La tête et le cœur
Elle a le regard bleu profond comme le bleu de l’océan. Sa veste et ses cheveux sont bleus aussi. Au théâtre, comme à l’opéra, impossible de parler de masques sans que son nom ne revienne dans toutes les bouches. Au cinéma, elle a réalisé les masques en papier mâché du film d’Albert Dupontel, Au revoir là-haut. Elle nous accueille dans son atelier parisien, comme à la maison, sa fille au modelage, son mari, discret, affairé à l’autre bout de la pièce. L’endroit est inspiré et inspirant. La conversation commence ainsi : “Je vous préviens, quand je parle de mon métier, je suis terriblement bavarde”. C’est vrai. Elle est épatante, concentrée, vivante, l’œil vif et le cœur ouvert. Verbatim.
Cécile Kretschmar : J’ai obtenu un CAP de coiffure à seize ans et donc de seize à dix-huit ans, j’ai été coiffeuse. Ma relation avec le théâtre, je la dois à ma mère, Marie-Hélène Butel. Elle a fait l’école du TNS, en scénographie/costumes, dans le groupe 4, à l’époque d’Hubert Gignoux. Elle n’a jamais fait carrière au théâtre. Elle a beaucoup travaillé, a eu des enfants, c’était une autre époque. Elle a, en revanche, toujours gardé un contact avec ses camarades d’école et est allée, chaque été, faire un spectacle à Bussang, au Théâtre du Peuple. Mon lien avec le théâtre, c’est Bussang. J’y suis allée enfant et adolescente et je me suis jurée que ma vie serait au théâtre. Je n’avais pas d’idée préconçue quant à la porte d’entrée mais je savais que je serais là. Ma scolarité étant assez défectueuse, j’ai fait un CAP coiffure car c’est ce que j’ai trouvé. J’ai essayé menuiserie, couture, … Je vivais en Alsace et j’ai fait cette école de coiffure en me disant que, plus tard, je ferai des choses au théâtre. À la fin de ma scolarité, un stage sur un film m’a conduite à faire des maquillages. Alors, j’ai fait une école de maquillage, pendant un an. En réalité, je me suis formée en réaction contre cette école. Ce n’était pas très intéressant. Cela s’appelait maquillage artistique et leur vision du maquillage de théâtre était tellement ringarde, tellement atroce.
Comme j’habitais en Alsace, j’ai beaucoup travaillé comme stagiaire au TNS. Là-bas, j’ai rencontré Jacques Lassalle et Daniel Girard, qui m’a pas mal secouée sur le maquillage. Il travaillait sur des nus et m’a demandé d’aller voir Egon Schiele et les Viennois de cette époque. Nous faisions un travail torturé sur les corps, qui était à peine perceptible dans la lumière mais qui métamorphosait complètement la matière du corps. C’est ce genre d’expériences qui m’a profondément marquée. Jacques Lassalle, lui, était vraiment génial. Il m’a permis de poser des fondations, de développer un socle intellectuel, un regard intelligent sur le théâtre. Son regard était affuté. Lorsqu’il parlait aux jeunes, il donnait immédiatement envie d’aller essayer sur le plateau. C’est vraiment un des metteurs en scène les plus intelligents que j’ai rencontré. J’ai fait beaucoup de spectacles avec lui, maquillages, coiffures, perruques, …
Je n’avais pas trop touché les masques. Tout cela est venu plus tard, avec la création de nez, d’oreilles, de petites déformations des actrices et acteurs. Jusqu’à la création de masques complets. La première création de masques fut avec Bruno Boëglin, un metteur en scène que j’adore. Il m’a engagée sur Pinocchio où j’ai fait mes premiers masques. J’ai appris en faisant et je me suis formée, seule, dans les livres. J’ai acheté des bouquins de techniques de moulage pour les prothèses. Je suis totalement autodidacte, je n’ai pas eu de mentor, je me suis toujours débrouillée. J’ai trouvé cela pénible d’un côté, mais en même temps, cela oblige à se poser de vraies questions. Aujourd’hui, je trouve cela génial mais avant, je trouvais cela un peu triste de ne pas suivre quelqu’un. D’un autre côté, je pense que cela participe à mon originalité. Je me souviens de mes débuts : je m’asseyais dans la salle, regardais les comédiens et me disais ”regarde tout ce que tu trouves beau”. Je comprenais les tracés, les ombres, …
