La nouvelle Comédie de Genève

Révéler le caché

Esplanade des Eaux-Vives - Photo © Yves André

Esplanade des Eaux-Vives – Photo © Yves André

La Suisse est dans une effervescence de constructions de projets culturels et, rien qu’à Genève, nous dénombrons cette année trois nouveaux édifices de spectacle vivant de grande qualité, comme le Théâtre de Carouge et le Pavillon de la danse. La Comédie de Genève, inaugurée en août 2021, était certes la plus attendue puisque trente-cinq années ont été nécessaires à son aboutissement. La Comédie est une maison de production et de création qui se donne les moyens pour proposer une programmation de haute volée internationale en rassemblant, dans un même lieu, espaces de représentation et espaces de fabrication.

La question d’une réhabilitation

L’histoire de la Comédie remonte à 1913, lorsqu’elle s’installe en centre-ville avec l’appui de l’Union pour l’art social. Elle est associée aux grands noms du théâtre contemporain comme Benno Besson ou Matthias Langhoff. Lorsqu’en 1987 une réhabilitation de l’édifice devient nécessaire, le fameux rapport Langhoff devient la base de toutes réflexions. Mais le rapport est enterré et plusieurs projets de rénovation sont proposés. Le dernier, en 1999, conseillait une refonte fondamentale du Théâtre d’un coût de 25 millions de francs suisses. L’ANC (Association de la nouvelle comédie, en hommage à Nelson Mandela !) va jouer un rôle important dans la politique de construction d’un nouveau théâtre. Michel Kullmann, président de l’association, explique les doutes sur le projet de réhabilitation : “Anne Bisang (directrice de la Comédie de Genève de 1999 à 2011) a eu le courage de réunir un panel de la profession qui a estimé que cela ne valait pas la peine d’investir dans un édifice avec tant de contraintes, comme la parcelle qui était à l’origine du mur en biais de la scène, l’absence de dégagement, la mauvaise visibilité, pas de possibilité de faire une deuxième salle, … Dix-sept personnes ont été cooptées pour réaliser un cahier des charges en questionnant la forme d’un théâtre idéal et sa relation dans la cité”.

Galerie sud, accueil du public - Photo © Régis Golay, Federal Studio

Galerie sud, accueil du public – Photo © Régis Golay, Federal Studio

Deux années de réflexion et un combat de vingt ans ont été nécessaires pour arriver à faire aboutir le projet. Le programme sera repris par la Ville de Genève pour le lancement du concours international d’architecture en 2009. “C’est un vrai projet citoyen. Tous les métiers du théâtre étaient représentés dans l’association. Nous avons suivi les étapes des différents votes jusqu’au lancement du concours. Trois d’entre nous faisaient partie du jury du concours d’architectes ; nous avons continué à suivre l’élaboration du projet et le chantier.”

Le programme établi avait la particularité de proposer une ruche de théâtre où les espaces de production, de fabrication et de diffusion seraient rassemblés dans un même édifice. “Deux conditions étaient incontournables : la présence des ateliers sur place – un rude combat – et l’implantation au même niveau de l’atelier de construction et des deux plateaux.” Tous les mois, pendant trois ans, le projet sera affiné entre les architectes, le scénographe, le maître d’ouvrage, les représentations de l’association, l’utilisateur et le département de la Culture.

Foyer public principal, bar (rez-de-chaussée) - Photo © Régis Golay, Federal Studio

Foyer public principal, bar (rez-de-chaussée) – Photo © Régis Golay, Federal Studio

Foyer public bas, vestiaires (R-1) - Photo © Régis Golay, Federal Studio

Foyer public bas, vestiaires (R-1) – Photo © Régis Golay, Federal Studio

Un concours ouvert et anonyme

La procédure d’organisation des concours en Suisse est particulière. La Ville de Genève est l’organisatrice du concours ; le maître d’ouvrage est le département de construction de la DPBA (Direction du patrimoine bâti) qui a aussi la mission du pilotage de l’ensemble de l’opération ainsi que la responsabilité du fonctionnement technique du bâtiment. Le client est le département de la Culture et transition numérique ; la Comédie est le client secondaire qui exploite le bâtiment.

Grande salle, côté scène, fosse abaissée - Photo © Régis Golay, Federal Studio

Grande salle, côté scène, fosse abaissée – Photo © Régis Golay, Federal Studio

Philippe Meylan, directeur de la DPBA, explique : “Le territoire communal lance des concours anonymes auxquels nous sommes attachés. Cela permet une plus grande objectivité sans s’attacher à des signatures. Ainsi, de jeunes agences peuvent accéder à des commandes publiques”.

