Kingdom

La chute de l’utopie

Après Tristesses en 2016 et Arctique en 2018, Anne-Cécile Vandalem poursuit, avec la dernière partie de sa trilogie, ses questionnements autour d’une humanité dans la tourmente et de son échec politique et écologique. Kingdom, pièce créée au Festival d’Avignon, relate le retour à la nature, la création d’un royaume et d’une nouvelle communauté. Dans une scénographie de Ruimtevaarders (Karolien De Schepper et Christophe Engels), la pièce représente une évolution de la relation de l’espace scénique avec la caméra. Le dialogue entre ces deux types de langage crée une nouvelle forme dramaturgique.

Kingdom - Photo © Christophe Engels

Kingdom – Photo © Christophe Engels


Kingdom, pièce écrite et mise en scène par Anne-Cécile Vandalem, a pris comme point de départ le documentaire de Clément Cogitore, intitulé Braguino ou la communauté impossible, qui suit une famille, exilée volontairement en Sibérie Orientale. L’aventure est racontée par le patriarche. Dans la pièce Kingdom, du nom d’un territoire dans la taïga sibérienne, une première famille quitte l’Europe et s’y installe, en pleine nature et loin de toute civilisation, pour construire une vie idéalisée en autarcie. L’arrivée d’une deuxième famille va être à l’origine des premières guerres qui se poursuivront avec la menace du capitalisme sous les traits de braconniers. Mais les vrais conflits commencent déjà à l’intérieur de la cellule familiale. Dans cette enclave, qui se veut être un lieu protecteur, le huis clos ne représente pas toujours la liberté. Et pourtant, nous pouvons nous interroger : si nous n’arrivons pas à vivre dans ce monde créé, peut-être n’arriverons-nous à vivre nulle part ailleurs en paix.

Kingdom - Photo © Christophe Engels

Kingdom – Photo © Christophe Engels

La caméra dans la narration

Anne-Cécile Vandalem entretient des relations particulières avec la caméra qu’elle considère comme un outil. Ici, contrairement aux pièces précédentes, les cameramen sont des personnages de la pièce et la caméra devient une pièce maîtresse pour recevoir l’histoire, fait partie de la dramaturgie.

Le prétexte vient de la présence d’une équipe de cinéma qui arrive pour tourner sur place un documentaire sur l’aventure de la famille. La caméra suit les protagonistes qui racontent les souvenirs, expriment les doutes, les questionnements, les revendications. Comme la condition pour accepter le tournage avait été l’absence de l’autre famille, le spectateur assiste à un seul point de vue, se retrouve face à de nombreuses questions sans réponse et se concentre sur les zones d’ombre familiales, tout ceci se déroulant dans un seul et même espace. La parole référente reste celle du patriarche qui s’adresse à la caméra et raconte ce qui s’est passé sans jamais le montrer. C’est aussi grâce à la caméra que nous pénétrons à l’intérieur de la maison. Scénographiquement, la caméra devient ainsi un élément de langage et la contrainte du gros plan exige le réalisme des éléments comme les arbres, des matières comme le bois. La patine du sol a été pensée par rapport à l’œil de la caméra. “Et comme il filmait la maison en bois, nous devions sentir le vieux bois et la maison devait paraître solide”, explique Damien Arrii, directeur technique de la Compagnie.

Kingdom - Photo © Christophe Engels

Kingdom – Photo © Christophe Engels

Entre naturalisme et onirisme

Ruimtevaarders raconte les étapes de sa conception : “La scénographie a beaucoup évolué et a subi de nombreux changements pour arriver à ce résultat qui paraît simple et clair. Ce n’était pas une ligne directe. Déjà, le point de départ, qui est normalement un texte et une certaine volonté de l’espace, était un documentaire. Nous ne connaissions pas le lieu de l’action ni l’histoire qui allait être racontée. Anne-Cécile Vandalem avait demandé la présence d’une forêt dans la taïga et une maison. Dans Tristesses ou Arctique, c’était clair : nous étions sur une île ou sur un bateau de croisière ; mais ici, nous n’avions aucune référence mis à part le documentaire. Nous devions trouver notre propre référence spatiale et c’est ce qui nous a bloqués dans le démarrage. Les répétitions ont d’ailleurs commencé sans costumes ni décor. Nous pensions d’abord à une esthétique plus abstraite comme celle de Tristesses, mais la présence de la forêt nous ramenait à une esthétique réaliste. En même temps, les maisons ne sont pas vraiment à la bonne taille et une part d’illusion existe”.

