Spectacle hybride et sensoriel
Du 26 au 31 janvier se donnait Encatation à la Cartonnerie de la Friche la Belle de Mai à Marseille, dernière création de Johann Le Guillerm (artiste circassien, fondateur de la compagnie Cirque Ici), assisté par le chef étoilé Alexandre Gauthier. Plus grand espace couvert de la Friche, la Cartonnerie programme régulièrement spectacles, concerts, festivals. Ses gradins peuvent accueillir 450 personnes pour assister à une conférence, une pièce de théâtre ; mais la salle peut aussi être modulée pour 2 000 à 4 000 personnes debout. Encatation, forme singulière et hybride, entre spectacle vivant et expérimentation culinaire, n’accueillait chaque soir que cinquante heureux élus.
Rencontre entre deux univers
D’un côté, un artiste reconnu dans le monde du cirque, Johann Le Guillerm. Formé au CNAC (Centre national des arts du cirque), il monte sa propre compagnie en 1994. Il crée sous chapiteau, en salle, pour l’espace public, à l’échelle de villes entières et propose des œuvres collaboratives. L’artiste se définit comme “praticien de l’espace des points de vue”. Il entreprend depuis de nombreuses années un travail interrogeant l’équilibre, les formes, les points de vue, le mouvement. De l’autre, Alexandre Gauthier, chef cuisinier français d’un restaurant doublement étoilé situé dans Le Pas-de-Calais, qui dit “pratiquer une cuisine d’auteur, singulière, sincère”. Avec plusieurs créations de restaurants en France, il est le cofondateur, avec Fabrice Lextrait, en 2009, des Grandes Tables, restaurant du Channel, Scène nationale, croisement d’une cuisine simple et singulière avec le monde des arts vivants et du spectacle.
Le chef et l’artiste sont réunis dans cette création par une façon commune de pratiquer leurs métiers : la recherche et l’exploration. Leur rencontre a donc donné naissance à une forme étonnante et difficilement qualifiable, fruit des réalisations culinaires d’Alexandre Gauthier et du travail entrepris par Johann Le Guillerm depuis 2001 dans le cadre de son projet Attraction qui se situe à la croisée de la sculpture, de l’installation, de la performance et du spectacle.
“Architextures” et cuisine
Avant même de pénétrer dans la salle, le spectateur est immergé dans l’univers de l’artiste, introduit dans un sas plongé dans le noir où seul un bac à eau est éclairé, l’invitant ainsi à se laver les mains, dans un rituel solennel rappelant celui des ablutions. Après quoi, guidé par un serveur, il est conduit face à une chambre photographique et prend la pose. Il rejoint ensuite sa place autour d’un dispositif circulaire composé de cinq tables longues et étroites en trois plis sapin serpentant sur plusieurs dizaines de mètres. Assis sur de hauts tabourets, les spectateurs se font face les uns les autres. Devant eux, sur la table, un petit pupitre, qui accueillera le menu et le descriptif des expérimentations gustatives, agrémenté d’une lampe offrant un éclairage léger et individuel. Sous la table, des arches protéiformes en panneaux de bois assemblés uniquement par des velcros et des câbles rappellent une esthétique chère à Johann Le Guillerm. Appelées par l’artiste des “architextures”, il les a pensées comme des formes s’inscrivant dans la lignée des architectures utopiques, rêves de constructions autoportées, naturelles, légères, itinérantes. Au-dessus des spectateurs, des cerces métalliques de forme sinusoïdale, soutenues par des câbles reliés par une girafe métallique gueusée en son pied, suivent le tracé des tables et offrent un supplément de lumière éclairant chacun des plats. Planant au-dessus des spectateurs, elles donnent au décor une légèreté aérienne. Au centre du dispositif, rappelant une piste de cirque, deux cuisiniers prennent place devant leurs tables de cuisine en CP filmé de 18 mm et tubes acier montés sur roulettes opéras. Éclairés par des rubans LEDs, ces chariots contiennent de quoi frire, chauffer, garder à température et dresser les plats proposés aux spectateurs. Les cinq serveurs présents sur scène disposent également chacun d’un chariot contenant les couverts et les différents réceptacles dans lesquels les mets seront présentés. Une attention particulière a été portée à ces ustensiles : pas de services en porcelaine mais de l’inox, du carton, du verre poli, des tubes à essai. À chaque plat son accessoire. Sur leur tablier, l’équipe de service a un dispositif permettant de fixer un plateau pouvant contenir des charges lourdes à angle droit et leur laissant les mains libres. De nombreux autres éléments jouent sur l’équilibre et les spécificités mécaniques. Nous retiendrons tout particulièrement le « tractosemoule », un dispositif roulant qui se met en mouvement au fur et à mesure de la cuisson de la semoule qui y est déposée.
