Arts et neurosciences

Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux 

Value of Values de Maurice Benayoun, présenté au Cube d’Issy-les-Moulineaux - Photo © Axel Fried

Value of Values de Maurice Benayoun, présenté au Cube d’Issy-les-Moulineaux – Photo © Axel Fried

Qui sont ces artistes qui s’emparent des techniques très complexes des neurosciences ? Dans quels buts et pour quels résultats ? Quels sont les enjeux de ce rapprochement entre arts et sciences dures ? Voici quelques éléments de réponses.


Créer une œuvre d’art grâce aux ondes générées par son cerveau, comment est-ce possible ? Les théories des neurosciences ont-elles effectué une percée aussi indiscutable et incontournable dans nos sociétés qu’elles sont désormais capables d’accompagner la création artistique ? La réponse est oui ! C’est à partir de cette affirmation digne d’un roman d’anticipation de l’auteur américain Philip K. Dick que nous comptons développer ici un petit panorama de “la création à la croisée de l’art et des neurosciences”. En effet, qu’il s’agisse de créer une œuvre avec notre activité neuronale ou de s’inspirer de l’approche et des techniques neuroscientifiques pour exploiter le vaste territoire de nos imaginaires, il ne fait plus aucun doute aujourd’hui que ce champ très spécialisé de la recherche scientifique s’est immiscé dans celui de la création contemporaine. Discipline relativement récente puisque née dans les années 60’ (même si l’apparition de notions clés comme “la plasticité du cerveau” ou les “cellules gliales”, que nous devons au chercheur espagnol, histologiste et neuroscientifique, Santiago Ramón y Cajal, datent des années 30’), les neurosciences s’intéressent aux processus cérébraux liés à nos capacités mentales. Plus précisément, et comme le dit Wikipédia, “sous-branche de la neurobiologie, les neurosciences sont les études scientifiques du système nerveux, tant du point de vue de sa structure que de son fonctionnement, depuis l’échelle moléculaire jusqu’au niveau des organes, comme le cerveau, voire de l’organisme tout entier”. Les artistes qui s’inspirent ou s’emparent de ses théories (comme celles des états de conscience modifiés) ou de ses techniques, avec les différentes interfaces informatiques entre cerveau et environnement (neuromachines, électroencéphalogramme, …) s’intéressent plus précisément à cette seconde partie. Mais pas seulement.

L’art fait du bien

Les effets bénéfiques de l’art ne sont plus à prouver. Entre 2019 et mi-2021, nous ne comptons plus les articles et les sujets de recherche mettant en avant les bienfaits de l’art sur l’esprit humain, son développement, sa psychologie et ce, toutes disciplines confondues. Des études en neurosciences montrent par exemple que “l’apprentissage précoce de la musique est un atout pour le développement du cerveau de l’enfant, l’acquisition de la lecture et du langage”.(1) Au Québec, dans le cadre du traitement médical de certaines affections psychologiques, il existe même des prescriptions muséales ou des ordonnances pour aller au théâtre ou à l’opéra. Aujourd’hui, la musique et les arts visuels sont utilisés comme soins palliatifs dans le traitement de la maladie d’Alzheimer. L’explication de cet effet de l’art sur notre cerveau réside dans l’activité de nos neurones miroirs, ceux de l’empathie. Ils stimulent les centres du plaisir, de la récompense et donnent le goût de vivre.

L’intérêt de cet article n’étant pas thérapeutique, nous allons nous pencher plus précisément sur la manière dont les artistes d’aujourd’hui s’emparent des neurosciences, de ses techniques ou de la discipline en tant que telle, avec tout ce qu’elle offre de possibilités créatives mais également de matières à réflexion. Car, comme il a été dit en février dernier à l’occasion de la rencontre “L’art à l’époque des neurosciences”(2) proposée par Clément Thibault, directeur artistique au Cube d’Issy-les-Moulineaux et son équipe : “Si l’art a toujours été quelque chose de l’esprit (‘Arte è cosa mentale’ disait Leonard de Vinci), les progrès de la technologie et des neurosciences transforment désormais bel et bien notre activité cérébrale en matériaux bruts nous permettant de créer des œuvres”.

