La “petite cosmologie” de Christian Sebille
La seconde édition du Festival (((INTERFÉRENCE_S))), proposé par le Centre Wallonie-Bruxelles, présentait, du 10 juillet au 29 août dernier, une exposition collective d’artistes interrogeant la création sonore. Nous avons pu y découvrir l’installation Paysage de propagations #1 “Matrice”, un orchestre de verre mécanisé imaginé par Christian Sebille, actuel directeur du GMEM(1) au cours d’une résidence au CIRVA(2). Ce projet, associant artisanat d’art, composition musicale, lutherie numérique et scénographie, a pris forme dans une œuvre singulière, collective et transdisciplinaire, lauréate du DICRéAM(3).
Note d’intention
Dès le départ, le compositeur se donne deux axes de recherche : fabriquer des objets de verre qui seront mis en vibration comme des instruments de musique, mais aussi leurs alter ego qui pourront recevoir et transmettre ces vibrations, à l’instar de haut-parleurs. Il cherche à dissocier la vibration initiale de sa résonance et à transporter cette résonance d’un objet à un autre. Troisième principe fondateur : permettre à l’auditeur de circuler à l’intérieur de cet orchestre, de vivre une expérience immersive au cœur de ce Paysage de propagations.
Au début était le souffle
C’est au cours d’une visite des ateliers des souffleurs de verre du CIRVA à Marseille qu’est né ce projet. Les artistes accueillis en résidence sont traditionnellement des plasticiens ou des peintres. Mais l’artiste sonore, comme aime à se définir Christian Sebille, ne l’entend pas de cette oreille. Il envisage la résidence autour de l’expérimentation acoustique : occasion rêvée de remettre en question la théorie concrète héritée de Pierre Schaeffer et de s’atteler avec les verriers et souffleurs à l’écriture de son traité des objets sonnants. “Au tout départ du travail, les maîtres verriers m’ont questionné sur les formes que je souhaitais réaliser. Comme je n’en savais rien, nous sommes allés chercher des pièces existantes, certaines ratées ou cassées, que nous nous sommes mis à frapper, à frotter avec des archets.”
Un processus passionné, tissé de dialogues et d’expérimentations, s’engage avec l’équipe du CIRVA.
Accompagné de Pierre Fleurence, chercheur doctorant au GMEM, il dresse rapidement un cahier des charges : comment tenir les pièces pour qu’elles résonnent, comment les actionner dans l’optique d’une installation autonome, … Il convie Philippe Foch, percussionniste et collaborateur de longue date, à l’accompagner dans cette exploration des spectres sonores. Une nomenclature des pièces voit le jour au cours d’un cycle de travail de deux ans et demi : tiges, vasques, bois, cives, cymbales, … “Nous sommes restés sur la définition des formes par rapport à la production sonore sans autres critères esthétiques”, précise Christian Sebille. “La question de la fragilité et de l’unicité est passionnante. J’aime l’idée qu’une pièce cassée est une pièce dont nous perdons définitivement le son.”
Lutherie numérique
Le compositeur fait appel à Sonopopée pour la création des lutheries motorisées, de leur commande numérique et du dispositif informatique de composition. Le jeune Collectif, hébergé à la pépinière Design’R de l’ESAD de Reims, est piloté par Vivien Trelcat, compositeur et réalisateur en informatique musicale, et Maxime Lance, ingénieur du son, directeur technique et luthier 2.0. “En mai 2020, Christian nous contacte et nous enchaînons deux périodes de résidence à Marseille pour collecter ses envies et besoins, réaliser très vite des prototypes”, se souvient Maxime. Vivien précise : “Nous avons capitalisé tout le travail de recherche sur les timbres effectué en amont avec le percussionniste. L’idée était de parvenir à les reproduire avec des automates, dans une contrainte de temps assez forte puisque nous avons livré six mois après le début du travail ! […] Maxime a développé des socles en Plexiglas (matériau le moins intrusif visuellement) qu’il a fallu penser en termes d’adaptabilité et de modularité aux pièces pour permettre une grande souplesse de réglage. Les actionneurs utilisés n’étant a priori pas des instrument de musique, la conception des socles est partie prenante de la musicalité du projet”.
Deux types d’activateurs sont retenus : des solénoïdes (systèmes électromécaniques utilisés entre autre dans l’automobile pour la fermeture centralisée des portes) qui viennent frapper directement les pièces ou actionner des baguettes, et des moteurs rotatifs qui servent à frotter les pièces pour produire des sons pseudo-continus.