Au théâtre, nous avons du temps, essayons, tentons, voyons en répétition, faisons des allers-retours. Ce que je trouve génial dans mon métier, c’est que si le metteur en scène me dit “cela ne m’a pas trop plu”, je change. Je n’ai pas une équipe de constructeurs qui a bossé pendant trois semaines. Le maquillage, la coiffure, les masques, c’est vraiment léger. Souvent, je suis seule à fabriquer. Je ne gère pas des équipes énormes ; cela m’arrive de temps en temps mais c’est rare. J’ai ma trousse sous le bras, quelques cheveux dans un sac et c’est suffisant. Cela permet de se tromper. Les plus grosses erreurs adviennent lorsque nous nous emballons sur des choses, voulons trop mettre en avant, sur-signifions. J’ai la chance de travailler avec des familles de théâtre très différentes, presque opposées les unes aux autres, qui souvent ne s’aiment pas d’ailleurs. J’ai l’impression que je réussis à me fondre dans l’univers de chacun. Je fais des spectacles si différents que je suis toujours surprise lorsque les gens me disent qu’ils reconnaissent mon travail, mon style. J’essaie d’être la plus effacée possible.
Sur la question du personnage, sur ce qui caractérise une personne, j’ai travaillé avec un metteur en scène espagnol qui m’a fait réaliser qu’en espagnol on dit “caracterización”. Il m’a dit : “C’est ça ton métier, la caractérisation”. Je me rends compte, avec les années, que mon travail est dirigé vers l’acteur plus que vers le spectateur. Chez l’acteur, les masques, maquillages, coiffures provoquent tout de suite quelque chose. C’est intime. Si quelqu’un a les cheveux raides et que vous transformez cela en cheveux crépus un peu années 80’ comme Barton Fink, cela change tout ! C’est incroyable comme les cheveux en l’air pour quelqu’un qui a les cheveux plats opèrent une métamorphose, le grandissent, le tirent vers le haut. J’ai une expérience incroyable avec Ludovic Lagarde lorsque nous avons fait Sur la voie royale d’Elfriede Jelinek avec la talentueuse Christèle Tual. Ludovic avait prévu cinq ou six personnages allant d’une Melania Trump à une très vieille femme, un ange, … J’ai ramené plein de matériel par rapport à ces figures et pendant une semaine, alors qu’elle disait le texte, je faisais des essais sur elle. Elle ne s’est jamais regardée, me faisait confiance et ne voulait pas voir. C’était déroutant car, généralement, il se passe quelque chose dans le miroir. Nous mettons une perruque à quelqu’un, modelons, sculptons et nous voyons apparaître le personnage. Progressivement, j’oublie la personne, je ne vois plus que le personnage. Dans le miroir, les êtres se transforment. C’est beau quand tu as oublié, quand tu ne sais plus, que le personnage s’est incrusté dans la rétine ; c’est ce qu’il faut chercher, la personne s’efface au profit du personnage. Ce qui m’a fasciné chez Christèle est qu’elle a fait ce voyage avec des mouvements intérieurs, sans passer par son reflet qui est un chemin pour les acteurs. C’était incroyable.
Pour les masques, un des spectacles marquants pour moi a été L’ivrogne dans la brousse, adapté par Philippe Adrien. Nous cherchions des masques d’inspiration africaine. Avec les masques africains, dès que nous commençons à nous documenter, à regarder des livres, tout est toujours mieux que ce que nous pouvons faire. Je suis très gênée par les masques de la Commedia dell‘arte, j’ai du mal à les regarder, cela me met mal à l’aise. Mon problème est que je ne vois que l’objet. En regardant les masques africains ou japonais, qui viennent d’autres cultures, qui sont des masques rituels, les yeux font partie du masque, le regard n’est plus celui de l’acteur. Dans le théâtre italien, il faut voir les yeux de l’acteur pour donner vie au masque. Sur tous les masques de Philippe Adrien, j’ai fait de faux yeux. J’ai réalisé que ce qui me touchait dans les masques, c’était les petits masques japonais si beaux. C’est vraiment parce que les yeux deviennent marionnettiques, je n’arrive pas à coller les deux choses, le visage et le masque. Je n’arrive pas à les faire coïncider.
