“Le silence éloquent du quotidien”, tel aurait pu être le titre pour la très belle pièce mise en scène par Kurô Tanino où la proposition scénographique de Takuya Kamiike, à travers un décor réaliste mais subtilement repensé, permet le déroulement d’un récit d’apparence simple mais très profond dans les relations entre les êtres et leur place dans le monde.
La pièce a été présentée dans le cadre du Festival d’Automne au T2G – Théâtre de Gennevilliers.
Approche singulière de l’objet théâtral
Nous avions découvert Avidya – L’Auberge de l’obscurité au T2G en 2019 où la scénographie réaliste représentait une habitation sur deux étages, d’apparence paisible, et qui basculait dans un moment fantastique lorsque le décor installé sur un plateau tournant entamait un mouvement de plus en plus angoissant.
Kurô Tanino – metteur en scène, auteur, peintre, psychiatre – est une des figures importantes dans le paysage du théâtre contemporain japonais. Comme de nombreux metteurs en scène de la nouvelle génération, il a été marqué par l’Angura, le théâtre underground du théâtre japonais des années 50’ qui était à la pointe des démarches expérimentales. Sa démarche singulière d’écriture de plateau le mène à travailler à des représentations d’une scène réaliste. Il aime dessiner son espace avant de penser le texte puisqu’il a besoin du lieu pour commencer à y réfléchir.
Dans La Forteresse du sourire, il met côte à côte, et dans un même cadre, deux univers très différents, dans deux maisons identiques implantées au bord de la mer qui rappellent son pays natal, Toyama, situé en face de la Mer du Japon. Nous y découvrons l’univers bruyant et animé des pêcheurs à côté du silence de la maladie et de la mort de la maison d’un employé municipal et de sa mère. Immobiles, avec des petits gestes du quotidien à peine perceptibles, peu de dialogues mais une grande finesse dans l’approche silencieuse, la pièce nous procure de la tendresse pour les personnages. “Notre vie de tous les jours est fragile. Elle est en évolution constante. Je ne fais pas appel à des événements dramatiques mais à de petits éléments, à peine décelables qui, par leur cumul, déclenchent un changement”, explique ainsi Kurô Tanino.
Miroir et symétrie
La Forteresse du sourire ne dévoile pas tout de suite son lieu au spectateur. Sur un rideau, comme au cinéma muet, sont projetés des motifs rappelant la mer, tandis que le son des vagues et des mouettes est diffusé. La surprise est au rendez-vous lorsque le rideau s’ouvre et que nous découvrons les deux maisons mitoyennes japonaises traditionnelles. Un décor très réaliste, jusque dans ses dimensions, avec de nombreux accessoires. “Je pense toujours à capturer les instants où les choses vont disparaître, où elles vont être perdues. Nous pouvons même dire que c’est le seul point commun entre le texte et la mise en scène. Aussi, j’utilise souvent un décor traditionnel car il insuffle dans mes pièces une ambiance qui est en voie de disparition.”
L’une des maisons est occupée par un pêcheur expérimenté célibataire, Takeshi, qui reçoit régulièrement d’autres pêcheurs qui mangent et dorment chez lui ; l’autre par la famille Tsutomu composée d’un homme, de sa mère âgée, malade d’Alzheimer et n’ayant pas toute sa tête, et de sa jeune fille qui lui rend visite. Les deux habitations sont de format identique avec un agencement en symétrie. Les maisons, d’un seul niveau avec un toiture en plaques de tuiles, sont composées d’une pièce avec un coin cuisine et une porte menant aux sanitaires. Chez le pêcheur, tout le monde se réunit autour de la kotatsu (table basse équipée d’un petit chauffage et recouverte d’une couverture). Chez les Tsutomu, un lit est installé pour la mère qui passe la majeure partie de son temps à dormir, tandis que l’homme déroule son futon pour s’allonger par terre. Des situations absurdes viennent perturber cet agencement minimal comme un grand WC que l’homme installe pour sa mère près du lit. Les attitudes, les actions et les mouvements se renvoient dans un jeu de miroir, comme la préparation des repas, la télé d’un côté, la lecture de l’autre, la solitude de la nuit avec une lumière qui décroît, éclairés par la lumière du poêle à bois. L’influence des uns sur les autres mais pas directement. “J’ai demandé aux acteurs de réfléchir à l’influence que peuvent avoir les événements d’une pièce d’à côté, des mots que nous n’entendons pas, des odeurs. Cela peut être juste une hypothèse. Je leur ai demandé de prendre conscience que des événements apparus dans deux appartements peuvent s’influencer réciproquement sans être en lien direct.”