Kingdom - Photo © Christophe Engels

Kingdom – Photo © Christophe Engels

Paradoxalement, le déclencheur de la conception scénographique a été l’affirmation de la présence du hors-champ dans le texte, ces voisins que nous ne voyons pas, les actions racontées sans les montrer. “C’était comme dans le théâtre grec où toutes les actions se passent et sont uniquement racontées en scène avec la skéné comme lieu du secret et de l’invisible. Faire juste une copie de la réalité n’était vraiment pas intéressant. Au fur et à mesure que nous avancions dans la dramaturgie, les espaces hors-champ prenaient corps et nous devions apporter une réponse théâtrale à ce qui est en dehors de ce que voit le public.

La scénographie devait répondre à plusieurs contraintes. Cet exil dans la nature exigeait une représentation de la forêt sur le plateau tout en prenant en compte la relation permanente du dehors/dedans, extérieur/intérieur.

Décor - Photo © Christophe Engels

Décor – Photo © Christophe Engels

Décor - Photo © Mahtab Mazlouman

Décor – Photo © Mahtab Mazlouman

L’importance du plein air

La pièce a été créée pour un espace en plein air dans la cour du Lycée Saint-Joseph en Avignon. “Il y a deux ans, lorsque nous avons rencontré l’équipe du lieu, elle était très contente qu’une scénographie importante s’installe dans la cour. Nous savions que nous devions tenir compte des conditions du plein air avec le ciel, le bruit, l’odeur, la pluie et surtout le vent. Mais pour nous, Avignon avait quelque chose de magique. Tout au long de la création, nous avions la problématique du vent à l’esprit et savions que nous devions en jouer avec les arbres. La présence des murs existants et anciens qui contournent la scène n’était pas anodine et nous avons cherché une résonance entre les tonalités des murs en pierre classique avec le sol et les parois de notre décor.” La présentation en plein air participait à la dramaturgie. La scénographie aurait un tout autre impact dans une salle fermée avec des découvertes noires. “Le lieu de représentation nous a influencés dès le départ ; nous ne pouvions pas dessiner pour la boîte noire uniquement. Dans une cage de scène, la forêt donne l’impression d’une continuité. Tout devient théâtral et donner l’impression d’être à l’extérieur est très difficile.

Sur le grand plateau de 19 m d’ouverture et 14 m de profondeur, quelques arbres composent une forêt côté jardin. Côté cour, des barrières montrent la frontière avec le territoire de l’autre, situé au-delà. Trois corps de bâtiments constituent la baraque en bois. À la face, un plan d’eau représente la rivière. Damien Arrii précise : “Au départ, la rivière était une ligne droite mais la contrainte de faire flotter puis faire disparaître la barque avec les enfants nous a conduits à créer une courbe et à lui donner une continuité côté jardin. Cela permet d’ailleurs d’arrêter le décor comme la barrière côté cour. La scénographie est ainsi cadrée, tout en laissant 2,50 m de chaque côté pour des dégagements. En Avignon, c’était la version la plus longue du plan d’eau qui mesurait 8,60 m. Nous avons réfléchi à l’adapter à différentes ouvertures de scène en prenant comme point de référence l’angle et en enlevant l’extrémité cour”. Ce dispositif renforce cette idée d’une forêt qui devient une île.

Détail du décor - Photo © Mahtab Mazlouman

Détail du décor – Photo © Mahtab Mazlouman

Plan d’implantation, cour du Lycée Saint-Joseph - Document © Ruimtevaarders

Plan d’implantation, cour du Lycée Saint-Joseph – Document © Ruimtevaarders

Que doit renvoyer la forêt ?

