L’Étang de Gisèle Vienne

Expériences

– “Vous vous sentez surtout quoi Gisèle Vienne ? Plasticienne, metteuse en scène, photographe, musicienne ? Je crois que vous êtes une merveilleuse harpiste. Où est la vraie Gisèle Vienne ? Ou alors ça n’a pas d’importance ces étiquettes ?”

– “C’est drôle ! Je pense que Bob Wilson, Pina Bauch ont révélé l’absurdité de ces catégorisations et en 2021, la question se pose encore !”(1)

Photo © Yves Godin

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Inclassable en effet

Après avoir v(éc)u l’Objet scénique non identifiable, il est effectivement difficile de mettre cette œuvre dans une case… à moins d’en créer une. Pour mieux sonder L’Étang, d’après un texte de Robert Walser, l’éclairagiste du spectacle Yves Godin nous parlera de son élaboration et de la méthode Gisèle Vienne pour aboutir à ce résultat hybride et totalement immersif.

Le pitch

Fritz, un adolescent dans toute sa complexité, décide de mettre en scène son suicide par noyade pour tester l’amour maternel. Robert Walser oppose la pureté de l’adolescence à la perversité des adultes. Et l’inceste, en filigrane.

Photo © Estelle Hanania

Photo © Estelle Hanania

L’expérience, vue extérieure

Tout au long du découpage en huit épisodes structurant l’expérience, Gisèle Vienne s’emploie, selon ses mots, à “déplier le réel”. Non pas pour y découvrir une vérité mais pour faire résonner en chaque spectateur son propre vécu grâce aux indices du récit que l’artiste déforme, inverse, ralentit, zoome puis dépose sur la time line du plateau.

Gisèle Vienne préfère s’éloigner du mot spectacle et définir l’objet qu’elle propose comme une expérience. Ce n’est pas dans le spectaculaire que sa narration se développe mais dans le sensible. Pour y parvenir, elle dissèque les différents médias (qui appartiennent bien, eux, à l’univers du spectacle vivant) à la manière d’une expérience scientifique.

En positionnant sur scène, dès l’entrée du public, des poupées androgynes, comme autant d’adolescents surpris en pleine after, elle place d’emblée le spectateur dans son univers clinique – une boîte blanche –, dans son langage initiatique – la marionnette. L’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières fut d’ailleurs sa porte d’entrée dans l’expression artistique. Elle crée dans le cerveau du spectateur une image mentale de référence, comme un éclairagiste profite de la lumière de la salle pour étalonner l’œil à une température de couleur.

Photo © Yves Godin

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Au commencement de l’expérience, elle substitue à ces marionnettes deux comédiennes, Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez, qui adoptent un langage corporel saccadé, déstructuré et très lent, comme des marionnettes qui seraient filmées puis rediffusées sur le plateau au ralenti.

Puis vient le texte. En opposition au corps, il est donné à vitesse réelle. Chaque comédienne prend en charge une partie du dialogue. Adèle Haenel nous livre la parole des adolescents, même si elle semble davantage incarner Fritz, le personnage principal. Ruth Vega Fernandez, quant à elle, endosse les rôles adultes et principalement celui de la mère.

Le traitement des voix, reprises par des micros HF, fonctionne comme un microscope et permet de rendre audible les mots, les chuchotements et la moindre respiration. Alors que bien souvent ce principe est utilisé au théâtre dans une optique de renforcement et non de sonorisation, ici c’est l’amplification maximum du bruissement, de l’intention infime qui est proposée, sans se soucier du larsen. Comme pour nier la limite technique, ce larsen est intégré en tant qu’objet/composant dans une bande-son tantôt électro-assourdissante tantôt électro-acoustique et concrète.

