Un corps, un souffle
Toutes les photos sont de © Patrice Morel
À quelques stations de tram du centre de Genève, l’ambiance urbaine et architecturale change. Nous sommes à Carouge où l’architecture et l’urbanisme rappellent ses origines sardes. Un nouveau Théâtre, dans un beau jeu de volumes en briques, est sorti de terre à l’emplacement de l’ancien. Il est bien pensé, avec une organisation claire ; le lieu de la création et du travail est mis au cœur de l’édifice. Le Théâtre devient un corps rassembleur.
Les racines du Théâtre
Commune suburbaine de Genève peuplée d’ouvriers et d’artisans, Carouge est construit au XVIIIe siècle sur ordre du roi de Sardaigne pour concurrencer Genève. Française jusqu’en septembre 1814, elle réintègre ensuite le royaume de Sardaigne et sera rattachée à Genève et à la Confédération en 1816. L’histoire du Théâtre de Carouge commence en 1958 avec François Simon, metteur en scène et acteur, fils de Michel Simon, Louis Gaulis et Philippe Mentha. La compagnie s’installe dans un premier lieu jusqu’en 1967, une ancienne chapelle transformée en salle de paroisse vouée à la démolition.
En 1972, le nouveau Théâtre de Carouge est inauguré avec une salle de 400 places mais a commencé à poser des problèmes de fonctionnement dès son ouverture. Le Théâtre a été contraint de louer une grange afin d’installer l’administration, la salle de répétition et une deuxième salle. Il va s’associer à l’Atelier de Genève pour prendre le nom de Théâtre de Carouge – Atelier de Genève avec une direction artistique collégiale.
Lorsque Jean Liermier devient directeur du Théâtre de Carouge – Atelier de Genève en 2008, il constate les limites de l’architecture théâtrale pour produire et accueillir des créations théâtrales actuelles, ainsi que les contraintes quant à la dispersion de l’équipe dans des lieux différents. Il propose alors la construction d’un nouveau théâtre. Commence alors dix années d’histoire mouvementée.
La décision de ne pas réhabiliter
Le Théâtre existant ressemblait à la salle des fêtes actuelle. Âgée de quarante-cinq ans, cette architecture brutaliste était un outil très peu pratique. Au vu des nombreuses difficultés fonctionnelles et techniques, il était impossible de le rénover, d’autant plus que le lieu était complètement amianté. L’accès à la scène était problématique pour la décharge des camions et imposait un monte-charge, exigeant de fait la présence de deux équipes (l’une pour le camion et l’autre pour le plateau). Il n’était pas possible d’agrandir le plateau qui n’était pas assez profond. La pente de la salle était trop importante. L’équipe administrative installée dans un autre bâtiment ne pouvait plus y rester ; les activités étaient dispersées et il manquait des lieux de stockage. La rénovation avait été chiffrée à 26 millions de francs suisse mais finalement, le budget de la construction d’un nouveau théâtre chiffré à 54 millions est voté par la Ville de Carouge.
Le cahier des charges a été pensé par Christophe de la Harpe, directeur technique et pilier des lieux, qui a suivi le projet, du processus jusqu’aux détails du chantier, comme le note François Jolliet, architecte : “La discussion avec Christophe était fondamentale. La collaboration était intense, avec une grande compréhension et de la concentration. À force d’avoir travaillé le projet, il n’y a eu que très peu de m2 perdus. Nous ne montrons pas le travail mais la mise en scène du travail”.
Le concours est lancé en 2010, selon les modalités que nous avions déjà expliqué lors de l’article sur la Comédie de Genève. Trente-deux projets ont été rendus, d’abord sur une seule planche. Pour la deuxième phase, huit projets ont été retenus avec quatre planches où les différents concepts ont été détaillés. En 2012, le projet de Pont12 Architectes, avec Thierry Guignard à la scénographie, a été choisi à l’unanimité. Jean Liermier expliquait le choix du projet : “Nous avons particulièrement apprécié le fait de mettre au centre la cage de scène de la grande salle et le hall de montage avec une passerelle, utile pour les artisans, mais aussi pour assurer les circulations du premier étage. Cet étage supérieur accueillera les bureaux, loges et la technique, ceci avec un éclairage zénithal bien pensé. Il offrira un lieu d’une grande convivialité pour les collaborateurs du Théâtre”.
Une fois la décision de la destruction du Théâtre prise, un référendum est lancé en 2017 contre le projet ; mais 66 % des Carougeois ont plébiscité sa construction. La ville de Carouge a fait un grand effort budgétaire pour remplacer le Théâtre. L’État de Genève a aussi participé ainsi que différentes cotisations des communes, un fond intercommunal et les fonds collectifs. “Mais ce budget ne comprenait pas les équipements scéniques alors nous sommes allés voir les mécènes de référence avec une maquette au 1/50e. Nous avons pu récolter 20 % du budget mais pas assez pour toute la scénographie. Alors le Théâtre a optimisé au maximum et nous avons réutilisé les gradins existants”, nous explique François Jolliet. Le Théâtre de Carouge, totalement détruit et reconstruit à neuf, s’inscrit ainsi dans une continuité.
