Qui veut (encore) travailler dans le spectacle ?
En mai dernier, quatorze postes de directeur technique étaient vacants dans des théâtres de renom. Des recrutements délicats, marqués par le faible nombre de candidatures. Mêmes constats pour les postes d’administrateurs, de chargés de diffusion ou de chargés de production où les volontaires se font rares. Boudé par les jeunes, déserté par les séniors, le secteur n’attire plus les talents. Une situation préoccupante partagée par nos voisins européens. Les techniciens belges évoquent de possibles annulations faute de main-d’œuvre(1). En France, la situation est-elle si grave ? Tour de la question en bonne compagnie.
L’ampleur des dégâts
Les signes s’imposaient depuis quelque temps, à commencer par cette étonnante statistique post-Covid : 55 % des intermittents du spectacle ont entrepris des actions afin de changer de secteur d’activité(2). Un chiffre difficile à croire mais dont les effets se vérifient sur le terrain. Nous peinons à trouver des machinistes, des cintriers, des électriciens, des serruriers, des régisseurs généraux, des accessoiristes, … Une longue liste de recrutements difficiles sous le régime de l’intermittence et quasiment impossibles en CDI.
Jean-Jacques Monier, directeur technique du TNS (Théâtre National de Strasbourg) et Président de la Réditec(3) (Réunion des directions techniques), précise : “Les difficultés de recrutement sur des postes permanents sont une réalité du secteur depuis plusieurs années. Mais aujourd’hui, la situation est devenue très préoccupante. Au TNS, nous avons ouvert un poste de régisseur accessoiriste en CDI mais n’avons reçu aucune candidature. Nous avons été contraints de réaménager la fiche de poste et avons fini par recevoir deux CV”.
Concernant les tensions sur la main-d’œuvre intermittente, Jean-Jacques Monier indique : “C’est la bataille partout ! Dans toute la France il y a des difficultés. Le vivier des intermittents du spectacle ne permet pas de faire face à la demande. Nous ne l’avons pas vu venir mais c’est assez logique compte tenu de la saison que nous devons gérer”. Les reports en cascade ont alourdi les programmations jusqu’à l’asphyxie. Certains soirs, à Strasbourg, le directeur technique du TNS a compté jusqu’à onze spectacles joués simultanément. “Comme le public, les équipes techniques doivent faire des choix.”
Nous constatons ainsi une tension toute particulière entre une offre d’emploi exponentielle et une demande qui ne parvient pas à suivre. Les données Audiens(4) montrent en effet que les effectifs salariés permanents et intermittents ont globalement retrouvé le niveau d’emploi d’avant la crise sanitaire.
Les difficultés de recrutement sont ainsi conjoncturelles ; mais il serait illusoire et dangereux de s’arrêter à cette seule conclusion. Ces chiffres ne rendent pas compte du turnover. Combien de départs de salariés qualifiés ? Combien d’entrées de jeunes pousses ?
Perte de sens
Cette boulimie de spectacles n’est pas le seul facteur explicatif. Les causes du manque d’attractivité du secteur semblent plus profondes. Pour s’en convaincre, nous nous sommes adressés à Jean-Marc Skatchko, directeur technique du TNP (Théâtre national populaire) depuis sept ans, dont le parcours professionnel ressemble à celui de nombreux techniciens : le spectacle est une vocation (“J’ai voulu travailler dans ce secteur depuis l’âge de 7 ans”) et sa formation s’est effectuée au contact du terrain (après un IUT et une formation en régie abandonnés en cours de route). Odyssud, La Criée, festival de Châteauvallon, Paris Bastille, le TNS, Nanterre-Amandiers, … “Je ne sais rien faire d’autre.” Pourtant, Jean-Marc Skatchko arrête et quitte le TNP sans réel projet. “Je ne me projette vers aucun autre métier. La seule chose dont je suis certain, c’est que je ne m’investirai plus autant. Je m’occupe plus du théâtre que de ma famille depuis trop longtemps. J’ai un fils de 22 ans que je n’ai pas vu grandir. Je ne suis pas écœuré par mon métier, je veux juste trouver un autre équilibre de vie.” Cette décision s’est imposée à l’issue de la crise de la Covid-19 : “Ces deux années ont vraiment été très difficiles. Deux années à l’arrêt qui nous ont bien fait comprendre que nous étions non essentiels. Lorsque l’activité a repris, j’avais perdu le sens de tout cela”.