Dans cet univers réaliste, l’olfactif est sollicité. L’odeur du riz, préparé dans les deux maisons en même temps, envahit le Théâtre ainsi que le pot-au-feu traditionnel japonais, l’oden, cuisiné par les pêcheurs. On parle des différents poissons et crabes pêchés et préparés pour les repas.
L’éclairage est celui du temps qui passe, la lumière chaude de la fin d’après-midi, la lumière froide du petit matin. L’éclairage principal vient de l’intérieur des maisons par moment d’une seule source de lumière comme le poêle à bois, le téléviseur, la seule lampe penchée sur le livre.
Limites et seuils
Dans cette scénographie, le traitement des parois du décor, entre réalisme et suggestion, sollicite l’imaginaire du spectateur. Pour des raisons de visibilité, le mur entre les deux maisons a été enlevé mais la structure marque le seuil et la séparation. Dans cette reproduction de l’architecture de maison traditionnelle japonaise où nous entendons les voisins, l’isolation phonique n’existe pas dans la réalité. Nous apprenons à parler moins fort, à faire moins de bruit.
La façade vers le public n’est pas pleine. La limite extérieur/intérieur est marquée par la menuiserie et une porte coulissante. L’extérieur est aménagé sans être chargé. Nous comprenons la géographie du lieu, un arrière vers une ruelle et la façade avant, celle vers le jardin (petit) et la mer.
Un effet scénographique marque la fin de la pièce. Après une ellipse, nous découvrons que le pêcheur est toujours dans sa maison, mieux rangée ; cependant, la maison d’à côté est à nouveau vide. Après un noir, nous découvrons les deux maisons écartées de 45 cm et l’effet ne dure que quelques secondes. Les constructions étaient posées sur des roulettes.
Un spectacle intime
Jean-Marc Hennaut, directeur technique du T2G, explique : “Tout est venu du Japon par container ; d’abord à Roubaix puis acheminé par camion jusqu’au T2G. Le décor a nécessité deux jours de montage puis une journée de répétition. L’équipe japonaise a été complètement autonome. Elle a monté le décor et nous l’avons aidée. Quatre personnes étaient au plateau – trois de chez eux et une du T2G. L’importante équipe japonaise était composée de quatorze personnes. Les comédiens ont participé au montage du décor et ce sont eux qui ont installé leurs accessoires ainsi que les mises en place chaque après-midi. Ils donnaient l’image d’une troupe”. À la dernière représentation, les comédiens, après avoir salué, avaient déjà commencé à démonter le décor ! “La pandémie a compliqué l’acheminement des décors, d’autant plus que les prix des containers avaient été multipliés par trois. Nous nous sommes alors demandés si nous ne devions pas construire le décor ici. Vu tous les détails et la particularité de la construction, les nombreux accessoires traditionnels (tatamis, ventilateurs, poêle), il nous était très difficile de les réaliser et nous avons préféré faire venir le décor. Ils ont aussi amené leur éclairage et les enceintes qu’ils ont installé à l’intérieur des maisons.”
La construction de leur décor a ceci de particulier qu’“en comparaison avec nos structures de décor, la leur est très légère. Tout est construit avec des châssis en contreplaqué de 3 mm et des tous petits battants, assemblés avec des vis. Tout est facile à démonter et très léger à déplacer”.
C’est une production imaginée pour une jauge de cent vingt personnes. Le décor, d’une hauteur de 2,40 m, a nécessité des recadrages avec des pendrillons et la descente du cadre de scène à 3,50 m, posant ainsi des problèmes de visibilité. Dans les théâtres à plus grandes jauges, les places sont réduites sur les côtés ainsi que dans le fond. L’absence de scène au T2G a compliqué la visibilité de la totalité du décor comme lors de la double circulation à l’extérieur où nous voyons apparaître des têtes par les fenêtres.
Cette invitation à l’intérieur des deux vies est un moment de poésie fait de tout petits riens mais de très grandes leçons d’humanité, trouvant sa cohérence dans sa proposition spatiale. Kurô Tanino sera artiste associé du Théâtre de Gennevilliers la saison prochaine et nous nous réjouissons de découvrir ses nouvelles créations.
Générique
La Forteresse du sourire
- Mise en scène et écriture : Kurô Tanino
- Traduction française : Miyako Slocombe
- Scénographie : Takuya Kamiike
- Assistant scénographe : Kanako Takechi
- Lumières : Masayuki Abe
- Son : Koji Shiina