L’ancien théâtre démoli en février 2018, La Cuisine, théâtre éphémère de 540 places, a été édifiée dans la zone industrielle par De Planta & Associés Architectes pour remplacer le Théâtre le temps de sa construction. La pente parfaite des gradins a servi de modèle au nouveau Théâtre.
Le projet de Pont12 : Swan
François Jolliet, un des fondateurs de l’agence Pont12 basée à Lausanne, connaît bien le Théâtre pour y avoir travaillé dans sa jeunesse. La référence au théâtre est souvent présente dans la réflexion de l’Agence qui a, par ailleurs, construit l’Arsenic à Lausanne et termine actuellement la rénovation/extension du Théâtre de Vidy-Lausanne. “La force de nos projets vient du fait que nous concevons nos architectures comme des scènes où l’usage est chorégraphié. Se servir de l’usage pour faire de l’architecture représente l’esprit de l’agence.” Le projet de Pont12 arrive quatrième au concours de La Comédie de Genève. Le projet avait été jugé performant dans la conception des espaces de travail mais n’avait pas suffisamment mis en valeur l’accueil et le foyer. “Cette fois-ci, nous avons davantage mis l’accent sur le foyer qui s’ouvre complétement sur l’esplanade.”
En hommage au théâtre élisabéthain, le projet prend le nom de Swan. “Le globe est une image du monde, une cosmogonie où les dieux manipulent les humains par dessus. Ce dessous de gradin arrondi est une portion d’une carte du monde posée sur le sol. Selon Vitruve, le théâtre devait être divisé en douze parties, comme le ciel. Les textes antiques n’ont pas défini une géométrie mais une relation entre le monde technique et symbolique où nous ne faisons pas de différence.”
Comme un îlot urbain
Comment construire un théâtre cohérent à l’échelle de la ville de Carouge ? C’est ainsi que François Jolliet a posé la problématique de l’échelle juste de ce théâtre de création. “Nous avons cherché la référence à l’échelle de l’ancien Théâtre. Par un jeu de masses étagées, nous passons progressivement de la toiture basse de la salle des fêtes au volume de la petite salle des fêtes puis à la hauteur de la cage de scène qui se lit à l’échelle de la ville. La cage de scène n’a pas vraiment d’échelle puisqu’elle n’a aucune ouverture. Nous ne souhaitions pas avoir ce volume de 24 m de hauteur à l’extérieur du bâtiment ; elle devait se retrouver au deuxième plan. Cependant, sa couleur claire lui donne davantage de légèreté.”
Le terrain était compact et contraint. La salle des fêtes et l’ancien Théâtre étaient implantés en quinconce et les deux volumes regardaient l’esplanade. La salle des fêtes a été conservée et transformée en bâtiment indépendant. “Nous avons agrandi l’ouverture horizontale et avons fait correspondre les deux vitrages par lesquels la pente du gadin devenait visible. Les quatre salles et un tissu interstitiel étaient à intégrer sur un site qui comportait des biais puisque la ville n’est pas sur une maille rectangulaire. Nous avons alors composé avec des angles et le bâtiment s’implante tout juste dans le site.” Une autre grande difficulté était davantage structurelle à cause du parking existant.
Le bâtiment en briques joue sur la massivité, mettant d’autant plus en valeur les ouvertures. L’absence de joints de dilatation renforce le caractère monolithique. 280 000 briques artisanales romaines, moulées à la main, ont été posées une à une sur la façade. La teinte jaune a été choisie en harmonie avec la couleur dominante dans les constructions du vieux Carouge. Cela a représenté un investissement important mais comme c’était le thème de l’architecture, le maître d’ouvrage a accepté le budget. Il a fallu cependant trouver des économies ailleurs.
