Les métiers de demain… quoi qu’il en coûte
En octobre 2019, la Réditec (Réunion des directions techniques) nous invitait à réfléchir sur l’avenir de la profession. 180 participants rassemblés au TNS planchaient alors sur les métiers de demain…et d’après-demain. Une crise sanitaire plus tard, la Réditec poursuivait ses travaux à l’occasion d’une rencontre nationale malicieusement intitulée “Nos métiers de demain… et d’après-demain… quoi qu’il en coûte”. L’acte II se déroulait à la Philharmonie de Paris ce 8 octobre. Une rencontre non seulement intéressante, mais également importante.
Sur le parvis de la Grande Halle de la Villette et dans les couloirs de la Philharmonie de Paris, on se hèle et on s’interpelle. Le plaisir de se retrouver est palpable. Jean-Jacques Monier, président de la Réditec, révèle d’ailleurs en introduction le mot d’ordre des organisateurs : “En présentiel sinon rien”. Déjà une forme de réponse aux questions qui animeront les débats de l’après-midi. Brillamment modérés par Sophie Proust, les échanges visent plus spécifiquement à déterminer les répercussions économiques et sociales, les conséquences sur la santé et les mutations induites sur l’organisation du travail par la crise que nous venons de traverser.
Pourquoi les DT ?
Premier constat illustré par les travaux de Micheline Tribbia, chargée de mission de l’Aract Grand Est et Didier Billon, directeur technique de Passages Transfestival : les directeurs techniques ont affronté la crise en première ligne. Du jour au lendemain et sans aucune formation, la plupart d’entre eux a dû rédiger des protocoles sanitaires et endosser la charge de référent COVID. Dans cette période compliquée, les recettes ne se cachaient pas dans les ministères mais s’inventaient avec les collègues, au contact du réseau. Voilà sans doute pourquoi les adhésions à la Réditec ont progressé de 30 % pendant la crise.
Christopher Miles, directeur général de création artistique, le souligne sans ombrage : être directeur technique aujourd’hui c’est accepter toujours plus de responsabilités et toujours plus de risques.
Faut-il y voir un des facteurs de la très grande fatigue des directeurs techniques ? Micheline Tribbia évoque en effet une “santé dégradée” et Sophie Proust parle de souffrance et d’inquiétude à l’heure de la reprise.
Dès lors, nous cherchons à comprendre pourquoi la charge COVID est venue se greffer au profil de poste – déjà bien long – des directeurs techniques. Un élément de réponse est avancé par Claire Guillemain, directrice de Thalie Santé (ex-CMB) : “Au regard de la CCNEAC (Convention collective des entreprises artistiques et culturelles), le directeur technique est le responsable hygiène et sécurité du théâtre. Il est souvent en charge de la rédaction et du suivi du DUERP (Document unique d’évaluation des risques professionnels). Naturellement, il s’est trouvé en charge des questions relatives à l’évaluation des risques psychosociaux puis du risque COVID”.
Chloé Langeard, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université d’Angers, constate qu’il s’agit d’une tendance lourde de la profession. Les directeurs techniques quittent les plateaux pour faire face aux charges administratives qui augmentent en permanence. Un peu moins technicien et un peu plus gestionnaire chaque année. Les voilà maîtres des plannings, des budgets, de l’optimisation des coûts, de la rationalisation du temps de travail et, désormais, de la gestion des risques. Le métier se transforme et la crise COVID a accéléré le processus.
Même constat pour Jean-Rémi Baudonne, directeur technique de la Philharmonie de Paris : la crise a contraint les professionnels à se réinventer et à faire preuve d’agilité. Par ailleurs, l’accroissement continu de la charge de travail invite à s’entourer. Pour lui, le salut viendra de la capacité des directeurs techniques à rassembler un collectif de travail et à savoir le diriger.
Demain, tous managers
Le management s’est imposé comme le véritable fil rouge de cet après-midi de débat. Du mot d’accueil de Laurent Bayle, directeur général de la Philharmonie de Paris, jusqu’à la toute dernière intervention du public, le management s’est invité dans toutes les discussions. Ainsi, le directeur de la Philharmonie rappelait que le directeur technique se doit de faire dialoguer administratif, technique et artistique. Marc Jacquemond, directeur technique de l’Agence culturelle Grand Est, lui succédait au pupitre et posait la question du management en distanciel. Il en ira ainsi tout l’après-midi.
La question managériale est omniprésente et est abordée de multiples façons.
Durant la crise, Jean-Rémi Baudonne a rapidement compris l’importance de rassembler le collectif de travail autour du plateau. L’absence d’activité bouleversait les pratiques et vidait certains métiers de leur substance. Il a ainsi été nécessaire de faire preuve d’inventivité pour conserver l’énergie du collectif. C’est ainsi que des ateliers interservices ont été mis en œuvre, qu’une veille technologique a été organisée, que certains ont fait évoluer leurs compétences et que, de manière inattendue, des liens entre certains métiers ont été consolidés.
Claire Guillemain abonde en ce sens et rappelle qu’il n’y a pas d’exception culturelle dans le Code du travail. L’employeur culturel doit tenir compte de l’exposition aux risques de ses salariés et prévenir les risques psychosociaux.
Les débats relatifs au management sont riches, divers et passionnés. Nous évoquons la nécessité de mettre en place des formations adaptées, nous interrogeons sur la définition du mot management, questionnons le décalage de pratique entre “les anciens”, expérimentés, et “les jeunes”, mieux formés, mettons en garde contre la potentielle rupture entre les services supports – télétravaillables – et les services techniques attachés au plateau…
Dans les échanges, nous sentons une forme de crainte et d’urgence. Le champ du management est tellement vaste que le sujet est vertigineux. De la salle, une directrice technique appelle à la vigilance : accepter ce rôle de responsable ressources humaines, c’est encore s’éloigner du plateau. Elle invite à redéfinir la fonction des directeurs techniques et leurs attentes. Revenir aux fondamentaux : “Savoir où nous nous situons et ce que nous voulons”.
