Scénographie et lumière de Yannick Fouassier(1)
Mal – Embriaguez Divina (Mal – Ivresse Divine) de la chorégraphe cap-verdienne Marlene Monteiro Freitas était présentée dans le cadre du Festival d’Automne, au Centre Pompidou puis au Nouveau Théâtre de Montreuil en novembre dernier. Guidée “par l’idée du Mal tel qu’il est vu par plusieurs auteurs, dans des œuvres et des champs culturels divers”(2), la chorégraphe et son équipe rejouent différentes scènes de mal plus ou moins ordinaire. À l’intérieur de cette exploration, la scénographie et la lumière de Yannick Fouassier tiennent une place particulière.
Lorsque nous entrons
Lorsque nous entrons, une partie des performeuses et performeurs est en train de jouer au volley-ball. La scène est vide. Quasiment au centre, nous distinguons une masse. Tout autour, là où s’arrête la moquette, des filets de 2 m de haut délimitent l’espace, séparent l’intérieur de l’extérieur, forment un espace central et des zones périphériques. Lorsque nous entrons, les performeuses et performeurs sont derrière le filet. Au lointain. Ils jouent. Le spectacle est à la fois déjà commencé et sur le point de commencer. Est-ce un échauffement ? Un prologue ? Le ballon parfois atterrit sur le plateau et l’un des performeurs passe, discrètement, de l’autre côté – dans l’espace intérieur – pour le récupérer. Le jeu peut alors reprendre.
La lumière change régulièrement, de façon rapide (cut). Changement de puissance, de direction. Nous découvrons d’abord l’espace sous différents angles, puis nous nous habituons à ce qui semble être une pulsation, une régularité. Là encore, nous nous demandons s’il s’agit d’un test lumière ou si le spectacle a réellement commencé. Ce jeu, ce temps avant, ces changements de lumière radicaux nous sont utiles pour arriver, nous asseoir, embrasser l’espace, en scruter les détails, commencer à projeter notre imaginaire.
La tribune et le tribunal
Dans une interview donnée au Teatro Municipal do Porto le 24 mars 2020(3), Marlene Monteiro Freitas fait état de deux points de départ importants, à partir desquels l’équipe a commencé à travailler : une tribune d’où nous voyons le mieux (et d’où nous pouvons être vus de tous) et un tribunal, lieu où la justice est rendue.
Effectivement, la tribune est imposante, importante au regard de l’ensemble du dispositif. Elle est en bois, peinte dans un beige taupe, faite d’un élément à trois étages adossés à un mur. L’élément mesure 3 m de profondeur pour 2,30 m d’ouverture. Le haut du mur arrière est quasiment à 6 m. L’ensemble est légèrement décentré à cour. Il y a aussi un escalier à cour, deux plots à jardin et plusieurs bancs. “Nous avons travaillé sur maquette différentes pistes possibles”, raconte Yannick Fouassier. “Assez vite, le dessin de cette tribune s’est imposé, avec ses petits personnages en Lego® ! Les filets étaient aussi une idée de départ, entre cage et terrain de sport. Dans un second temps, j’ai commencé une recherche sur les matériaux possibles, les couleurs. Au départ, la tribune de Mal devait être bleu Klein. Au final, elle est beige taupe. Cette couleur me semblait plus ambiguë, plus énigmatique. À partir de là, les autres couleurs sont venues pour le sol, les costumes.”
Selon l’occupation de l’espace voisin, selon les déplacements, cet élément central prend des allures de tribune, de bureaux sur plusieurs étages, d’hémicycle de parlement, de point de surveillance d’une cour de centre pénitentiaire, … Il détermine l’espace, comme s’il lui donnait une direction. Ainsi nous avons :
- Un sol clair (8 lés de moquette) de 15 m d’ouverture x 16 m de profondeur ;
- Aux limites jardin et cour, de part et d’autre, un filet (type filet de volley-ball) de 9 m de long x 2 m de haut ;
- Au lointain, environ 2 m derrière la tribune, un filet de 12 m de long x 2 m de haut vient fermer l’espace, ne laissant que deux étroits passages de chaque côté.
Voici donc, entre ces trois murs de filets, une pièce, une cour, un espace que la présence de la tribune oriente vers le public, dans un rapport frontal. À la face, un filet orange, de 8 m de long x 2 m de haut, sera chargé puis réappuyé durant le spectacle.