L’atelier organise le Théâtre
L’atelier de construction est le cœur du bâtiment et le plateau s’ouvre sur l’aire de montage. Le programme, très précis, spécifiait les relations entre les fonctions. Les deux salles de spectacle ainsi que la salle de répétition devaient être de plain-pied et fédérées par la zone de montage, le lieu du travail. L’ensemble forme un îlot composé de plusieurs volumes autour de la salle de montage qui joue le rôle d’une cour intérieure avec une lumière zénithale. Les salles et les ateliers gravitent autour de ce vaste espace derrière la scène. “En exploitant les interstices entre les volumes, les circulations intérieures et extérieures ont été définies.” L’organisation est extrêmement lisible avec quatre volumes de salles et des rues entre elles qui créent un parcours circulaire. Un anneau fédère les activités par une galerie qui entoure l’espace de référence de l’atelier. Cette boucle est reproduite au premier étage par une passerelle entourant l’atelier et menant à l’espace administratif et aux salles de réunion, aux loges (certaines loges d’ailleurs ouvrent sur la passerelle) et aux régies, ainsi qu’un foyer haut avec sa propre cuisine. Le bureau technique a une position stratégique, à la croisée des différentes fonctions, avec un escalier direct vers l’aire de livraison. Proximité et simplicité des circulations sont les particularités de cette organisation.
Une salle de répétition de 12,30 m x 17,30 m est implantée au rez-de-chaussée, à proximité de l’escalier des loges et en relation directe de plain-pied avec l’atelier et les deux salles, avec une grande baie vers l’extérieur. Une passerelle entoure la salle et elle possède une plate-forme pour la régie.
À proximité se trouve un espace atelier appelé polyvalent qui est aujourd’hui un atelier de couture.
Le foyer est marqué par la courbe impressionnante en béton des dessous de gradins qui lui donne son identité. Ce plan en oblique coupe la perspective de plus de 30 m, en biais depuis le foyer. “Comment poser cette courbe au sol ? Nous avons décidé d’assumer cette tangente et, finalement, nous avons un foyer plus grand que ce qui était demandé dans le programme.” Nous y retrouvons, outre la billetterie, un restaurant doté d’une grande cuisine professionnelle. Le niveau bas des deux salles est accessible directement par le foyer. Un escalier implanté face à la courbe des gradins donne accès au niveau haut de la grande salle.
Comme une respiration
Christian Dupavillon(1) disait : “Le théâtre c’est comme une respiration. Au début l’inspiration est privée, c’est le moment de concentration et il n’est pas question d’ouvrir ; puis on expire, on souffle et on invite le spectateur. Et à nouveau, on inspire et on referme. C’est ainsi que nous avons pensé la salle, l’audience se projette sur la scène. C’est une question de présence. Elle est organique”.
La grande salle a une jauge de 468 places, accessible par quatre entrées, deux de plain-pied avec le foyer et deux par le niveau haut. Les sièges sont implantés en continu avec un pas de gradin de 95 cm, dans un volume arrondi. Les fauteuils ont été pensés de sorte que le haut du corps des spectateurs soit dégagé. La salle est compacte et le dernier siège se trouve à 20 m du nez-de-scène. L’ouverture de la scène est de 14 m sur une hauteur de 7 m. Les dimensions du cadre de scène ont été déterminées par Christophe de la Harpe qui considère qu’elles répondent aux proportions des présentations théâtrales. Les trois premiers rangs peuvent se reconfigurer pour créer une avant-scène ou une fosse d’orchestre. Les murs sont habités par des passerelles, accentuant la courbe de la salle. Ces passerelles donnent accès directement au premier étage, d’un côté à l’administration et de l’autre à l’espace du foyer haut et aux bureaux techniques.
La petite salle
La petite salle a une jauge de 130 places, avec des possibilités d’accès à cour et à jardin (il y en a cinq) et une arrivée par le haut des gradins, surtout pour les retardataires. Les gradins sont en structure aluminium démontable. Un gril couvre l’ensemble de la salle même si elle a vocation à être davantage utilisée en frontal. Dotée de larges baies vitrées qui s’occultent, elle peut bénéficier de la lumière du jour. Les deux salles possèdent leur loge de changement rapide.
Le Théâtre de Carouge a été inauguré au mois de novembre 2021 et la première représentation était le 12 janvier avec un spectacle de James Thierrée, Room. Christophe de la Harpe racontait avec enthousiasme : “Le Théâtre tourne à plein, avec James Thierrée qui répète avec ses musiciens et sa troupe, tantôt dans la salle de répétition tantôt sur le plateau. Ses danseurs s’entraînent dans la petite salle, ses constructeurs sont dans les ateliers et la halle de montage, ses éclairagistes sur le plateau, les costumes dans le grand atelier sont en contact avec les scènes et les comédiens. C’est vraiment idéal et j’ai un énorme plaisir à voir cette belle machine fonctionner”.
Notes
(1) Architecte, directeur du Patrimoine de 1990 à 1993
Générique
- Maîtrise d’ouvrage : Ville de Carouge – Philippe Waller
- Maîtrise d’œuvre : Pont12 Architectes
- Scénographie : Thierry Guignard
- Acoustique : Kahle Acoustics
- Maîtrise d’usage : Christophe de la Harpe
- Concours : 2012
- Inauguration : novembre 2021
- Coût : 54 millions de francs suisse