“La culture n’anticipe pas la décarbonation”
David Irle est consultant spécialisé sur les questions de l’énergie et du climat auprès du secteur culturel. Il cosigne Décarboner la culture (Presses universitaires de Grenoble) avec Anaïs Roesch et Samuel Valensi, du think tank The Shift Project. Un livre-somme sur les émissions de gaz à effet de serre liées aux différentes filières et activités de la culture ainsi que sur les moyens de les faire baisser.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Décarboner la culture ?
David Irle : Je trouvais que le secteur d’activité dans lequel j’évoluais, celui de la culture, avait intégré depuis longtemps les enjeux du développement durable mais trop peu les questions environnementales et notamment la question climatique. J’ai entrepris de faire la synthèse des connaissances concernant ce sujet. Écrire un livre était pour moi un moyen de gagner en légitimité en tant que consultant spécialisé sur la décarbonation de la culture. Mais la survenue du Coronavirus a inversé les choses. Beaucoup de gens et de structures se sont alors adressés à moi et sont venus nourrir le livre, permettant ainsi de l’enrichir. Au fil du processus d’écriture, j’ai aussi engagé un travail croisé avec Anaïs Roesch et Samuel Valensi du think tank The Shift Project, dont les apports chiffrés se sont avérés indispensables à l’analyse. Tout cela a abouti à la rédaction d’un premier ouvrage sur le sujet, sous un angle très pragmatique. Il conviendra de le critiquer, de croiser et d’approfondir.
En fait, au départ, j’avais l’impression étrange de voir une chose que les professionnels de la culture ne voyaient pas : le fait que la transition associée à une nécessaire décarbonation risquait d’avoir des effets majeurs sur le monde de la culture. Or, le secteur ne l’anticipe pas du tout. C’est un peu comme si les gens pensaient que l’écologie était avant tout une façon de préserver la planète mais pas de se préserver soi-même. Ce constat est venu rencontrer les travaux chiffrés du Shift Project sur l’impact carbone de la culture qui sont venus confirmer l’idée que l’hypothèse n’était pas farfelue.
Je me suis alors demandé ce que pourrait être une véritable stratégie de décarbonation qui concernerait nos métiers. Et que viendrait heurter dans les valeurs de la culture cette décarbonation ? Notamment la liberté de création, un élément autour duquel le secteur s’est beaucoup construit. Les questions autour de la mobilité semblaient venir aussi se heurter à un mur. Enfin, la numérisation des pratiques culturelles m’interrogeait.
La Covid-19 a aidé à une prise de conscience un peu généralisée : la crise sanitaire m’est apparue comme la miniature de ce qui pourrait se passer si nous n’anticipons pas les transitions écologiques. Si le secteur n’anticipe pas ces changements, il ne les choisira pas et les subira.
Samuel Valensi et Anaïs Roesch sont co-auteurs du livre. Pour quelles raisons ?
D. I. : J’ai initié la rédaction de cet ouvrage dont j’ai construit la structure générale. Mais chemin faisant, j’ai commencé à beaucoup piocher dans les travaux du Shift Project. J’ai donc proposé à Anaïs et Samuel de venir m’aider à l’écriture car je ne voulais pas piller leur travail mais plutôt inscrire le livre dans une logique de complémentarité avec ce qu’ils faisaient en tant que think tank. Nous nous sommes nourris réciproquement et je crois que nos échanges ont enrichi nos travaux respectifs ; en tout cas, les miens, c’est certain ! Le titre du second rapport du Shift Project “Décarbonons la culture” est d’ailleurs un clin d’œil explicite au livre. Anaïs et Samuel ont aussi participé au travail de relecture et d’édition dans la mesure de leur disponibilité, avec l’engagement et l’énergie qui les caractérisent. Le fait de pouvoir cosigner l’ouvrage vient illustrer ce processus de travail collaboratif. Finalement, c’est aussi quelque chose en phase avec ce que nous défendons comme une bonne pratique autour de ces enjeux : nous devons être capables de davantage travailler ensemble plutôt que chacun dans son coin. Quand nous sommes d’accord sur les grandes lignes, l’urgence des grands objectifs, nous devenons capables d’accepter d’autres angles et points de vue sur le sujet.
Que représente réellement l’impact carbone du secteur culturel ?
D. I. : Pour l’instant, il est difficile de le calculer finement. Il n’y a pas assez de données disponibles aujourd’hui. Même s’il est probablement possible d’estimer le poids de certaines filières : le cinéma a, par exemple, fait une première tentative d’évaluation avec le Plan action cinéma du CNC, la structure anglaise Julie’s Bicycle a proposé une étude à l’échelle mondiale “The art of zero”, Clean Scene a proposé une estimation pour les DJs. En revanche, ce que nous savons mieux faire c’est mesurer l’impact d’un festival ou d’un lieu de culture, pris isolément.