Une histoire ? Un micro monde ?
Difficile de reconstituer ce que raconte cette pièce. Il y a plusieurs séquences. Quelque chose est raconté mais plus le spectacle avance, plus il est clair que ce sont différents récits et que, peut-être, la scène est cet espace où ils peuvent, là, avec l’apparente simplicité de la danse, se croiser, se jauger, coexister. Peut-être y a-t-il également une réponse à trouver dans cette courte interview(4) : “Je ne cherche pas à transmettre un message particulier. La pièce est un ensemble d’images, de figures et de situations, parfois hétérogènes et contradictoires, qui permet, avec un peu de chance, au public de projeter ses propres images, selon sa sensibilité, ses peurs, ses désirs, …”, explique la chorégraphe qui définit, quelques phrases plus haut, la fiction comme un espace de liberté et d’invention.
Difficile donc de reconstituer ce que raconte cette pièce ; mais peut-être pouvons-nous chercher quelques indices. Il y a ce tableau en close-up sur l’élément central, lequel oscille entre les bureaux d’une administration et les bancs d’un parlement. Mais une fois que nous avons épuisé nos représentations (parce que chaque mouvement de ce spectacle joue aussi de ce temps long pour que s’épuisent nos images d’Épinal, nos propres représentations et que d’autres images, d’autres imaginaires puissent apparaître, se frayer un passage), que nous avons cessé de chercher à raccrocher ce que nous voyons à une réalité connue, ce qui reste, ce qui apparaît – enfin – c’est un micro monde et son administration. Assis ou debout, répartis sur les trois étages de l’élément central, les performeurs campent les différentes fonctions sociales de ce micro monde. Ils sont tour à tour militaires, curés, politiciens, soignants, bureaucrates, roi, …
Nous pouvons sans doute regarder ce spectacle en y cherchant davantage des figures que des personnages tant la gestuelle, la mécanique des corps, les répétitions, la frontière ici si fine parfois entre danse et mime, forment un ensemble complexe. Il est intéressant de voir à quel point la scénographie s’empare à son échelle de cette logique et ne cherche pas tant à créer des espaces réalistes que ce que nous pourrions appeler une machine à danser. Ainsi, dans ce tableau, l’élément central prend quasiment la fonction de castelet et les figures y jouent au monde comme nous jouons à la maison de poupée. Lorsque le tableau commence, il y a devant chaque performeur une pile de papier blanc. Tout ce qu’il y a de plus standard, de plus conforme : A4, blanc. Ces feuilles vont être pliées, mâchées, échangées, coupées, déchirées et devenir des chapeaux, des pansements, une couronne, des animaux et pour finir, une ville. Un autre monde, plus petit encore. Ce focus sur l’élément central, puis la naissance de la ville de papier, produisent des corps aux visages particulièrement expressifs d’abord, puis confèrent aux mains, aux doigts, aux regards, une grande importance. Et nous oublions un temps le vaste plateau tout autour pour regarder et découvrir les espaces qui existent entre deux éléments de papier. Outre ce jeu d’échelles, cette habile manière de laisser s’ouvrir des espaces dans les espaces, l’arrivée de ces feuilles blanches provoque une balance colorimétrique importante.
Une certaine persistance rétinienne
Très tôt dans le spectacle, nous sommes frappés par le blanc. Ce sont d’abord les képis que portent les gardes qui paradent. Il y a aussi un drapeau, une couronne. Et lorsque les feuilles circulent, d’un étage à l’autre de la tribune, lorsque la ville de papier est construite, nos yeux se fixent sur le blanc. Quand, d’un grand coup de lumière, nous passons à la séquence suivante, demeure dans nos yeux et dans nos têtes, quelques instants, la fameuse persistance rétinienne. Ce n’est ni un accident ni un détail. La façon, tout au long du spectacle, dont régulièrement la lumière change (brusquement), passant d’une direction à une autre, agit aussi de la même manière. Des persistances et des souvenirs immédiats se créent et les différentes visions de l’espace se télescopent dans nos têtes. Dans ces bascules, si radicales soient-elles, il n’y a jamais de passage au noir. Une direction de lumière s’éteint pour faire place à une autre. Quand un état lumineux disparaît, il y en a toujours un autre dessous. Le procédé peut paraître agressif. En réalité, il est extrêmement ludique, au sens où il produit du jeu. À le vivre depuis le public, nous avons l’impression d’une mécanique qui porte les performeuses et performeurs, les aide à agir. Yannick Fouassier dit justement : “D’une manière générale, je travaille souvent à construire, déconstruire les images. À être ou non en rythme, une sorte d’arythmie. J’essaye de penser la dynamique de la lumière comme une machine, une mécanique, qui produit une énergie, des impacts, de la dynamique. Je fais en sorte que la relation lumière/scénographie soit un révélateur, un amplificateur de la performance”.