C’est dans un dédale d’indices contradictoires que Gisèle Vienne fait voyager son public : que ce soit avec l’humour qui s’invite dans le mal-être adolescent, l’érotisme des postures dans un univers chirurgical ou par l’attention extrême du régisseur qui manipule les poupées en opposition aux corps malmenés des comédiennes, à la gestuelle désincarnée. Tous ces contrepieds participent au brouillage des sens en nous plongeant dans un univers antiréaliste permettant la mise à nu du sentiment à l’état brut, hors de tout contexte familier.

Tous ces éléments savamment dosés concourent à tisser l’espace mental de Fritz dans le sensible et le vécu du spectateur.

Car peu à peu nous découvrons que c’est dans l’espace sensoriel de l’adolescence que nous fait évoluer le dispositif. Nous sommes témoins de la naissance et de l’évolution des émotions de Fritz face aux événements extérieurs, aux interactions sociales retranscrites par les dialogues. En réaction, les corps se tordent, les larsen retentissent, les lumières sont crues puis, parfois, se calment, se posent et s’endorment. Rien ne sert ici de vouloir chercher une rationalité puisque tous les médias sont au service de l’inconscient de Fritz.

Au delà des concepts dramaturgiques de Gisèle Vienne, une lecture plus politique de son travail consisterait à vouloir conscientiser chez le spectateur le conditionnement de la construction de l’intime par la sphère sociale. En ce sens, le texte de Robert Walser aborde des thématiques chères à la “chorégraphe” : l’adolescence, la perversion, l’inceste, la folie autant par le fond que par la forme puisque l’auteur, malade psychiquement, avait développé un principe d’écriture en strates appelées les microgrammes, des bribes de textes écrits sur des bouts de papier qu’il recopiait et assemblait en vue de leur publication. Le choix de ce texte permet ainsi à Gisèle Vienne de composer un univers radical qui, jusqu’au choix d’Adèle Haenel, fait résonner une actualité militante parfaitement voulue et assumée.

Photo © Yves Godin

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L’expérience, vue intérieure

“Déplier le réel” est une définition qui revient souvent dans la bouche de Gisèle Vienne pour tenter de définir son travail. Mais comment se construit, au plateau, un dépliage de réel ? Pour décrypter la méthode Vienne, nous avons interrogé Yves Godin qui a signé la lumière du spectacle. Pour le situer rapidement, Yves Godin est un éclairagiste qui évolue principalement dans les réseaux de la danse contemporaine (Boris Charmatz, Olivia Grandville, …), mais pas seulement. Il est également plasticien, concepteur d’installations performatives et expérimentales (Cabane, Opéra Ampérique). Pour définir son mode de réalisation, il préfère penser les projets auxquels il collabore comme une mise en réseau de médias, de disciplines, qui interagissent et se nourrissent a contrario d’un mode de fabrication plus hiérarchisé, comme le théâtre le propose souvent, de manière pyramidale, avec le texte et la psychologie des personnages en référence permanente, puis la lumière à la fin du processus de création. Cela ne l’empêche pas d’être présent dans ce domaine avec Pascal Rambert notamment. Quoi qu’il en soit, il choisit et nourrit des projets qui laissent la place à l’expérimentation, à un développement spatial et temporel de la lumière. Yves Godin revendique la lumière comme une interprète à part entière.
Sur cette première collaboration avec Gisèle Vienne, ce sont donc deux univers, deux approches expérimentales qui se rencontrent dans un calendrier mouvementé : une première étape de travail avait déjà été réalisée mais le processus avait dû s’arrêter en premier lieu suite à la disparition de la comédienne Kerstin Daley Baradel, décédée en juillet 2019, puis en raison de la situation sanitaire. C’est donc sur le terreau de la première étape, avec des partis pris très forts en scénographie et gestuelle déjà posés, que le travail reprend en 2020. Des répétitions intenses autant par leur durée que par leur densité avec l’implication permanente de toutes les forces en présence. Que ce soit pour les échauffements, les séances de méditation ou les improvisations, tous les médias sont activés, comme pour une répétition ou un filage, dans la même exigence. La lumière intervient donc très vite, dès le début, dès les premières étapes de création.