La crise de la Covid-19 a agi comme un détonateur ; une période chaotique qui a bouleversé les repères et, paradoxalement, permis une prise de recul et une mise en perspective. La perte de sens, Jean-Marc Skatchko l’explique par la transformation du métier et surtout par l’appauvrissement des moyens de production. “C’est la fin des grandes formes dans les lieux de création tels que les CDN et théâtres nationaux. Avant, il y avait régulièrement sur les routes des spectacles qui tournaient avec deux ou trois semi-remorques. Aujourd’hui, il nous est demandé de faire des spectacles qui tiennent dans un 20 m3. Cela a aussi un impact très important dans nos ateliers de construction et de confection de costumes.” Le directeur technique pointe également l’éparpillement des moyens : des temps de création de plus en plus courts, des phases d’exploitation se réduisant chaque année et un enchaînement de spectacles frénétique épuisant les équipes.
“La perte de sens est évoquée par tous les directeurs techniques”, précise Jean-Jacques Monier. “Aujourd’hui, le directeur technique s’occupe de tout. C’est un poste de plus en plus lourd, une sorte de super manager. On nous demande d’être des organisateurs mais plus des techniciens. Nous avons perdu la main sur l’outil et le rapport à la création.”
Jean-Jacques Monier et Jean-Marc Skatchko s’entendent également sur la perte de savoir-faire et, conséquemment, conviennent d’un appauvrissement de l’intérêt de certains métiers. La régie plateau est sous-utilisée, les effets de machinerie ont disparu, … La baisse des moyens affectés à la création vide de leurs substances certains postes.

Techniciens intermittents : évolution des effectifs salariés et des masses salariales dans le spectacle vivant – Document © Audiens + retraitements et visualisations CPNEF-SV(6)
Rétribution / contribution
Au final, c’est l’équilibre entre rétribution et contribution qui est mis à mal. Certaines contraintes de la profession étaient acceptées en échange d’un rapport direct à la création, d’une capacité de dialogue avec l’artiste, d’un intérêt pour la nature du projet. Lorsque le sens disparaît, que reste-t-il ? Audrey Sterlingots, directrice technique des Bouffes du Nord, pointe du doigt le manque de prise en compte des attentes des salariés : “Nous travaillons le soir, le week-end, les jours fériés et la majoration pour le travail de nuit ne représente que 15 % ! La convention collective a besoin d’être renégociée. Dans le spectacle, nous ne faisons pas attention au personnel ! Il n’y a pas de politique RH, pas de profil de poste, pas d’organigramme, pas de prise en compte du collectif. Il a longtemps été estimé que c’était normal parce que nous considérions notre mission comme indispensable ; il y avait un esprit de sacrifice. Aujourd’hui, nous avons l’impression que la Culture n’est plus aussi nécessaire. On va au théâtre par envie, plus par besoin”.
Micha Ferrier-Barbut est sociologue et auteure d’un remarquable ouvrage sur les ressources humaines dans la Culture(4). Elle met également en cause les conditions de travail et l’absence de management dans le secteur d’activité : “La crise a mis en évidence des problèmes non résolus depuis longtemps : les dépassements horaires à répétition, l’absence de reconnaissance, le manque d’intérêt pour les compétences des salariés ne sont plus recevables par ceux qui font vivre les théâtres. Nous continuons à travailler comme si le secteur étant en pleine expansion mais ce n’est plus le cas. Ceux qui sont qualifiés et en ont les moyens se reconvertissent ; les jeunes entrants, quant à eux, choisissent d’autres combats tels que le climat, l’énergie, le handicap, …”. Elle souligne le retard pris par le secteur du spectacle dans le champ du management : “Il faut comprendre le changement de paradigme de la place du travail dans nos vies. Les salariés s’attendent désormais à être écoutés et valorisés. Ils souhaitent que leurs compétences soient mises au service d’un projet. C’est l’ère des managers chefs d’orchestre qui harmonisent les talents”.
Le spectacle est loin d’avoir intégré ce changement de paradigme à en croire Sabine Danquigny, directrice du Pôle emploi Scènes et Images Auvergne-Rhône-Alpes. La directrice confirme que ses équipes se battent quotidiennement avec des employeurs pour construire des offres adaptées à la réalité du marché de l’emploi : profils trop larges, responsabilités mal rémunérées, moutons à cinq pattes, … “Il y a trop d’offres inadaptées écartelées entre des demandes excessives et un salaire trop faible. Les employeurs doivent revoir leurs attentes. Les candidats ont déjà revu les leurs.”