En 2009, soixante-dix-huit équipes ont participé au concours, ouvert et international. Neuf projets ont été retenus pour participer au deuxième tour avec un programme détaillé et une demande de maquette. Le jury a choisi, à l’unanimité, le projet Skyline par FRES Architectes (Laurent Gravier et Sara Martín Cámara) et Changement à Vue pour la scénographie. “Une des qualités de ce projet est de ne pas constituer un bloc. La façade se découpe et laisse passer le regard entre les redans.”

Grande salle, vue depuis le plateau - Photo © Régis Golay, Federal Studio

Grande salle, vue depuis le plateau – Photo © Régis Golay, Federal Studio

Grande salle, décor transonore - Photo © Yves André

Grande salle, décor transonore – Photo © Yves André

Le projet du quartier des Eaux-Vives

Le choix de l’implantation de la nouvelle Comédie est lié au développement du quartier des Eaux-Vives à Genève. La réaffectation et valorisation de ce site a fait l’objet d’un plan de quartier avec la construction de différents équipements, infrastructures, bureaux, commerces et habitations. Une voie verte est aussi créée et permet de rejoindre la France à pied ou à vélo. Mais les opérations les plus importantes sont la CEVA (Cornavin/Eaux-Vives/Annemasse), une liaison ferroviaire transfrontalière et souterraine, ainsi que la construction de la gare des Eaux-Vives par Jean Nouvel. “C’est le projet du siècle pour Genève car la Comédie devait s’intégrer dans cette opération qui s’est avérée complexe puisqu’elle nécessitait une exigence de simultanéité. Pour des questions géologiques et d’équilibre de terrain, il fallait d’abord creuser le tunnel de la gare puis créer les bâtiments de chaque côté simultanément”, nous explique Philippe Meylan.

Salle modulable - Photo © Yves André

Salle modulable – Photo © Yves André

Salle modulable, décor et traitement acoustique - Photo © Patrice Morel

Salle modulable, décor et traitement acoustique – Photo © Patrice Morel

La gare souterraine des Eaux-Vives est une étape importante dans le développement de Genève. La nouvelle Comédie en est l’équipement phare. Le plan urbain, organisé en longueur, parallèle aux rails, crée un parvis central et linéaire avec trois sorties de la gare. Le plan avait été pensé avant le projet d’implantation du Théâtre qui, ainsi, se retrouve à l’arrière de la première émergence et en deuxième plan par rapport aux axes principaux. Cela pose clairement la question de la présence et de la visibilité du Théâtre dans la ville.

Laurent Gravier explique : “Il était important que l’ouverture du Théâtre sur la ville soit lisible dans l’architecture du bâtiment. D’abord, par rapport au programme, un théâtre est actif toute la journée, puis par rapport à sa situation urbaine et l’espace public entre deux bandes construites”.
Sur un terrain contraignant de 5 000 m2, le bâtiment est d’une longueur de 102,90 m sur 40,80 m et totalise une surface de 16 060 m2 (surface de plancher brut).

Salle de répétition - Photo © Patrice Morel

Salle de répétition – Photo © Patrice Morel

Le projet Skyline

“Le plan urbain, tout en longueur et avec une direction orientée, posait des contraintes de fonctionnement. Nous devions trouver des transversalités volumétriques et une transversalité visuelle et physique à l’intérieur du bâtiment. Cette recherche a en partie donné la forme du bâtiment avec une toiture crénelée, qui est à la fois une idée urbaine et une idée programmatique. Les différentes activités qui habitent le Théâtre sont montrées en partant de la cage de scène, volume toujours difficile à intégrer. Elle est répliquée et multipliée en quatre volumes émergents qui donnent son identité au Théâtre.”

Restaurant, brasserie - Photo © Yves André

Restaurant, brasserie – Photo © Yves André

Atelier de construction - Photo © Régis Golay, Federal Studio

Atelier de construction – Photo © Régis Golay, Federal Studio

Le bâtiment, conçu sur une trame de 5,40 m x 2,70 m, est composé de quatre tours et donne une lecture rationnelle des fonctionnalités générales. La première tour est consacrée à la production avec les ateliers ; la deuxième à la cage de scène ; la troisième aux loges et à l’administratif ; la quatrième abrite la salle modulable et deux salles de répétition de 155 m2 et 220 m2. Nous observons une belle finition dans une matérialité brute – béton, verre, acier et bois – et soignée tant dans les espaces de travail que ceux de la représentation.

