Camille Ammoun

« La corruption se manifeste dans la forme de la ville. »

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Camille Ammoun est un écrivain et politologue libanais. Dans son livre Octobre Liban (Éditions Inculte, 2020), l’auteur arpente la plus longue rue de Beyrouth pour décrire les journées révolutionnaires qui ont soulevé la ville à l’automne 2019, suscitant alors un immense espoir, tout en témoignant d’un environnement urbain marqué par le clientélisme qui affecte profondément le pays.

Quel a été le point de départ de la rédaction d’Octobre Liban ?

Camille Ammoun : Ce fut d’abord un besoin d’écrire et de documenter les exceptionnels événements révolutionnaires qui se sont déroulés à Beyrouth à partir du 17 octobre 2019. Puis, mon éditeur m’a proposé de publier un texte sur le sujet. L’écriture a commencé un mois après le début de la révolution et s’est terminée juste avant l’explosion du 4 août 2020.

À la fin du livre, vous évoquez pourtant cette terrible explosion survenue dans le port de Beyrouth ?

C. A. : C’est vrai. J’ai rendu mon texte fin juillet puis il y a eu cette explosion cataclysmique et mon éditeur m’a demandé si je ne pouvais pas ajouter quelque chose à mon texte pour inclure cet événement. Il a vite compris que la rue que j’arpente dans le livre borde les quartiers les plus touchés par l’explosion. Au début, je lui ai répondu que je ne pouvais pas le faire car nous étions dans un état de sidération et de deuil indescriptible. Ensuite, je me suis mis à écrire une postface car je ne me sentais pas capable de reprendre le texte ; il me semblait alors que je décrivais les choses de façon froide pour dire que “tout avait pété”. Puis, a posteriori, j’ai réalisé que cette postface s’inscrivait complètement dans le texte, ce qui est assez impressionnant car nous parlions alors tellement d’effondrement et de montée des tensions, en se disant “ça va péter”, que c’est ce qui est arrivé littéralement. Car cette explosion est l’un des symptômes de la corruption et de l’incurie de la classe dirigeante libanaise, de tout ce qui s’était accumulé jusque-là : délitement des institutions, absence totale de services publics, effondrement économique et financier, …

Vous êtes spécialiste du développement urbain. Octobre Liban s’apparente d’ailleurs à une déambulation urbaine dans le Beyrouth de la révolution de 2019. Le paysage urbain est pour vous un révélateur des problématiques politiques, économiques, sociales que traverse le pays ?

C. A. : Bien sûr et pas que du Liban d’ailleurs. De manière générale, il est possible de lire toutes ces questions dans les formes que prennent la ville et les pratiques de leurs habitants. Cette rue, en particulier – et je l’ai découvert en l’écrivant – raconte de manière très détaillée l’histoire contemporaine du Liban mais aussi la manière dont la classe politique a construit son système de “corruptocratie” en quelque sorte, et comment cette corruption se manifeste dans la forme de la ville. Cela s’observe au travers d’une série d’étapes disséminées entre la périphérie nord-est de la ville, où se trouve une grande décharge résultant de la crise des déchets de 2015, et le centre de la ville avec le siège du Gouvernement, le Grand Sérail, qui trône sur une colline et arrête net la rue. Entre ces deux étapes, il est possible de raconter toute une histoire sociale, économique, politique, même militaire ou milicienne.

C’est un peu comme si cette rue était une frise chronologique inscrite physiquement dans la ville ?

C. A. : Tout à fait. Cependant, cette frise n’est pas nécessairement chronologique car les choses ne s’y succèdent pas forcément selon cet ordre. Mais chacune des étapes est le prétexte de digressions historiques, géographiques ou parfois plus personnelles et biographiques. Cette technique de marche, d’écriture, de digressions et de transformation de la phrase urbaine en phrase littéraire à travers la dénonciation d’un fait – ici la corruption de la classe politique libanaise – s’inscrit dans ce que nous appelons la psychogéographie ; une pratique que l’auteur britannique Iain Sinclair a poussée à son extrême avec son London Orbital (2002), ouvrage dont je me suis beaucoup inspiré. Il y arpente le périphérique de Londres en faisant des digressions à des points donnés, à travers des conversations, souvenirs et évocations pour dénoncer les dérives ultralibérales du thatchérisme.

La guerre en Ukraine a quelque peu éclipsé la crise que traverse le Liban dans l’actualité française. Le contexte a-t-il évolué ces derniers mois ?