Techniciens permanents : évolution des effectifs salariés et des masses salariales dans le spectacle vivant – Document © Audiens + retraitements et visualisations CPNEF-SV(6)
Alors, comment fait-on ?
Pour Audrey Sterlingots, un grand pas sera franchi lorsque le secteur acceptera de faire évoluer ses méthodes managériales : miser sur l’autonomie, mettre en action les collectifs de travail, écouter les salariés, intégrer des objectifs RSE, … Faire en sorte que les femmes et les hommes qui forment nos équipes aient du plaisir à travailler ensemble. Même position pour Micha Ferrier-Barbut qui plaide pour une réflexion profonde sur les conditions de travail. Le secteur du spectacle reste trop exposé aux risques psychosociaux. Une situation inacceptable pour les jeunes générations. Pour Jean-Jacques Monier et Jean-Marc Skatchko, la solution passe par la revalorisation de certains métiers techniques : redonner du contenu, faire vivre à nouveau certains savoir-faire tombés en désuétude. Il faut permettre une évolution des regards et mettre plus en avant les avantages des postes permanents. La formation des salariés embauchés en CDI est assurément un axe de travail. Des solutions innovantes sont à trouver : échanges de techniciens entre théâtres, formation en tournée, … L’évolution des compétences pourrait en effet être une des clés pour booster l’attractivité du secteur. Xavier Perdrix est consultant pour Kuribay, un cabinet spécialisé en recrutement et ressources humaines. Son expertise couvre le spectacle vivant et d’autres secteurs d’activité. Ses observations sont éclairantes : “Les jeunes générations privilégient les contrats courts pour développer leurs compétences. L’enjeu est d’apprendre pour pouvoir évoluer au bout de deux ou trois ans. Si les entreprises veulent rester attractives, elles doivent insister sur leur capacité à accroître l’employabilité des jeunes”. Il évoque la mise en place d’un “passeport compétence” : un engagement clair entre le salarié fraîchement recruté et son employeur ; un projet de développement des compétences sur trois ans contractualisé dès les premiers jours dans l’entreprise. De façon un peu provocante, Xavier Perdrix insiste : “Pour conserver les jeunes collaborateurs, il faut les former à partir en développant leur employabilité”.
Ce mode de fonctionnement impose des changements de fond. Il s’agit, pour nos théâtres, d’accepter un turnover structurel. Il faut ainsi l’anticiper et permettre aux jeunes collaborateurs d’être très vite efficaces. À nouveau, l’innovation s’impose : rituel du onboarding(5), compagnonnage, formation au poste de travail, mentorat, …
Changement de paradigme, évolution des attentes, changement d’ère, le secteur du spectacle découvre subitement qu’il ne fait plus rêver les jeunes diplômés et inquiète les anciens. En s’accrochant à leurs vieilles habitudes, nos théâtres pourraient être contraints de réduire la voilure. Un choix qui s’imposerait par manque de main-d’œuvre, comme il s’impose déjà en Belgique. Il y a donc urgence à faire évoluer les conditions de production et de travail. Jouer collectif, percevoir le management comme un atout et non une contrainte, s’appuyer sur les compétences et la soif des jeunes générations à développer leurs savoir-faire, miser sur l’inclusion. Le constat est accepté par tous. Reste maintenant à alimenter le débat pour trouver collectivement des solutions. Nul doute que nous en parlerons en Avignon et que les prochaines rencontres Réditec s’empareront de cette question.
Notes
(1) Journal Le Soir, 11 mars 2022 “Grave pénurie de techniciens pour les concerts et les festivals”
(2) Diagnostic action impact de la crise sanitaire dans le spectacle vivant conduite entre décembre 2020 et avril 2021 téléchargeable sur www.cpnefsv.org/donnees-statistiques/tableau-bord/consequences-crise-sanitaire-covid-19
(3) www.reditec.org
(4) Graphiques extraits du Tableau de bord de suivi de l’impact de la crise sanitaire sur l’emploi dans le spectacle vivant, données avril 2022
(5) La gestion des ressources humaines dans le secteur culturel – Analyse, témoignages et solutions, Micha Ferrier-Barbut, Xavier Dupuis, Thierry Nadisic, Hélène Picard, Rebecca Shankland, Éditions Territorial
(6) Intégration en entreprise