Dans la mesure où les utilisateurs souhaitaient avoir plusieurs activités au même niveau et afin d’éviter des ruptures de charges, les dimensions du terrain ne suffisaient pas et l’extension possible était d’avancer sur l’esplanade “qui pour nous était déjà étroite et créait un effet tunnel. Nous avons donc voulu faire rentrer l’espace public en prolongeant l’esplanade à travers un grand hall. Ce lieu, qui ne figurait pas dans le programme, procure un effet de surprise et devient l’espace de transition entre la ville et le théâtre”. Chauffé exclusivement par des apports solaires, il bénéficie d’une ventilation naturelle en été grâce à l’effet cheminée. Ce hall permet l’accès aux trois programmes principaux du Théâtre : le café/restaurant, la billetterie et le foyer des deux salles de théâtre. Le restaurant peut se déployer dans le hall et profite d’une terrasse intérieure et extérieure.

Cette double peau se retrouve donc des deux côtés du volume, créant deux halls distributifs, d’un côté public et de l’autre artistique, technique et administratif. La relation visuelle entre l’espace de travail et l’espace public est permanente. Au cœur sont implantés les programmes et, de chaque côté, entre les deux, des bandes servant les services techniques, gaines et ascenseurs.

Une rue technique avec la livraison de décor se déploie sur la longueur du bâtiment. Très pratique, elle distribue les deux salles de théâtre et l’atelier de construction. Un monte-charge de grande dimension donne accès aux ateliers de peinture et de costumes. Cette rue surdimensionnée est un vrai espace servant aussi d’arrière-scène et de lieu de stockage.

Accès décor - Photo © Patrice Morel

Accès décor – Photo © Patrice Morel

Aire de service, quai de déchargement - Photo © Patrice Morel

Aire de service, quai de déchargement – Photo © Patrice Morel

La fabrique du Théâtre intégrée

Le bâtiment est présent sous deux aspects dans la ville : industriel le jour pour un lieu de travail quotidien de soixante-dix personnes, il devient signal la nuit avec un éclairage rouge pour l’accueil du public et la représentation théâtrale. La façade latérale porte un dispositif signalétique par une perforation qui s’illumine la nuit. Le principe des distributions internes du bâtiment place les circulations techniques en façades ouvertes sur la ville. Les activités du Théâtre se donnent à voir. Le restaurant a une vue plongeante sur l’atelier de construction des décors, menuiserie et serrurerie, et une relation visuelle existe entre la cuisine du restaurant et l’atelier “création culinaire et théâtrale”. Cette transparence est modulable avec un rideau de scène pour cacher l’atelier.

La grande spécificité de la Comédie de Genève se trouve dans les 3 400 m2 d’ateliers intégrés dans l’édifice théâtral, en centre-ville, composés de menuiserie, serrurerie, peinture et costumes. Plusieurs autres espaces d’ateliers avec des éclairages zénithaux ne sont pas encore déterminés et permettent une souplesse à l’évolution des activités. Les grands espaces d’ateliers bénéficient, par les façades latérales, d’une belle lumière naturelle qui se modifie grâce aux volets mobiles. “Les ateliers, le programme remarquable de ce Théâtre, sont notre fil rouge et nous avons apporté la même finition architecturale dans les espaces d’ateliers et les espaces publics. L’architecture est un outil au service de l’art théâtral et nous avons privilégié les volumes avec le moins d’éléments porteurs, les grandes dalles béton allégées permettent de franchir sans poteau intermédiaire, une prouesse technique pour les structures de grandes portées. L’atelier peinture en est l’image.”

Les loges sont organisées dans la troisième tour sur deux niveaux et, au dernier étage, se trouve un plateau ouvert pour l’administration. Les loges sont éloignées de la scène et un foyer d’attente est implanté près du plateau donnant sur la double peau vitrée.

Deux salles de théâtre

Le foyer se déploie sur deux niveaux et donne accès à la salle frontale et à la salle modulable. Par la topographie du terrain, la desserte des camions et les plateaux se trouvent à un niveau plus bas que le parvis d’entrée. “Nous avons imaginé le foyer de manière inversée, nous descendons plutôt que montons afin d’être en relation avec l’esplanade d’entrée et avec la voie verte et ainsi bénéficier de la lumière tout en étant encaissé.” Cette configuration permet aussi une deuxième entrée publique dans le Théâtre.

