un l’autre dans cette forteresse devenue cercueil, qui se ravagent jusqu’à la mort. Lui, aliéné par l’écriture d’un traité sur l’ouïe ; elle, devenue son cobaye. C’est la grande valse psychanalytique des angoisses existentielles et des craintes humaines. Chavrier, en cheffe d’orchestre, pétrit cette matière à sa main, sa rigueur scientifique patinée de romantisme, accompagnée par une équipe au sommet de son art dont Louise Sari, scénographe, et Quentin Vigier, créateur vidéo.
Une plâtrière organique
Le plateau est sidérant de beauté. De la poésie pure. La reconstitution de ce lieu sauvage et isolé peuplé d’infirmes et de criminels opère dès les premiers instants. La relation de ce couple infernal cerné par la transe des fantômes qui rôdent autour se révèle dans une représentation en trois temps qui se refuse à toute figuration illustrative du réel. Une plâtrière dans une forêt hantée, un avant-goût de cauchemar. Au jardin, des animaux empaillés, des arbres morts et une petite plate-forme (6,70 m x 4,50 m) pour maison. Sur les murs en Placoplatre® on projette. À cour, des sapins et une tour Samia, mirador de chasse. Au lointain, un cyclo. À la face, un tulle (cadré à 13 m). Le premier sujet de recherche a été la maison, selon Louise Sari : “Il y a un travail d’iconographies nourri d’une somme de lectures. Thomas Bernhard bien sûr, mais ici, cette maison et cette forêt sont très inspirées de La Montagne magique de Thomas Mann. Les sanatoriums, la forêt, … Nous parlons de ce qui nous touche dans les images. La chose sur laquelle nous nous sommes entendues est l’idée de sous-sol qui s’est révélé être un espace de jeu incroyable pour La Plâtrière”. Le sous-sol ne se révèle pas immédiatement, de même que l’intérieur de la plâtrière dont les murs sont progressivement détruits.
La scène s’ouvre sur la recherche du corps. La femme de Konrad a été assassinée dans son fauteuil de malade. Konrad a disparu. D’après Quentin Vigier, l’espace a été trouvé à Liège en Belgique. Un praticable, un sous-sol, un couloir et deux caméras pour chercher les plans, les angles de vue, les images. Dans cette petite salle à Liège ont été posés les grands principes d’une plâtrière organique d’après Louise Sari. Un jour de neige, ils sont partis filmer Konrad et sa femme en fauteuil roulant au point le plus haut de Belgique. Nous retrouvons les images extérieures au lointain, projetées sur le cyclo. Dans l’oreille de Séverine Chavrier, le prélude de Siegfried qu’elle nomme si joliment le petit Wagner. Tout a commencé comme cela donc, avec le petit Wagner, telle une boucle enivrante ; et l’architecture d’une maison qui restera. Viennent alors les mondes construits pour chaque personnage à force d’objets et d’accessoires, de photos de famille, de boules à neige, de roses rouges dans du plastique, de cendriers qui débordent, … Et puis le stock d’armes à feu.
Leur monde à elles et eux
Neige artificielle, centaines de pages (sans doute du traité sur l’ouïe qui n’en finit jamais), armes à feu, livres sur les arbres, les oiseaux, livres de recettes de cuisine, livres sur le gibier, animaux empaillés, cigarettes consumées, bibelots mystiques, photos de famille, vaisselle, sapins de Noël à boules et guirlandes rouges, transistors, pelotes de laine, bouillotte, jerrican, ventilateurs, tableaux de paysages surannés, couvertures recouvertes de neige, … Dès les premières journées de répétition, un monde s’invente. L’intuition et les propositions prennent le relais d’une matière intellectuelle infusée par Séverine Chavrier. Tout naît du plateau. Ce monde organique doit être concret pour les interprètes, surréaliste et poétique pour la salle. Là encore, tout opère. Louise Sari dit qu’elle fait la régie plateau durant toutes les répétitions et représentations. Elle a donc pu, avec les interprètes, fabriquer une conduite faite d’autant de repères que d’improvisation.
“C’est un travail collectif. En fonction de ce que je trouve, de mes idées, j’apporte des objets, des accessoires et ils rebondissent en improvisation ; rien ne se fige, tout se trouve. Nous avons une incroyable liberté dans la création. Séverine nous dit que tout part du plateau.” C’est ce que dit Quentin Vigier aussi ; cette liberté est la singularité de ce travail collectif qu’il qualifie d’exceptionnel. “Séverine est quelqu’un qui fait confiance à ce qui naît du plateau, c’est très émouvant. Elle nous dit que tout se passe là, devant nous. Ce lâcher prise et cette confiance absolue créent les conditions de la création. C’est une vraie collaboration et c’est assez rare. Je collabore avec beaucoup de gens et il est rare de travailler avec autant de liberté et d’inspiration. Ce n’est pas du tout quelqu’un qui prône l’écriture collective mais c’est une vraie cheffe d’orchestre. Elle est très en regard, fait très peu de retours techniques mais est extrêmement attentive à ce que nous produisons.” Pour lire ces mondes et orchestrer l’ensemble, douze caméras GoPro dont dix fixes s’affairent à raconter l’espace et les êtres. L’espace se construit en vidéo selon Louise Sari, créant un rapport de travail suivi, une connexion constante, des échanges fertiles et un monde organique qui s’écrit par strates successives. La conduite vidéo comprend un top toutes les trois secondes selon Quentin Vigier. Une fois le plan de la plâtrière et les mondes des interprètes définis, avec la lumière et différents filtres, débute une plongée plastique pour peaufiner l’image. Il y a un immense travail de lumière dans le cadre, des LEDs, des directions ; un travail de finition et d’étalonnage tout aussi essentiel. À la face, sur le tulle, les images projetées densifient la forêt.