Art et perception

Pour autant, cet intérêt des artistes pour le fonctionnement du cerveau n’est pas nouveau. L’Op Art (ou “art optique”) est un courant artistique pionnier en matière de réflexion sur la perception et le fonctionnement, parfois trompeur, de ce mystérieux organe. De l’“art en mouvement” à l’“art du mouvement”, l’Op Art s’appuyait dès les années 60’ sur les effets physiologiques qui créent une illusion de mouvement en proposant des œuvres et des pratiques très diverses et englobait une grande variété de techniques et de styles se chevauchant : sculpture, peinture, gravure, photographie ou cinéma. Encore avant, l’art cinétique travaillait lui aussi sur ces thèmes fondateurs de tout ce que nous voyons et expérimentons aujourd’hui, particulièrement dans le domaine, vaste il est vrai, des pratiques artistiques numériques. Dans le cadre de l’Op Art, comme dans celui de l’art cinétique, le mouvement pouvait être produit par des facteurs extérieurs – vent, lumière du soleil, éléments motorisés – ou simplement par l’œil du spectateur. Des artistes bien connus (nous nous souvenons des créations de Victor Vasarely, László Moholy-Nagy ou Bridget Riley) étaient tous intéressés par les phénomènes rétiniens et autres illusions d’optiques générées par notre cerveau.

Cependant, ce dont nous n’avions peut-être pas vraiment conscience aux origines de l’art cinétique ou de son héritier l’Op Art, c’était la capacité du cerveau à créer de nouvelles formes, parfois indépendantes du support de l’œuvre observée. Avec l’avancée scientifique, l’avènement des sciences cognitives puis des neurosciences, l’arrivée de l’informatique dans les laboratoires et la volonté de croisement art et sciences, des artistes utilisent carrément leur cerveau – ou celui du public – pour créer de l’art, quand ils ne posent pas un regard poétique ou curieux sur le fonctionnement neuronal.

Supraorganism, 2020 - Photo © Justine Emard / Adagp

Supraorganism, 2020 – Photo © Justine Emard / Adagp

Le cerveau artiste

Assistons-nous à l’ère du cerveau artiste ? C’est en tout cas ce que peut laisser penser Value of Values (VoV), une œuvre hybride (une œuvre totale ?) d’un des pionniers des pratiques artistiques numériques, également artiste plasticien, curateur et théoricien français, Maurice Benayoun (alias MoBen), présentée au Cube en janvier-février 2022 et au festival Videoformes en mars 2022. Dans cette installation participative combinant différentes disciplines et différents environnements symboliques de l’évolution des pratiques artistiques et techniques contemporaines (sculpture, peinture, réalité virtuelle, NFTs, mais aussi blockchain, …) tout en s’inspirant des données scientifiques des neurosciences, l’artiste invite les membres du public, devenu Brainwalkers, à s’équiper de casques électroencéphalogrammes et à donner une forme à des constructions culturelles complexes et abstraites évoquées par des mots (comme “morale”, “temps”, “espace”, “loi”, …). Connecté à un ordinateur via un casque EEG, le participant crée donc une forme unique, sur un écran, uniquement par la pensée. Première forme de création artistique grand public dont l’auteur est notre cerveau, Value of Values permet de créer de l’art grâce aux ondes EEG (ondes générées par le cerveau ou électroencéphalogramme) et s’inscrit dans ce que Maurice Benayoun appelle les “médias pervasifs”. Traduction d’un anglicisme peu utilisé chez nous, ces pervasive medias représentent essentiellement toutes expériences dans lesquelles sont utilisés des capteurs et des réseaux mobiles ou sans fil, pour apporter du contenu artistique à l’utilisateur/participant (film, musique, images, jeu, …) en tenant compte de sa situation géographique et/ou psychologique/mentale. (3)

La maison cerveau

En s’inspirant de l’imagerie scientifique arachnéenne des réseaux neuronaux telle qu’imaginée et élaborée par le pionnier Santiago Ramón y Cajal, la plasticienne Jeanne Susplugas apporte elle aussi sa pierre à l’union des arts et des neurosciences d’une façon extrêmement originale. Profondément intéressée par le fonctionnement du cerveau, les notions de folie et de normalité, l’aliénation, la pharmacopée et l’addiction, Jeanne Susplugas construit un étonnant labyrinthe mental qui hybride différentes approches et pratiques artistiques (dessins, installations, sculptures, photographies, expériences en réalité virtuelle). Au sein de J’ai fait ta maison dans ma boîte crânienne, une exposition présentée au cours de l’édition 2020 du Festival On d’Avignon (au Grenier à Sel, Ardenome, fondation EDIS)(4), l’artiste proposait au public d’explorer son univers mental de l’intérieur avec une œuvre en réalité virtuelle, I will sleep when I’m dead, qu’elle présentait également à l’Art&VR Gallery de Recto VRso (exposition du fameux salon Laval Virtual) du 13 au 17 avril 2022 dernier dans la Chapelle Ambroise-Paré de Laval. Muni d’un casque VR, le participant se trouve plongé dans le chaos d’un voyage mental à la fois intime et universel, rencontrant divers symboles reliés par des liaisons neuronales graphiques qui, dans un effet feedback, oriente la disposition d’esprit de l’explorateur. Ici, l’idée d’habitat s’incarne dans celle de structure mentale. Le cerveau est l’ultime maison et l’atelier de création primordial.