C. A. : Le contexte est aujourd’hui marqué par les élections législatives du 15 mai dernier ; leur résultat est fondamental et ce pour deux raisons dont la première est l’accession au Parlement d’une partie de l’opposition extra-parlementaire née à la faveur du mouvement d’octobre 2019. Celle-ci représente environ 10 % des sièges. Cela peut paraître modeste mais dans l’histoire du Liban, c’est inédit de voir des gens n’appartenant pas aux partis et familles traditionnelles accéder au Parlement, sur la base d’un programme et d’idées progressistes et démocratiques.

Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de députés issus de cette société civile ?

C. A. : Cette société civile a commencé à se politiser en 2015 à la faveur de la crise des déchets. Mais nous ne pouvons plus la désigner ainsi aujourd’hui ; ce n’est plus une opposition extra-parlementaire depuis les dernières élections législatives. La classe politique traditionnelle s’est transformée en cartel mafieux, surtout depuis 2008 avec la domination du Hezbollah sur les autres forces. Dès lors, cette classe politique a gouverné en coalitions. Mais il existait tout de même une division historique entre les partis alliés clairement au Hezbollah et ceux qui ont collaboré avec lui dans ces gouvernements d’union nationale. Ces derniers ont commencé à se distancier de nouveau du Hezbollah à partir de 2019. Aux élections de 2018, le Hezbollah et ses alliés avaient gagné une majorité au Parlement. Aujourd’hui, la partie de la classe politique qui s’oppose au Hezbollah est majoritaire. Les échéances suivantes sont la formation d’un gouvernement mais surtout l’élection présidentielle qui doit avoir lieu en octobre, sachant que le Président est élu par les membres du Parlement.

Cette mise en minorité du Hezbollah est donc pour vous une bonne nouvelle ?

C. A. : Certainement, car le Hezbollah a parrainé tout le système et a cimenté la classe politique dans ce cartel d’oligarques, d’entrepreneurs politiques. Nous parlons beaucoup d’oligarques dans le cadre de la guerre en Ukraine. Contrairement au contexte russe, au Liban, les oligarques ne sont pas des hommes d’affaires alliés au pouvoir mais des hommes d’affaires eux-mêmes au pouvoir. Ce n’est pas le pouvoir politique qui s’entoure d’hommes d’affaires ou qui produit des hommes d’affaires en leur donnant des concessions. Il s’agit d’une dizaine d’hommes politiques qui eux-mêmes sont propriétaires d’entreprises et sont très riches. Ces individus sont très bien introduits dans les circuits financiers et politiques internationaux et régionaux. Depuis 2008, cette classe politique, avec le soutien du Hezbollah et de ses alliés, s’est complètement cimentée pour devenir un cartel prédateur de toutes les ressources. Elle est entièrement responsable de l’effondrement politique, économique et social du Liban. L’État entier s’est effondré ; ils sont tous responsables. D’où le slogan de 2019 : “Tous, c’est tous”, c’est-à-dire tous les partis qui se sont alliés ou ont collaboré avec le Hezbollah dans ces gouvernements d’union nationale depuis 2008 et parfois avant.

En 2019, des citoyens se sont révoltés contre la corruption. La révolution a-t-elle réussi à faire bouger des choses positivement ?

C. A. : Oui car elle a déjà forcé le gouvernement de Saad Hariri à démissionner le 29 octobre 2019, a transformé les pratiques politiques un long moment. Pendant plusieurs mois, les politiques ne savaient plus vraiment comment se comporter. La révolution a aussi empêché certaines sessions parlementaires de se réunir pour voter des lois avec lesquelles elle était en désaccord. Puis, surtout, la révolution s’est transformée en une réelle opposition politique qui, aujourd’hui, même lorsqu’elle n’est pas au Parlement, ne peut plus être ignorée par la classe politique traditionnelle. Mais il est certain qu’à la faveur des divisions de cette opposition extra-parlementaire, et dans une moindre mesure, de la pandémie de la Covid-19, de l’explosion et de la paupérisation de la population libanaise, la classe politique parlementaire a repris la main sur la révolution. D’ailleurs, pour moi, cela fut un moment révolutionnaire mais pas une véritable révolution car celle-ci n’a pas abouti.

Vous êtes enseignant à l’Université à Beyrouth. Ressentez-vous concrètement les effets de la corruption dans votre travail ?

C. A. : Non. Je suis enseignant à l’Université Saint-Joseph qui n’est pas un établissement public et qui ne dépend donc pas de nominations liées aux différents gouvernements et partis politiques. Par contre, l’Université libanaise, comme toutes les institutions publiques, est complètement phagocytée par le clientélisme politique.

Nous nous souvenons d’Emmanuel Macron sermonnant le pouvoir politique libanais suite à l’explosion de 2020. Les gens sont-ils sensibles à ce type d’intervention ou cela n’est-il pas perçu comme un réflexe néocolonial ?