En ce moment, je suis assez obsédée par la superposition des visages. Alors je crée des masques en tulle où je fais imprimer la photo des acteurs. C’est une entreprise en Angleterre qui imprime la photo. Il y a cet hyperréalisme de la photo et il y a tout de même deux visages qui s’impriment. Cette transparence me fascine. Tout comme les masques créés pour Le Jeu des ombres de Jean Bellorini. Un jour, je rencontre Jean dans un café ; je venais de recevoir ces masques imprimés, je lui montre et nous les avons utilisés à l’opéra. C’étaient des poupées en tulle que les chanteurs mettaient sur leur tête. Pour Le Jeu des ombres, il s’agissait de tulle brodé, un petit tulle très fin thermoformé qui se pose sur le visage à l’aide de petits aimants.
Avec Au revoir là-haut, j’ai découvert le papier mâché. Je n’avais jamais travaillé ce matériau et je cherchais à correspondre à l’époque. Comment aurions-nous pu faire des masques en 1918 ? Dans le film, il est censé fabriquer ces masques lui-même. J’ai utilisé cette technique et j’ai trouvé un papier chinois spécial très efficace. Lorsque j’ai débuté, nous utilisions beaucoup de latex. Je l’ai aujourd’hui laissé tomber parce qu’il vieillit plutôt mal. Pour créer des effets de réel, nous faisions des prothèses en mousse de latex ; c’est un appareil que nous faisons mousser, comme les blancs en neige ! Il faut ensuite le mouler et le faire cuire à une certaine température. C’est très précis. J’ai fait quelques prothèses en mousse expansive réservée à cet usage. Cela ressemble à de la mousse de polyuréthane mais un peu plus souple. J’allais investir pour travailler le latex lorsque le silicone est apparu. C’est si simple à travailler et à sculpter, le résultat est si probant ; nous arrivons à obtenir des transparences, c’est translucide et un peu blanc, facile à teinter avec du flocage ou des petits poils de velours que je n’ai pas eu besoin d’investir pour travailler le latex. J’utilise donc du silicone, du plastique qui se thermoforme comme Varaform ou Podiaflex®.
Le cinéma n’est pas du tout comme le théâtre. Les masques font assez peur. Au cinéma, seul compte le cadre, nous ne travaillons pas en 3D. Vous pouvez faire une prise avec un acteur qui a des épingles à nourrice dans le dos, nous ne trichons pas du tout de la même manière. Contrairement au théâtre, et surtout à l’opéra, le confort n’a aucun intérêt. Au théâtre, nous travaillons tous ensemble pour arriver à un but qui est la première. Toutes les énergies se rassemblent. Au cinéma, chaque corps de métier est séparé, chacun est concentré dans son domaine et ne regarde pas ce que font les autres. Au théâtre ou à l’opéra, tu cherches toujours des systèmes pour que cela fonctionne.
Ce ne sont pas les mains qui sont importantes, c’est le cerveau. C’est compliqué pour moi : je commence à être préoccupée par la transmission mais lorsqu’on est autodidacte, on ne se sent pas légitime à transmettre. Lorsque je travaille avec de jeunes gens, je leur dis “essaie de réfléchir, d’inventer et non de faire comme moi”. Célia (sa fille qui nous écoute depuis le début de l’interview en modelant) est la seule que je peux laisser modeler parce que je sais que je peux lui demander de tout refaire sans qu’elle se vexe. Elle dit qu’elle a appris et compris en voyant. J’ai tout appris seule, en bidouillant les matières mais je sais que ce qui fait la différence ce n’est pas la technique mais ce que nous voulons montrer, raconter.