Flying house, forêt généalogique - Photo © Jeanne Susplugas

Flying house, forêt généalogique – Photo © Jeanne Susplugas

Neurosciences, IA et robots

Plus près de la science encore, les travaux de l’artiste Justine Emard se situent à la croisée de la robotique, des neurosciences, de l’intelligence artificielle et de la vie organique. À la fois poétique et parfaitement connecté au monde contemporain, son travail se penche sur les notions d’intelligence, d’apprentissage et de perception. Consciente de la nécessité d’inclure les questions de l’environnement en art, Justine Emard interroge également les notions de pensée non humaine. C’est le cas avec Supraorganism. Fruit d’un travail en résidence au ZKM (Centre d’art et des médias de Karlsruhe, Allemagne), “Supraorganism est une installation réactive composée de sculptures en verre lumineuses robotisées, animées par un système de machine learning (une intelligence artificielle apprenante, NDA) qui collecte en direct les données d’un essaim d’abeilles”. En reliant l’activité de ces insectes indispensables au bon équilibre de notre biosphère et en la connectant à un système qui modélise leur comportement dans une série de sculptures lumineuses réactives, l’artiste crée une écologie qui relie artificiel et naturel, tout en offrant un regard éminemment sensible sur l’intelligence collective non humaine. Un pur croisement art-science qui permet également des applications concrètes puisque durant la Biennale Némo (Paris) l’activité extrahumaine de Supraorganism animait l’éclairage de la Nef Curial sous la grande verrière du Centquatre-Paris. Justine Emard a collaboré très tôt avec des chercheurs et récemment avec le LPS (Laboratoire des systèmes perceptifs) de l’ENS Paris, autour de la matérialisation des rêves. L’idée, merveilleuse, étant d’imprimer des rêves ! Grâce à un protocole s’inscrivant entre neurosciences et sculpture, l’artiste utilise un bras robotique industriel et l’impression 3D pour produire ses Dreamprints, des formes captées, enregistrées et modélisées dans le réel sous forme de sculptures à partir de signaux neuronaux.

I will sleep when I’m dead - Photo © Jeanne Susplugas

I will sleep when I’m dead – Photo © Jeanne Susplugas

L’inscription des neurosciences dans le champ de l’art n’en est qu’à ses balbutiements. Pourtant, nous le voyons, la singularité et l’imagination sans borne des artistes s’adaptent déjà très bien à la rapidité de l’évolution scientifique et technique contemporaine. La notion “d’écologie de la vie” telle que conçue par l’anthropologue britannique Tim Ingold(5) proclame que “tout être devrait être envisagé d’après l’ensemble des connexions qu’il établit avec son environnement”. Si l’art veut avoir son mot à dire dans une époque techniciste, il semble en effet que les artistes doivent également étendre l’ensemble de leurs connexions, neuronales ou autres, aux recherches scientifiques de leur temps. Connexions, perception et réception étant les maîtres-mots de ce qui construit l’expérience humaine – qu’elle soit personnelle ou générale – l’union des sciences de l’esprit et des pratiques artistiques devrait continuer de produire des œuvres stupéfiantes dans les années à venir.


(1) https://theconversation.com/lapprentissage-precoce-de-la-musique-un-atout-pour-devenir-un-bon-lecteur-161690 et https://theconversation.com/pourquoi-les-petits-bilingues-ont-loreille-musicale-71380
(2) https://lecube.com/evenement/art-et-neurosciences
(3) Dans cette ordre d’idée, la réalité augmentée, par exemple, est un média pervasif (voir nos dossiers in Revue AS 210, 211, 212)
(4) Installation reprise du 13 janvier à juillet 2022 par Le Cube d’Issy-les-Moulineaux : https://lecube.com/artistes/jeanne-susplugas/
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tim_Ingold


Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux. www.stereolux.org

Facebook
LinkedIn

à propos de l'auteur

CONNEXION