Pour résumer, nous nous sommes confrontés au fait que la culture a un grand nombre de données disparates qui, selon les filières, peuvent être très différentes. Par exemple, nous n’avons trouvé aucun bilan carbone de médiathèques, alors que le secteur du livre travaille beaucoup les questions écologiques, notamment par le prisme du papier.
Il apparaît néanmoins que le gros de l’impact du secteur culturel est lié au transport et, selon les filières, au numérique. Alors que tout ce qui relève de la technique, de la communication et des déchets pèse relativement peu en matière d’émissions de gaz à effet de serre, cela ne veut pas dire que ce ne sont pas des sujets intéressants d’un point de vue environnemental ou pédagogique.
Nous observons que le gros de l’impact carbone des arts visuels et vivants provient des déplacements des publics ; ce qui est logique mais contre-intuitif. Les professionnels de ces filières avaient surtout l’habitude de travailler sur l’impact du transport des artistes ou des œuvres. Lorsque nous déplaçons des personnes en grande quantité, cet impact est bien plus important que celui de la consommation d’énergie et de matière liée à la production de l’événement en lui-même.
Pour vous, la dématérialisation et le numérique sont de “fausses solutions” pour réduire l’impact carbone de la culture. Pourquoi ?
D. I. : Nous faisons le constat que le numérique peut être un très bon outil pour organiser des réunions de travail à distance. Dans ce cas-là, il n’y a pas match entre la mobilité réelle et le distanciel : nous estimons qu’une visioconférence d’une heure entre deux personnes émet l’équivalent d’un seul kilomètre en voiture ! Mais faire passer le spectacle vivant du présentiel au distanciel génère d’importants effets rebond et ce en raison du nombre beaucoup plus important de personnes pouvant être touchées avec ce mode de diffusion et du fait que cela incite les spectateurs à s’équiper avec du matériel de très bonne qualité, pour améliorer le confort d’écoute ou de vision. Samuel Valensi prend souvent un exemple parlant en la matière : un artiste peut faire 70 millions de vues en jouant en streaming alors qu’il ne pourra jamais toucher autant de spectateurs en faisant une tournée mondiale d’un an. Or, cela a des impacts environnementaux importants.
Quels sont ces impacts liés au numérique ?
D. I. : Pour les deux tiers, ils découlent de la façon dont sont fabriqués les terminaux d’usage : ordinateur, télévision, smartphone, … Donc, la priorité serait une désescalade dans l’achat de matériel numérique, de lutter contre l’obsolescence programmée et de mutualiser au maximum les outils pour ne pas se couper de l’innovation, tout en restant le plus sobre possible. Ensuite, le reste du problème vient des usages. Certes, Internet ne sert pas qu’à consommer de la culture. Mais il faut tout de même noter que 80 % de l’impact de l’usage du Web sont liés au poids des données nécessaires pour stocker et diffuser de la vidéo, et une grande part de ces usages consiste à regarder des films ou écouter de la musique. Neuf des dix vidéos les plus vues de YouTube sont des clips musicaux, par exemple. Une étude de PEX (pex.com, 2018) indique que la musique ne représente que 5 % de tout le contenu sur YouTube, mais que ce sont pourtant les vidéos musicales qui font le plus grand nombre de vues : 20 % du nombre total de vues sur toutes les vidéos YouTube confondues. Le CNC estime d’ores et déjà que le numérique pèse plus lourd dans le bilan carbone du cinéma que toutes les productions et les salles en présentiel – bien sûr, les chiffres restent à vérifier mais semblent crédibles.
Nous pouvons estimer que l’Internet des années 2000 serait soutenable. À condition de ne pas changer trop souvent d’ordinateur et de recycler le matériel usagé. Mais le Web que nous connaissons aujourd’hui, avec cette explosion des usages et notamment celui de la vidéo, n’est en aucun cas soutenable ou compatible avec les engagements de l’Accord de Paris sur le climat. Rappelons que le numérique représente 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et 10 % de la consommation électrique.
Quelles seraient, selon vous, les pistes les plus pertinentes à étudier pour faire baisser les émissions du secteur ?