La salle frontale de la Comédie a une jauge de 498 places. Le cadre de scène est de 14 m x 8 m. Le grand plateau mesure 26 m de largeur sur 17 m de profondeur et 20,10 m sous gril. L’arrière-scène et les coulisses sont intégrées dans la volumétrie de la cage de scène. Michel Fayet (Changement à Vue) explique : “Le rapport de la salle avec la cage de scène est surprenant, il y a un déséquilibre”. Les utilisateurs justifient ce choix pour deux raisons : le bassin genevois n’est pas très important et Genève possède déjà vingt-sept théâtres. D’autre part, la Comédie préfère programmer des représentations dans la durée. Les fauteuils sont implantés en courbe et d’un seul volet, le dossier des fauteuils est aussi en continu. Le dernier rang est à 20 m de la scène. Les trois premiers rangs sont rétractables pour un proscenium mobile ou une fosse d’orchestre. La salle est habillée de mailles métalliques dorées en forme de diamant, jouant avec la lumière, intégrant l’éclairage de la salle ainsi que le dispositif acoustique. Nous retrouvons la maille en plafond pour cacher les éléments techniques, le gril d’avant-scène et les passerelles. La régie a une configuration mixte. Divisée en trois espaces, le centre est ouvert pour le son et les surfaces latérales sont modulables, pour la régie lumière et vidéo. Le plateau est adossé à l’atelier de menuiserie, ce qui contraint la circulation autour du plateau. Michel Fayet remarque : “Le plateau étant très profond, cela facilite les liaisons”. Dans les premières esquisses, une grande porte dans le mur du lointain s’ouvrait sur l’atelier. “Des metteurs en scène pouvaient en profiter dans leur création mais à cause des contraintes économiques, comme les portes coupe-feu et acoustique, le projet a changé. Pour passer de cour à jardin, il est possible de traverser l’atelier, il suffit de le prévoir”, précise Michel Kullmann.

Axonométries et organisation des espaces - Document © Fres Architectes

Axonométries et organisation des espaces – Document © Fres Architectes

La salle modulable de 200 places selon les configurations – frontale, bi-frontale ou quadri-frontale – mesure 25,30 m x 15,90 m avec une hauteur sous faux gril de 11,05 m et possède des dessous de scène. Michel Fayet explique : “La volumétrie de la petite salle profitait d’une meilleure proportion mais la présence du métro et ses vibrations nous a obligés à revoir nos sous-sols, ce qui a eu pour conséquence une réduction des surfaces de la petite salle”. Des contraintes budgétaires et des économies à réaliser ont été aussi des causes de la réduction de la salle.

Le gradin est démontable et nécessite deux services à huit personnes. Ce gradin a été choisi par les utilisateurs pour être en harmonie avec le parc genevois. Ainsi, les modules sont utilisés pour d’autres manifestations et notamment des présentations en plein air. La première proposition d’un gradin rétractable sur plateau élévateur est pourtant restée longtemps d’actualité.

Dénomination et destination des espaces - Document © Fres Architectes

Dénomination et destination des espaces – Document © Fres Architectes

Les murs sont habillés de lames verticales noires mates, un motif à redans selon les dimensions données par l’acousticien. Dans les interstices est installée une tôle micro-perforée avec des surfaces réverbérantes ou absorbantes. À cause du bruit de fond, l’air devait souffler au plus proche du spectateur, au pied des murs à travers cette tôle micro-perforée. Ces murs intègrent les éléments techniques, acoustiques, scénographiques et architecturaux – techniques avec la ventilation et le désenfumage, scénographiques avec les rails intégrés. “Dans une salle purement technique et scénographique, l’identité va être donnée par l’éclairage qui reprend le motif des lames verticales, des lames lumineuses. Une fois que le spectacle commence, la salle s’efface et les murs deviennent complément noirs.”

Coupe longitudinale - Document © Fres Architectes

Coupe longitudinale – Document © Fres Architectes

Genève a enfin son théâtre et le Théâtre a son outil. La Comédie de Genève est une ruche pour la création et la diffusion, qui se donne à voir. Un lieu a besoin de temps pour une appropriation, une adaptation et une évolution, tout comme le spectacle vivant.

Générique

  • Maîtrise d’ouvrage : Ville de Genève 
  • Maîtrise d’œuvre : FRES Architectes avec Laurent Gravier et Sara Martín Cámara
  • Scénographie : Changement à Vue 
  • Acoustique : Kahle Acoustics 
  • Éclairage architectural : Agence 8’18’’ 
  • Surface : 16 100 m2 SP
  • Coût du crédit d’études et de réalisation : 94 260 000 francs suisses (88 M€)
    dont travaux : 65 millions de francs suisses HT (60 M€)
  • Calendrier : concours septembre 2009 et inauguration août 2021

Liste des projets primés au concours

  1. Skyline : Fres Architectes (Gravier/ Martín Cámara), France avec Changement à Vue
  2. 113LC70 : Maxime Busato Architecture, France avec Kanju 
  3. NVLCDGNV : Ateliers Jean Nouvel, France avec dUCKS scéno 
  4. O odessa : Pont12 Architectes SA, Suisse avec Artsceno et Thierry Guignard 
  5. Scènepublic : MaO / emmeazero studio associato di architettura, Italie avec Dari Automazioni srl 
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