Pour la réalisation des socles et des pièces de commande en Plexiglas, Sonopopée s’associe au Centre Saint-Ex, culture numérique de Reims. L’accès aux machines du Fab Lab permet de tenir les délais de fabrication.
Parallèlement, Maxime et Vivien s’attellent à la conception d’un boîtier de commande pour les automates, centre nerveux qui doit rester simple et transparent pour le compositeur et surtout polyvalent, dans le contexte d’une installation modulable. “Nous avons souhaité que ce travail soit réutilisable par d’autres artistes en créant un protocole de communication et de réalisation le plus transparent possible”, explique Vivien. “Les actionneurs sont reliés à des boîtiers de contrôle embarquant une programmation Arduino, eux-mêmes pilotés en RTP-MIDI(4) via le logiciel Ableton Live. Nous avons retenu ce protocole réseau MIDI car il nous permet une plus grande souplesse de répartition des boîtiers de commande, sans nous soucier de la longueur des câbles de transmission de la data.”
Une partition musicale MIDI
Pour le musicien, la composition se fait directement dans le séquenceur MIDI de Live, après une phase empirique d’étalonnage des actionneurs. Christian Sebille détaille : “Le dispositif est absolument numérique mais il dépend des lois physiques. La réaction des moteurs est liée à la baguette choisie, à la façon dont nous l’installons. Nous avons testé et réglé la course de chaque moteur en fonction des dispositifs qui sont de deux types : soit des notes MIDI qui déclenchent la frappe, soit des contrôleurs MIDI pour les actionneurs en rotation. J’ai travaillé par type de sons : sur une piste, je commande trois moteurs que j’appelle les woods qui produisent des sons secs, sur une autre les bells ou sons de cloches que produisent les saladiers, … La disposition spatiale des objets permet de créer des appels et des résonances. Je peux fabriquer l’attaque sur une pièce et en tirer la résonance ailleurs, ou la transformer par l’électronique. Ces jeux de mouvements des sons dans l’espace sont un peu ma marque de fabrique. Où est le son ? D’où l’écoutons-nous ?”.
Pour accompagner l’écriture musicale, Sonopopée a conçu des outils de composition dans MaxMsp intégrés via Max4LIve à la partition : accelerando, ritardando, génération d’aléatoire contrôlé, … Comme le rappelle Maxime Lance, “notre enjeu n’est jamais seulement l‘aspect technologique. L’intérêt pour Christian est notre langage musical commun. Nous essayons de traduire le plus discrètement possible la demande artistique en termes techniques”.
Dispositif technique
L’installation est composée de vingt-six pièces disposées sur treize tables en bois. Vingt-trois des pièces sont jouées par les actionneurs pilotés via les boîtiers de commande. Les boîtiers sont câblés par liaison RJ45 à la régie son qui se compose simplement d’un Mac Mini, d’une carte son Audient et d’un onduleur. Un patch MaxMsp permet d’attribuer les commandes MIDI aux différents boîtiers. Quatre pièces sont sonorisées avec des micros AKG C411. Le son est traité en temps réel et peut être renvoyé dans les vasques transformées en haut-parleurs de verre via un transducteur Exciter de la marque Dayton Audio.
La régie vidéo est confiée à deux Mac Mini pilotant chacun deux vidéoprojecteurs via le logiciel de mapping MadMapper. Le signal vidéo transite également en réseau par le biais d’interfaces ATEN Extender Over IP VE8950. La synchronisation de la composition musicale et de la vidéo est gérée par un plug-in M4Live développé par Sonopopée, qui pilote à la fois l’automatisation de l’installation (programmation calendaire des mises en route) et l’envoi en OSC (Open sound control) de go/stop à la régie vidéo. Les compositions musicale et vidéo sont intimement liées : la création d’une nouvelle composition en fonction de l’espace de diffusion de l’installation impose une recréation des médias vidéo par le plasticien, comme cela a été le cas au Centre Wallonie-Bruxelles.