L’implantation

Yves Godin va donc décider rapidement d’une implantation qu’il qualifie d’analytique. Comme pour l’espace scénographique, il définit des appuis très forts pour sa lumière : la puissance pour générer de grandes masses lumineuses et la colorimétrie qui doit pouvoir produire des couleurs denses et saturées, une envie de départ, avec en contrepied un travail sur les nuances de blanc.

Le plan est très simple, épuré, symétrique, centré, avec un seul axe diagonal du lointain jardin à la face cour.

Les sources qui sont retenues pour fournir puissance et/ou couleur sont donc le HMI (découpes RJ 933, Fresnels 2,5 kW), les LEDs (découpes ETC Source Four LED, cycliodes ADB ALC4, Ayrton K25, rampe ruban LED) et les lampes à décharge (HPIT et sodium) ainsi qu’une ligne de tubes fluorescents lumière noire. Les sources halogènes ne seront utilisées que pour l’entrée public et les saluts. Ce dispositif, qu’il ne modifiera qu’à la marge pour arrêter très vite de chercher l’outil et jouer avec, va venir compléter le quintet corps/scénographie/texte/son/lumière.

La recherche

C’est avec ce quintet que Gisèle Vienne crée les visions de l’univers mental qu’elle cherche à livrer au public. Et tout cela se compose en live lors de longues improvisations en immersion, en mouvement permanent, en équilibre entre les différents composants du quintet. Comment une lumière ou un son vont-ils non seulement créer une sensation dans la salle mais aussi influencer, contraindre l’interprète sur le plateau ? “Quelque chose qui peut être perçu comme très doux en salle, comme une rampe LED, peut être très violent et aveuglant au plateau.” Cela place de fait le performer dans un état de jeu potentiellement modifié à tout moment par la lumière. Ainsi, c’est tout une gamme d’interactions qui est recherchée en répétitions : comment la distorsion corps/texte, parti pris de départ au plateau, peut être restituée, accompagnée ou, au contraire, interrompue par le son ou la lumière ? Comment provoquer l’instabilité, renforcer ou dérégler le rythme, accompagner le texte par des transferts entre des couleurs, des montées de lampe à décharge, des mouvements subtils de blanc bleu à blanc vert. “Comment réussir à mixer une approche analytique de l’espace et une liberté d’imaginaire ?”, questionne Yves Godin.

La restitution

L’expérience se construit, se précise, se fixe ; elle se veut à la fois unique et renouvelée à chaque représentation.

Pour conserver cette liberté de restitution, aucune séquence temporisée n’est enregistrée dans la console lumière. Des masters sont joués en direct pour suivre au plus près les particularités de chaque représentation publique.

Le fait de travailler à la main amène à créer des distorsions entre des long transferts et des fulgurances.” Une gamme de transferts qui se décline du “petit ruisseau à la décharge électrique”. Il n’est pas là tant question de fabriquer des images figées que de créer des masses lumineuses ayant leur propre chemin dans le dispositif, leur propre mouvement. Faire apparaître des couleurs puis les faire disparaître ; faire naître un axe puis le noyer dans un aplat de face aux reflets verdâtres. La dimension temporelle du travail d’Yves Godin est très importante et son interaction en réseau avec les autres disciplines ne peut effectivement que se jouer en direct : “Je me considère comme un instrumentiste, un performer de ma propre lumière”.

Seuls les passages des tableaux de couleurs saturées sont mémorisés tant la synthèse avec les LEDs est sensible… et le rythme des transferts soutenu !

Plutôt que des tops (même s’il y en a), Yves Godin préfère articuler sa conduite sur des repères gestuels ou sonores, les accompagner ou démarrer avec, puis définir sa propre vitesse, sa propre vie.