La forêt est composée d’une combinaison d’essences d’arbres présents dans la taïga comme des mélèzes, boulots, fougères et plantes basses. Elle devient lieu de refuge tout en condensant toutes les peurs et les dangers. “Pour nous, au départ, la forêt n’était pas effrayante. Mais au fur et à mesure des répétitions, l’image renvoyée par des éléments de la scénographie a changé de nature”, nous raconte Ruimtevaarders. Et Damien Arrii ajoute : “L’achat des arbres représentait une grande part du budget puisqu’ils coûtaient très chers. Un fabricant à Anvers a réalisé vingt arbres en se référant aux photos et aux dimensions données par les scénographes. Les troncs sont naturels ainsi que le début des branches. Puis, avec la pâte à bois, nous avons fabriqué des fausses branches avec des feuilles. Les arbres sont plantés sur des platines, vissiées au sol et recouvertes d’une peau pour le raccord. Nous avons renforcé les plus grands en rajoutant des contreventements et mis des colliers de serrage pour qu’ils ne craquent pas. Pendant la représentation, je dois secouer les arbres qui doivent résister ; d’autant plus que par mon emplacement, je n’ai pas de visibilité, ni la sensation physique de savoir si je tire fort ou non”.

La composition d’une vingtaine d’arbres sur le plateau pour donner l’impression d’une forêt a été un vrai défi, ainsi que le dialogue et l’équilibre qui étaient à trouver sur le plateau avec la maison. Pour Ruimtevaarders, “installer une grande forêt allait coûter vraiment très cher. Et même avec une cinquantaine d’arbres, cela aurait-il pu donner davantage l’impression d’une vraie forêt ? Pour la mise en scène, symboliquement, il était important de montrer les maisons. C’était leur vie et nous devions représenter leur façon de vivre”.

Trois corps de bâtiments, sans fond et sans communication entre eux, composent la maison. Les espaces sont réduits mais les plans larges des caméras donnent une impression plus vaste. Des boîtes à lumière, censées correspondre aux fenêtres, arrivent à perdre les points de repère spatiaux du spectateur puisque le jour vient du côté où est située la chambre. Damien Arrii précise : “C’est le contre-pied de Tristesses mais, en même temps, nous gardons une certaine simplicité au niveau des maisons ; les murs sont sobres et nous pouvons réadapter rapidement le sol dans les différents lieux. La difficulté a été l’ignifugation des éléments scéniques avec la grande présence du bois ; les contraintes de sécurité sont encore plus importantes en France. Nous avons dû enlever une scène avec un effet de feu à cause de la contrainte du vent”.

La création lumière s’est avérée complexe puisqu’elle devait participer à l’illusion de la forêt, éclairage pour le public et pour la caméra dans une ambiance réaliste. “Grâce à des lanternes et des lampes de poche, nous avons essayé de limiter l’ambiance globale de la lumière et de se concentrer sur des sources ponctuelles afin d’avoir des visages plus ciselés et pas trop aplatis.” Des sources de face, des PC en douche et une série de VL pour les contres complètent l’éclairage.

Effondrement d’un monde idéalisé, échec d’une certaine forme d’utopie ? Celle qui nous est renvoyée en miroir, était-ce une vision pessimiste ? Être dans la nature est aussi violent que de rester en ville et vivre ensemble est déjà le début d’un conflit, petite ou grande communauté. Pourtant, la pièce, qui privilégie le point de vue des enfants, donne une lueur d’espoir d’un futur entre les mains de la nouvelle génération.

Générique

  • Écriture et mise en scène : Anne-Cécile Vandalem librement inspirées de Braguino de Clément Cogitore
  • Scénographie : Ruimtevaarders
  • Direction technique : Damien Arrii
  • Composition : Vincent Cahay et Pierre Kissling
  • Direction de la photographie et cadre : Federico D’Ambrosio
  • Dramaturgie : Sarah Seignobosc
  • Création lumière : Amélie Géhin
  • Création vidéo : Frédéric Nicaise
  • Création son : Antoine Bourgain
  • Création costumes : Laurence Hermant
  • Création maquillage : Sophie Carlier
  • Assistanat mise en scène : Pauline Ringeade et Mahlia Theismann
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