D. I. : Agir sur les transports. Mais, au-delà de la nécessaire promotion des mobilités douces, ce sujet doit être abordé de façon à la fois technique et systémique. Organiser un événement destiné à attirer deux millions de personnes venant de loin n’est pas soutenable et ne pourra jamais le devenir. Le Sziget Festival ou Coachella sont des festivals qui n’ont aucune chance d’être soutenables d’un point de vue environnemental en raison de l’énergie nécessaire au déplacement des seuls publics.
Vient ensuite le sujet du transport des œuvres et des artistes. L’organisation de tournées mutualisées et raisonnées, la remise en question des clauses d’exclusivité sont des questions à aborder. Il y a aujourd’hui beaucoup trop de compétition entre les équipements et les organisations. La coopération entre acteurs est, au contraire, une exigence pour faire évoluer le secteur.
Puis, je crois que nous devons également entamer un important travail sur la mutualisation du matériel et chercher à écoconcevoir au maximum nos outils de travail. Mais aussi nous engager dans une désescalade numérique. À ce titre, je pense que le récent appel à projet du ministère de la Culture sur le théâtre augmenté est passé à côté du sujet. Il témoigne de l’imaginaire global dans lequel nous immerge notre société du numérique et de l’immatériel. Alors que, je le répète, le numérique est une ressource non renouvelable (son taux de recyclage est très faible). Il faut la travailler comme telle.
Par ailleurs, concernant les approvisionnements en énergie, nous défendons l’idée d’un raccordement des structures et des organisations au réseau. Mettre partout des panneaux solaires achetés en Chine n’est pas pertinent alors que le réseau dont nous disposons déjà représente un potentiel de mutualisation et de baisse d’impact. Toutefois, il est vrai qu’en France, pour l’heure, l’énergie circulant dans ce réseau est majoritairement d’origine nucléaire. Mais nous assumons cette position en espérant que la part du nucléaire finisse par atteindre zéro dès que possible.
Un autre enjeu est l’exigence de faire tomber le tabou autour de la viande dans l’alimentation des publics, des personnels et des artistes. La végétalisation des assiettes est un gros levier de décarbonation. Pas forcément en imposant des repas 100 % vegan, mais en faisant en sorte que le végétal devienne dominant. Gardons en tête que l’alimentation est un espace de diversité, mais confrontons-nous aux connaissances scientifiques sur le sujet, qui sont plutôt convergentes.
Certains estiment qu’il faut changer d’échelle, notamment dans le spectacle vivant, en réduisant les jauges et en s’adressant à un public plus local. Qu’en pensez-vous ?
D. I. : C’est un problème qui concerne nos sociétés en général : certaines choses peuvent croître et d’autres non. Certaines choses doivent être relocalisées, d’autres ne le peuvent pas. Il devient nécessaire de repenser à la fois les échelles de nos projets et le rapport au local et au global. C’est aussi quelque chose auquel nous réfléchissons dans le cadre de la mini convention Climat du réseau de musiques du monde Zone Franche. Un tout petit festival peut faire grandir sa jauge en s’organisant selon des principes soutenables, avec des producteurs locaux et en développant ce que j’appelle le circuit court des publics. Mais pour ce qui est des œuvres et des artistes, c’est plus compliqué. Allons-nous laisser tomber les artistes ultramarins, québécois, africains, afghans au nom de la décarbonation, ou devons-nous plutôt penser à de nouvelles façons de coopérer avec eux ? Ne pouvons-nous pas préserver partiellement cette mobilité-là s’il le faut dans un premier temps, par exemple ? C’est bien tout l’enjeu du livre que de se demander ce qui pourrait être une stratégie de décarbonation au mieux disant pour le secteur. Décarboner, c’est facile, il suffit de tout arrêter. Ce qui sera difficile, c’est de décarboner en préservant l’essentiel. Or, l’essentiel est quelque chose qui peut faire débat au sein d’une société ou du secteur culturel. C’est à ces questions-là que ce livre a vocation à nous préparer. Ayons en tête que le processus de décarbonation va générer de très importants effets de contraintes que nous ne pourrons pas compenser, ou très peu.
Pourquoi ?
D. I. : L’ONG britannique Julie’s Bicycle a calculé qu’il faudrait planter des arbres tous les ans sur une surface équivalente à la moitié de la France pour compenser les émissions globales annuelles de gaz à effet de serre du seul secteur des arts visuels. Autre exemple parlant : un arbre met environ trente ans à capter ce qu’un festivalier émet en deux jours. Or, quand nous savons que l’Accord de Paris sur le climat stipule que nous devons réduire nos émissions de 80 % d’ici à 2050, nous réalisons que c’est une fausse solution, qui n’est pas adaptée à notre chantier, au calendrier que nous donnent les scientifiques.