Parfois rester statique tout en jouant imperceptiblement sur les nuances de bleu et de vert, couleur de la vase, du fond de l’étang. Ces deux couleurs forment, dans sa construction dramaturgique de la lumière, un axe sous-jacent qui se développe tout au long des tableaux, apparaît progressivement et prend tout son sens lors de la scène du repas de famille en miroir avec la vision de la noyade, la couleur de la vase faisant briller la petite cuillère en argent dans la bouche de Fritz.

C’est dans une approche très artisanale, au sens noble, qui demande un savoir-faire et un savoir ressentir l’instant de la restitution, que s’inscrit la régie lumière.

En tournée, une fois le temps technique terminé, le temps du plateau se reconstruit de la même manière par une immersion lente et progressive tout au long des échauffements, raccords et filage avec l’ensemble de l’équipe.

Ce conditionnement, par une concentration et une écoute maximum, est “une immersion dans quelque chose qui va aller vers le spectacle” et mène tous les intervenants concernés alors jusqu’à l’heure de la rencontre avec le public.

Au-delà de la méthode

Cette atmosphère est perceptible par le public qui découvre un travail puissant, porté par la cohérence et la connivence autant visible qu’invisible des comédiennes et autres interprètes de la lumière, du son ou du plateau. Cette concentration générale au service d’un objet commun ouvre un espace de liberté, de connexion avec le présent qui permet aux comédiennes d’adapter leur jeu en fonction de l’instant, de ce qui leur arrive sur scène au travers des projecteurs et des haut-parleurs. Difficile de parler d’improvisation tant la structure du spectacle est construite et fragile à la fois. Mais la justesse des intentions et la conscience permanente des interprètes du cheminement de ces intentions, c’est-à-dire de la dramaturgie, permet finalement à Adèle Haenel de réinventer le texte chaque soir et de livrer une authenticité qui tape juste dans tous les registres, du glauque au comique, de l’indicible au cri ; et à Ruth Vega Fernandez de réagir par le langage corporel en déclinant une palette de postures allant de la mécanique rouillée à l’hyper sensualité.

À ce titre, la scène de la cigarette, traitée uniquement avec des couleurs saturées par des sources LEDs, permet de se jouer de l’œil du spectateur : “Le temps que nous réalisions la couleur, elle s’était déjà échappée”. Les colorations instables nous plongent dans un univers non réaliste qui perturbe la perception, non seulement visuelle mais aussi émotionnelle. C’est dans ce brouillage sensoriel que Gisèle Vienne positionne des fragments de réel, quelques phrases de texte additionnées à un mouvement suggestif, dans un silence qui succède à une avalanche sonore. Le spectateur observe la composition de ces fragments de réalité, sortis de leur contexte de normalité, comme un scientifique observerait un phénomène physique dans son laboratoire, et propose une hypothèse de ce qu’il voit, miroir de sa propre expérience sensible du monde.

Plan de masse - Document © Gisèle Vienne

Plan de masse – Document © Gisèle Vienne


(1) Première question de l’interview de Fabienne Pascaud à Gisèle Vienne. Rencontre Télérama au 50e Festival d’Automne de Paris, septembre 2021

Générique

  • Conception, mise en scène, scénographie et dramaturgie : Gisèle Vienne 
  • D’après l’œuvre originale Der Teich de Robert Walser
  • Lumière : Yves Godin
  • Création sonore : Adrien Michel
  • Collaboration à la scénographie : Maroussia Vaes
  • Conception des poupées : Gisèle Vienne
  • Création des poupées : Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak et Gisèle Vienne en collaboration avec le Théâtre National de Bretagne 
  • Fabrication du décor : Théâtre Nanterre-Amandiers 
  • Décor et accessoires : Gisèle Vienne, Camille Queval, Guillaume Dumont
  • Costumes : Gisèle Vienne, Camille Queval, Pauline Jakobiak
  • Maquillage et perruques : Mélanie Gerbeaux
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