Pour les deux directeurs présents sur la scène, il n’est plus envisageable d’ignorer la question managériale. Simon Delétang, metteur en scène et directeur du Théâtre du Peuple de Bussang affirme : “Je fais du management de manière intuitive, mais cela ne suffit pas”. Même point de vue du côté de Dominique Delorme, directeur du Festival des Nuits de Fourvière, qui précise : “Dans les années 80’, nous avons appris à gérer des budgets de manière rationnelle. Aujourd’hui, il faut que nous apprenions à gérer les hommes et les femmes qui font vivre nos maisons. Cela ne s’improvise pas. Il faut mettre des outils en place, ne pas négliger la technicité de cette discipline. C’est un grand chantier qui s’ouvre à nous”.
Ce challenge se révèle crucial. Sans outil managérial, il sera en effet difficile de faire face aux mutations du travail qui se profilent et dont les premiers effets se font déjà sentir.
Adapter le travail
Avant le début de ces rencontres, les difficultés de recrutement alimentaient déjà les échanges dans les couloirs. C’est donc sans surprise que la problématique ressurgit sur scène. Jean-Rémi Baudonne souligne le manque de main-d’œuvre intermittente. Difficile de recruter des machinistes. Difficile de recruter au plateau. La crise sanitaire a amené les salariés les plus précaires à s’interroger sur leurs attentes et parfois – voire souvent – à envisager une reconversion. L’explosion de l’offre d’emploi liée à la reprise d’activité rend la pénurie de main-d’œuvre d’autant plus visible.
De la salle, Carole Zavadski, déléguée générale de la Commission paritaire nationale emploi formation du spectacle vivant, rappelle que, selon une étude réalisée pendant la crise, 55 % des intermittents affirmaient avoir débuté des recherches pour changer de secteur d’activité.(1)
Françoise Benhamou, économiste, précise que l’évolution des modes de vie et des modes d’habitat va nécessairement entraîner une évolution majeure des modes de production. Claire Guillemain rappelle d’ailleurs que durant la crise, certains salariés se sont établis à plus de 400 km de leur lieu de travail. De nouveaux outils doivent être proposés pour faire vivre ces collectifs.
Il est certain que les attentes des techniciens intermittents ont évolué et de très nombreux exemples viennent le confirmer. Ainsi, compte tenu des restrictions de jauge, la programmation du Théâtre du Peuple a été profondément modifiée. Deux cents représentations de moins sur la période estivale et un retour positif de la part des techniciens intermittents. Simon Delétang affirme que ses régisseurs veulent “repenser leur métier” et ont découvert le plaisir d’avoir du temps pour vivre l’été différemment. En faire moins mais faire mieux pourrait être une des clés de ce monde de demain… et d’après-demain. Le metteur en scène précise être le “gendarme du temps”, très vigilant au respect des horaires de travail, aux plages de repos, aux jours off et à la qualité de vie au travail de ses techniciens.
Même approche au Théâtre du Vésinet où l’équipe technique privilégie les contrats à temps partiel afin d’améliorer la qualité de vie au travail et de permettre la prise de recul.
Les exemples sont parlants et illustrent parfaitement le challenge auquel notre secteur d’activité est exposé.
Les attentes des salariés ont évolué et nos métiers/passions semblent devenir de moins en moins passionnants.
De la salle, un autre directeur technique expose son point de vue : “Pour faire face au manque de petites mains, il faut redonner du sens à nos métiers. Nous demandons toujours plus de qualification, mais ne revalorisons pas les salaires. Il faut faire moins d’activité, pour faire mieux. Il faut revaloriser des salaires qui ne sont plus du tout attractifs, faire bouger les choses !”.
Idem pour Christopher Miles qui déclare que la solution passera par une redéfinition des processus de production et de diffusion : diffuser plus, produire moins et réinterroger collectivement les fondements de la profession.
Carole Zavadski rappelle qu’un référentiel métier très précis est à disposition des professionnels. Ce référentiel a été chamboulé par la crise. C’est collectivement qu’il faut le remettre à jour afin de faire avancer la réflexion.
Fin des rencontres. Les débats se poursuivent autour d’un verre. À en juger par le niveau sonore, les échanges sont nourris. Chacun veut s’emparer des questions soulevées cet après-midi. Si les rencontres Réditec de 2019 avaient révélé des problématiques intéressantes, l’édition 2021 met clairement en lumière les défis auxquels la profession est confrontée : urgence managériale, revalorisation des bas salaires, redéfinition des profils de postes, lien entre qualité de vie au travail et recrutement, … Impossible d’attendre demain ou après-demain pour trouver des réponses. La crise sanitaire a accéléré le processus de changement et impose une réaction rapide. Plusieurs pistes intéressantes ont émergé des débats de ces rencontres. Reste maintenant à creuser le sillon et apprendre collectivement à se relever. “Apprendre à se relever.” Voici d’ailleurs la prochaine étape du processus de recherche et de réflexion initié par la Réditec. Il s’agira de la thématique retenue pour de nouvelles rencontres qui se dérouleront le 23 novembre prochain pendant les JTSE. Le rendez-vous est pris ! Les débats seront sans doute passionnants… et nécessaires.
(1) Diagnostic action impact de la crise sanitaire dans le spectacle vivant conduit entre décembre 2020 et avril 2021 et téléchargeable à l’adresse suivante : www.cpnefsv.org/donnees-statistiques/tableau-bord/consequences-crise-sanitaire-covid-19