À quoi pourrait ressembler le monde artistique de demain en fonction de ces différents éléments ?
D. I. : C’est quelque chose que nous essayons de décrire dans les dernières pages du livre. Nous présentons ce que serait notre monde de la culture idéal, d’une façon un peu naïve. Ce serait un secteur qui a ralenti, qui a pris conscience de ses limites et qui a intégré la contrainte carbone dans ses façons de produire, mais tout en continuant à remplir ses missions les plus essentielles. Nous allons avoir besoin d’art et de culture pour réussir la transition écologique, pour parvenir à pivoter vers de nouveaux modèles d’organisation sans y laisser trop de plumes d’un point de vue civilisationnel. Nous défendons une vision ouverte et démocratique du monde, dans lequel les idées, l’art et la culture peuvent toujours circuler, mais d’une autre manière. Nous voyons bien la tentation de se servir du prétexte de la transition écologique et de la décarbonation pour se replier sur nos villages.
Où en est globalement le secteur culturel dans la prise en main de ces sujets ?
D. I. : Depuis la crise du Coronavirus, nous assistons à une véritable effervescence, à une émulation. Nous nous améliorons les uns les autres dans notre imaginaire, en envisageant plus concrètement ce à quoi le monde de la culture pourrait ressembler à l’avenir. Nous commençons vraiment à sortir des débats stériles et des postures archétypales et moralisatrices, je crois. Bref, nous nous professionnalisons à vitesse grand V et je trouve que cela avance dans un bel esprit de coopération, avec beaucoup d’énergies dispersées qui commencent à faire système. Il faut dire aussi que la planète a fait un magnifique travail de lobbying cet été, entre les 50° au Canada, les inondations inédites en Belgique et en Allemagne, les feux de forêt gigantesques en Grèce, en Russie, en Turquie, la sécheresse dite millénaire dans l’Ouest américain. Je pense que désormais, tout le monde a compris que le dérèglement climatique était là et que nous ne pouvions plus mettre ce sujet sous le tapis.
Quels sont les principaux facteurs d’inertie qui, selon vous, empêche une mutation plus rapide du secteur ?
D. I. : Je dirais qu’il y en a quatre, que nous retrouvons d’ailleurs dans le reste de la société. La capacité que nous avons à renvoyer la responsabilité du problème sur d’autres. Il est toujours possible de trouver plus pollueur que soi ou d’attendre d’un autre qu’il fasse les efforts avant nous. Deuxième paramètre, la tendance conservatrice de nos sociétés qui ont du mal à imaginer de nouveaux modèles d’organisation et cherchent la continuité. Nous le voyons avec les nombreuses croyances, voire un certain mysticisme, qui règnent autour des possibilités technologiques en matière de transition écologique. Il y a l’illusion que la transition écologique pourrait être purement technique et ne pas remettre fondamentalement en cause des habitudes et des choses que nous croyions acquises. Troisième paramètre, nous aimerions pouvoir atteindre la perfection en matière de transition écologique, le zéro impact, tout en préservant ou améliorant nos modèles sociaux. Or, parfois, il faut savoir faire des arbitrages, admettre que des emplois seront déplacés, voire que des pollutions seront déplacées. En attendant la perfection, nous préférons alors rester en terrain connu : les piliers socioéconomiques du développement durable. Quatrième paramètre, il peut y avoir une forme de renoncement par certains qui jugent, à tort, sans s’appuyer sur les données scientifiques, qu’il est d’ores et déjà trop tard pour agir. Nous connaissons la résistance naturelle au changement des institutions et des individus d’une société, cela prend du temps et demande de se confronter à tout le spectre de ce qui transforme quelqu’un : la donnée rationnelle pour commencer. L’essentiel de l’inertie de nos sociétés et du secteur reste lié à une méconnaissance des enjeux et à sa difficulté de se confronter aux chiffres non économiques. Le bain informationnel nous donne, à tort, l’impression de savoir. Et une fois que nous savons, cela ne dit rien de ce qu’il faut faire. Pour sortir alors du bricolage, il faut un minimum d’expertise et un travail de concertation qui, jusqu’ici, n’existait pas. Avec ce livre, nous avons tenté d’amener une pierre à cet édifice-là : savoir quel est le sujet, quels sont les enjeux, ce que nous pourrions faire. Le défi est immense. Le calendrier est serré. Le travail ne fait que commencer.
À lire : David Irle, Anaïs Roesch et Samuel Valensi, Décarboner la culture, Presses universitaires de Grenoble, 2021, 20 €
Disponible sur la Librairie AS : www.librairie-as.com/home/2000-decarboner-la-culture.html