Symphonie pour infirme et criminel
C’est ainsi qu’Ils nous ont oubliés fait symphonie ; parce que Chavrier fait avec les forces de chacun. Elle crée ce cadre fixe dans un temps de recherche qu’elle maîtrise. Filmer à l’aveugle dans ce monde, avoir le compas dans l’œil. Le montage vient petit à petit. Deux semaines pour reprendre toute la matière et la mettre bout à bout. Une sorte de base pour travailler. Ce temps assez solitaire où toute l’équipe est comme prise en otage de cette écriture. Le travail d’improvisation se transforme en scène, parfois à partir de petits éléments de texte, parfois à partir d’une phrase mise en jeu et en relation. Et puis l’arrivée des masques, très joueurs, qui résolvent la question des visiteurs, ceux qui viennent déranger, troubler l’intimité. Un monde un peu étrange, un peu inconnu, un peu monstrueux. Le masque permet un travail physique, un rapport de confiance, oblige l’interprète à la confiance. Chavrier cherche le vivant, la vérité des êtres.
Les oiseaux viennent créer un risque, un danger. La question de la solitude du bâtiment. À Strasbourg, Séverine Chavrier dit avoir vu la rosace de la Cathédrale avec en perspective un pigeon, une image commune et si puissante. L’oiseau joue avec les objets et les êtres. Sa présence n’arrête pas le temps. Les premiers jours de répétition nourrissent l’imaginaire et ne s’effacent pas, sont déterminants et chargés d’un imaginaire pur. Chavrier s’accroche à ses intuitions. Son petit Wagner, ses oiseaux, sa plâtrière organique, ses visiteurs, ses équipes qu’elle observe et valorise… Tout est écrit à l’oreille, le temps de fixer une partition écrite qui sert de trame et qui est sans cesse travaillée. C’est musical. Il faut trouver, écrire les transitions, chercher sans répit. Chavrier construit son orchestre, veut trouver l’endroit du live pour tous les interprètes car elle aussi est en régie. Attentive, vive, elle cherche cet endroit inspiré et organique. Des scènes entières modifiées en direct au casque avec Louise Sari. En cheffe d’orchestre, elle respire son art, sa beauté. Tout le spectacle se nourrit d’improvisation selon Quentin Vigier. Il travaille avec des images de nature, de forêt, d’eau, de ciel, d’arbres, de feuilles ; il les traite pour qu’elles deviennent organiques et qu’elles créent une forme de vibration. Comment ce lieu hanté regarde les êtres qui l’habitent ?
Nous sommes à distance et plongés dans leur intimité. Pudeur sans tabous. La trame narrative est celle d’un polar. Un meurtre. Un meurtrier recherché. Une folie infernale. Le cœur battant de ces deux êtres et la distance de celles et ceux qui regardent. C’est cette symphonie que Séverine Chavrier orchestre avec ses interprètes à tous les étages du plateau. Pas d’instruments mineurs, pas d’interprètes mineurs. Tous doivent être là, présents à ce monde organique qui s’écrit avec eux. C’est sublime et magistral. Le plateau vibre à l’unisson. Et selon Sari et Vigier, complices, elle est cheffe d’orchestre de premier niveau. De la haute couture selon Vigier. Lui a passé un mois à transmettre une conduite non écrite. Louise, elle, reste au plateau, dans le détail, à trouver les angles morts, les hors champs, à réfléchir aux circulations, à l’organicité du plateau, à inventer la vie, à trouver des solutions. Elle est l’âme du lieu. Et, avec ce spectacle, Séverine Chavrier s’impose comme une géante, une des metteuses en scène/cheffes d’orchestre les plus passionnantes et intimidantes de son temps. Inspirée, précise, engagée. Du grand art.
- Mise en scène : Séverine Chavrier
- Scénographie : Louise Sari
- Vidéo : Quentin Vigier
- Son : Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier
- Lumière : Germain Fourvel
- Costumes : Andrea Matweber
- Éducation des oiseaux : Tristan Plot
- Accessoires : Rodolphe Noret
- Assistance à la scénographie : Amandine Riffaud
- Assistance à la mise en scène : Ferdinand Flame
- Régie vidéo : Typhaine Steiner
- Coordination technique : Corto Tremorin
- Construction du décor : Julien Fleureau, Olivier Berthel
- Conception de la forêt : Hervé Mayon – La Licorne Verte
- Intervention Ircam : Augustin Muller