C. A. : Non cela n’a pas été perçu ainsi, d’autant qu’il n’existe pas de ressentiment colonial dans la majorité de la population envers la France au Liban. Ce n’est pas du tout comparable à ce qui se passe au Maghreb. La France est restée une vingtaine d’années au Liban et n’y avait pas de projet de colonisation, de peuplement. Au contraire, il y a une reconnaissance de l’amitié franco-libanaise quasiment chez tout le monde, même chez les gens qui ne sont pas d’accord avec la politique étrangère de la France. La venue d’Emmanuel Macron a été perçue par beaucoup comme une bouffée d’air après l’explosion. Alors que nombreux étaient celles et ceux qui se sentaient abandonnés, seuls, désespérés, sans maison, sans électricité, sans hôpital. Les demandes d’Emmanuel Macron, en collaboration avec la communauté internationale, de ne faire passer aucune des donations et aides humanitaires par le gouvernement, mais de les canaliser directement vers la société civile et les ONG a été une action très positive. Lorsque le président français s’est adressé à la classe politique traditionnelle en lui demandant de former un gouvernement au plus vite et de prendre les choses en main, nous savions bien que cela resterait lettres mortes.

Les intellectuels, les membres du monde artistique et culturel prennent-ils position sur ces sujets et arrivent-ils à se faire entendre ?

C. A. : Ils prennent la parole, oui, mais arrivent-ils à se faire entendre ? C’est une autre question… Nous écrivons, parlons dans les trois langues – français, arabe et anglais – soutenons verbalement mais aussi techniquement et de manière militante certains partis politiques de l’opposition extra-parlementaire. Oui, ils sont actifs et font partie de cette opposition.

La liberté d’expression est-elle garantie ? Est-il facile de s’exprimer contre la classe politique sans être inquiété ?

C. A. : Cela se passe un peu par cycle. De temps en temps, la classe politique se soutient et il devient un peu plus difficile de s’exprimer sur certains hommes politiques sur les réseaux sociaux… Par ailleurs, il existe des cas d’intimidation et d’assassinats politiques. Mais cela est sans commune mesure avec les autres pays de la région comme la Syrie, l’Égypte ou même les pays du Golfe. Je dirais que malgré de gros problèmes, nous avons encore une grande liberté.

Justement, comment les artistes peuvent-ils encore travailler dans ce contexte ?

C. A. : C’est très difficile ; le budget Culture est quasiment inexistant. Le ministère de la Culture, comme les autres ministères, ne gouverne pas, est incompétent. Ces ministères ne sont là que pour distribuer des sièges, soutenir les partis politiques et les coalitions. Après, des organisations internationales sont présentes et peuvent allouer des aides. La France fait beaucoup pour le secteur culturel au Liban. L’Institut français est très présent, avec plusieurs antennes dans l’ensemble du pays. Après l’explosion, un dispositif a été mis sur pied par l’Institut français et le ministère de la Culture français pour envoyer cent artistes libanais en résidence en France. J’ai moi-même bénéficié de ce dispositif qui s’appelle “Nafas” (“souffle” en arabe) et ai été accueilli en résidence d’écriture à la Villa Gillet de Lyon durant deux mois. Toutes les disciplines sont concernées : cinéma, arts plastiques, théâtre, littérature, … C’est comme cela que, cahin-caha, le secteur artistique au Liban survit, avec aussi beaucoup de système D et de misère.

Une partie de la population a-t-elle encore le loisir de fréquenter les lieux culturels et les salles de spectacle ?

C. A. : Oui. Les salles de spectacle sont souvent associatives au Liban et le théâtre n’est pas très cher. Par ailleurs, notamment grâce aux organisations internationales et également à l’Institut français, il y a beaucoup de manifestations gratuites, de musées gratuits. Ce qui pose vraiment un énorme problème c’est le livre, qui est devenu extrêmement cher et complètement inabordable. Plus personne ne peut en acheter ; c’est devenu un produit de luxe.

Selon vous, qu’est-ce qui pourrait faire sortir le pays de l’impasse dans laquelle il semble se trouver ?

C. A. : Concernant les domaines économiques et financiers, comme partout, nous pouvons être plutôt libéraux, ou plutôt de gauche et interventionnistes, mais des solutions existent et je ne m’étendrai pas ici sur celles que je préfère. Toutefois, la première chose à faire serait d’abord de remplacer la classe politique libanaise prédatrice par une classe politique qui gouverne pour le bien du pays et non pas pour occuper des sièges ou se remplir les poches. Mais comment arriver à cela ? Les dernières élections législatives sont sans doute une première étape de ce parcours. Cela prendra du temps.

À lire : Camille Ammoun, Octobre Liban, Éditions Inculte, 2020, 96 pages, 5,90€

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