Il y a dans les lumières de ce spectacle un habile travail d’équilibre sans cesse remis en jeu. Cela nous a donné envie de connaître la façon dont avait travaillé Yannick Fouassier : “Pendant un vrai temps, nous travaillons avec la lumière de service et une face. Je n’aime pas décider trop vite. Je regarde d’abord, j’observe comment l’espace existe avec une lumière ‘neutre’ voire la lumière du jour. Puis j’ajoute petit à petit des idées. J’ai souvent beaucoup de mal à couper les services car tout devient vite très spectaculaire, même si ce que je fais l’est aussi ! C’est un schéma idéal. Si j’ai peu de temps, je me force à avoir des idées plus vite ! En général, j’aime arriver à un point final que je n’aurais pas forcément imaginé au départ. Pour Mal, assez vite les directions de lumières avec les HMI sont apparues, puis le reste en complément et les couleurs. Pour la relation lumière/espace, en général, je cherche à comprendre quel espace je vais avoir à mettre en lumière. Je m’appuie beaucoup sur l’espace, sur son volume, son architecture pour imaginer le type d’implantation. Le fait de travailler l’espace et la lumière apporte une cohérence globale”.
Y a-t-il toujours un soleil ?
Dans une note écrite en 1996, le poète acteur et metteur en scène André Benedetto parle de la lumière du jour et du soleil comme référence. Il est vrai que l’incandescence(5) se rapproche de la lumière solaire. Il est vrai que nous avons chacun.e nos histoires et nos souvenirs de soleil, de temps gris, de ciel bas et diffusant… Dans ce spectacle, la lumière ne semble pas se rapporter à quelque chose de précis. Il y a des états lumineux, des alternances d’états lumineux. Ce sont quasiment à chaque fois des lumières étales (wash) très lumineuses qui prennent l’ensemble de l’espace. Nous comptons plusieurs “grosses sources” (un HMI 4 kW, deux HMI 2,5 kW, un Fresnel 5 kW) et l’utilisation de projecteurs en grappe ou en batterie (quinze cycliodes ACP 1001 en douche, onze PAR 64 CP62 en latéraux à jardin). Vers la fin, deux PAR 64 CP61, venant de cour (direction latérale) sont allumés, sans filtre. Nous sommes surpris de cette chaleur sur les corps(6), de cette douceur même.
Hormis ce moment, très court, la lumière vient éclairer ce monde, tour à tour tribunal, parlement, église, champ de bataille, cour pénitentiaire, gymnase. Elle rythme et révèle ce qui s’y passe, aussi implacablement que la phrase de Franz Kafka à la fin du spectacle : “Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l’homme, lui rugit à l’oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte”.(7)
À l’intérieur de cet espace multiple, la lumière est brute et cette brutalité est bouleversante.
Notes
(1) Yannick Fouassier tient à rappeler que tout ce travail est le fruit d’une réelle collaboration avec M.M. Freitas, Miguel Figueira et toute l’équipe au plateau
(2) Entretien avec Marlene Monteiro Freitas, “Le mal en tant que puissance créatrice”, brochure du Festival d’Automne 2021
(3) www.teatromunicipaldoporto.pt/en/noticias/entrevista-marlene-monteiro-freitas-2020-09-09/
(4) https://springutrecht.nl/news-more/interview-with-marlene-monteiro-freitas
(5) Principe selon lequel fonctionnent encore aujourd’hui de nombreux projecteurs dits traditionnels
(6) Le reste de la colorimétrie est davantage dans les bleus : CTB, Congo Blue, blanc « froid » des HMI
(7) Franz Kafka, Le Procès (parabole de la loi), trad. Alexandre Vialatte, Gallimard, 1933
- Chorégraphie : Marlene Montero Freitas
- Lumières et scénographie : Yannick Fouassier
- Assistant scénographie : Miguel Figueira
- Son : Rui Dâmaso
- Costumes : Marisa Escaleira