Durant une heure et demi, les spectateurs/expérimentateurs vont donc découvrir et tester huit plats, bercés par la voix de Johann Le Guillerm les invitant à éprouver chaque goût, saveur et texture, les guidant vers l’oubli des convenances au profit du sensoriel. Pour le dessert, le spectateur est invité à quitter son tabouret afin de rejoindre le centre de l’arène, de prendre place aux côtés des acteurs et de déguster l’“architexture”, un assemblage pyramidal de gâteaux en forme de treillis soudés, échos gustatifs à la structure même du décor. Chaque détail est pensé, travaillé et rien n’est laissé au hasard dans ce dispositif scénique. Un sens de la finition des proportions et de l’assemblage est à souligner, créant un ensemble comme suspendu, épuré et offrant l’espace propice à la chorégraphie culinaire qui se joue sous les yeux du spectateur.
Un accueil à prévoir
Le dispositif nécessite une scène sans pente et un espace de grande taille (17 m x 17 m) ainsi que la possibilité de dissimuler les gradins. Le montage nécessite trois jours de préparation. Le plan de feu est assez léger, une dizaine de projecteurs est nécessaire, l’éclairage se faisant principalement par la rampe lumineuse suspendue au-dessus des tables. Deux systèmes son sont utilisés : l’un est fourni par la compagnie via soixante haut-parleurs disposés sur les comptoirs, l’autre est à prévoir par le lieu d’accueil. De plus, sont à prévoir de nombreux espaces spécifiques : un espace d’accueil public afin d’y présenter les bacs à eau, un espace de préparation cuisine équipé de tout le matériel nécessaire à la réalisation des plats présentés durant la représentation (réfrigérateurs, congélateur, four), un espace de dressage cuisine à proximité de la scène, un espace de plonge et enfin un espace de frais pour la conservation de certains aliments n’allant pas au réfrigérateur. Pour le transport, l’ensemble du dispositif scénique tient dans un 19 tonnes. La distribution compte, sur scène, deux cuisiniers et cinq serveurs ainsi qu’une équipe technique composée de trois régisseurs et deux serveurs/plongeurs.
Une expérience singulière
Dans ce dispositif scénique, chaque détail est pensé, travaillé et rien n’est laissé au hasard. Un sens de la finition, des proportions, des formes géométriques du mouvement et de l’assemblage est à souligner, créant un ensemble comme suspendu, épuré et offrant l’espace propice à la chorégraphie culinaire qui se joue sous les yeux du spectateur. Ni spectacle, ni performance, ni restaurant, c’est avant tout une expérience sensible et charnelle à laquelle Johann Le Guillerm et Alexandre Gauthier nous convient. Expérience portée par un décor et une prouesse technique qui offrent aux spectateurs une découverte sensorielle inattendue et puissante.
- Conception et scénographie : Johann Le Guillerm
- Traduction culinaire d’Attraction : Alexandre Gauthier
- Création lumière : Hervé Gary
- Création son : Thomas Belhom
- Régisseur son : Julien Reboux en alternance avec Vincent Lanuzel
- Régie générale : Manu Majastre
- Régie plateau : Pauline Lamache
- Construction : Jean-Marc Bernard, Silvain Ohl
- Déco : Fanny Gautreau, Pauline Lamache, Julie Lesas
- Fabrication et réalisation des sets inox : Didier Deret