Poétique des astres
Pour l’exposition du Festival (((INTERFÉRENCE_S))), l’installation est implantée sur la scène de la salle de spectacle du Centre Wallonie-Bruxelles. L’arrivée se faisant par le haut du gradin, Paysage de propagations se découvre d’abord dans une écoute et une vision extérieure. La création vidéo du plasticien Francisco Ruiz de Infante fragmente l’espace, révélant les pièces de verre dans des découpes de lumière glissantes qui accompagnent la partition de cet orchestre inattendu. Sur le plateau, le spectateur pénètre au cœur d’un dispositif intriguant. Il cherche à comprendre la magie de cette musique concrète émanant de la transparence pixélisée de ces objets curieux. Une poétique fragile qui appelle à la prudence. Les images projetées se jouent des supports (pièces elles-mêmes, tables en bois clair ou sol), dessinant des ombres et des ondes fugaces. Les pièces s’appellent et se répondent. Nous nous prenons à les considérer comme des êtres étranges doués de langage. Les sons se déplacent autour de nous dans ce ballet de faisceaux qui éveille des contrepoints perceptifs : tantôt espace aquatique, tantôt univers science-fictionnel. La diversité des formes agrémentées de leur lutherie évoque un orchestre d’espiègles Shadoks sous la baguette invisible de Christian Sebille. Ils nous emportent, jusqu’au crescendo final.
Paysage de propagations avait pour objectif initial une recherche purement sonore mais c’est au final une proposition plastique accomplie. Même si pour son créateur “l’installation reste avant tout une œuvre de compositeur et de composition”, elle a su se nourrir d’une fructueuse collaboration transdisciplinaire. “Je cherchais autour de l’idée de la résonance comme une continuité de la forme des pièces”, nous confie Christian Sebille. “Francisco m’a suggéré cette idée très belle : le son est la continuité du souffle produit par les souffleurs de verre. Comme si la résonance de l’installation était le prolongement de la dynamique de tension, d’épuisement parfois, de la fabrication des pièces. J’ai appelé cela ma petite cosmologie dérisoire. Elle résonne comme des astres improbables.”
La loi des séries
“Au cours de ma vie de compositeur, les idées que j’ai développées ont souvent trouvé leur profondeur dans la réalisation de séries” poursuit-il. Paysage de propagations suit cette même logique créative. “Matrice”, volet portant le matricule #1 est la forme installation du projet. Il se décline en une performance (Paysage #2) associant le percussionniste Philippe Foch aux pièces de verre et Christian Sebille au dispositif électronique temps réel. Le volet #3 baptisé “Fusion” est une mise en espace et en image des objets par Francisco Ruiz de Infante.
Un quatrième opus, prévu pour 2022, prendra la forme d’une pièce musicale pour l’ensemble vocal Les Métaboles et deux percussionnistes de l’ensemble Multilatérale.
Sous la houlette du GMEM, Sonopopée a également accompagné le travail de la pianiste Claudine Simon pour son projet PianoMachine, réjouissant dialogue improvisé pour piano préparé et lutherie numérique réunissant la pianiste et Vivien Trelcat.
Quant au drôle d’orchestre de Christian Sebille, il semble promis à un bel avenir de backing band contemporain tant il suscite le désir de croisements artistiques. Faisons confiance au compositeur pour poursuivre les expérimentations engagées avec ses collaborateurs au long de ce singulier parcours de création et nous proposer bientôt l’exploration de nouveaux Paysage de propagations.
(1) Centre national de création musicale de Marseille
(2) Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques
(3) Dispositif pour la création artistique multimédia et numérique
(4) Protocole destiné au transport de messages MIDI dans des messages RTP (Real-Time Protocol), sur des réseaux Ethernet et WiFi.
Générique
- Conception, composition et électronique : Christian Sebille
- Assistant, chercheur doctorant au GMEM : Pierre Fleurence
- Plasticien, créateur vidéo : Francisco Ruiz de Infante
- Percussionniste : Philippe Foch
- Dispositif mécanique et numérique génératif : Collectif Sonopopée avec Maxime Lance, Vivien Trelcat et Nicolas Canot
- Équipe du CIRVA :
Responsable d’atelier : Christelle Notelet
Technicienne verrière : Valérie Olléon
Souffleurs maîtres verriers : Fernando Torre, David Veis, Cyrille Rocherieux - Construction bois et métal, régie plateau : Matthieu Girard
- Direction technique GMEM : Alexandre Pax
- Régie générale et son : Maxime Lance
- Régie vidéo : Axel Viale
- Directrice de production GMEM : Caroline Varrall
- Production déléguée : GMEM, Centre national de création musicale – CIRVA, Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques
- En partenariat avec Saint-Ex, culture numérique