“Nous avons l’opportunité de relancer une nouvelle éducation populaire”
Le directeur du Phénix, Scène nationale et Pôle européen de création de Valenciennes, revient sur plus d’un an de pandémie, période exceptionnellement difficile pour le monde du spectacle. Culture et éducation populaire, plan de relance territorialisé, transversalité, initiation de nouvelles proximités entre artistes et populations : Romaric Daurier évoque aussi sa vision de l’après crise sanitaire.
À quoi ressemble le quotidien d’un directeur de Scène nationale en temps de pandémie ?
Romaric Daurier : Nous ne faisons plus trop la différence entre le jour et la nuit, dormons assez mal depuis plus d’un an. La situation est extrêmement stressante. Nous sommes toujours sur le qui-vive, dans l’attente des annonces, des négociations avec l’ensemble des parties prenantes du projet. Au premier chef, il y a bien sûr les artistes, les autorités, la sous-préfecture et les équipes du Théâtre qu’il faut garder motivées. Nous avons du mal à nous projeter. C’est vraiment épuisant pour les équipes et pour soi-même. Le tout est ponctué par des moments d’accélération car nous essayons tout de même de mettre des choses en place.
Vous avez notamment décidé de maintenir la programmation du Cabaret de curiosités, un festival qui s’est tenu en mars 2021, devant un parterre de professionnels. Pourquoi ce choix ?
R. D. : Le Phénix est une Scène nationale mais c’est aussi un Pôle européen de création qui accompagne, avec beaucoup de productions, en mutualisant nos moyens avec la Maison de la culture d’Amiens. Nous aidons de jeunes artistes à émerger. Cette édition du Cabaret était vitale car nous devions présenter des projets dont les premières avaient déjà été reportées deux ou trois fois. Nous nous sommes battus becs et ongles avec les textes et les autorités pour que cela puisse se faire. En trois jours, nous avons pu accueillir 240 programmateurs venus de toute la France et même de l’étranger. Les créations ont pu être vues et certaines seront programmées ailleurs, auront une perspective de reprise. C’était vraiment salutaire car nous faisons face à une difficulté systémique liée à l’ensemble des reports qui va invisibiliser une partie de la création à venir.
Vous avez très tôt protesté contre la fermeture des établissements culturels, en décembre 2020. Estimez-vous toujours que la décision du gouvernement n’a pas été la bonne à ce moment-là ?
R. D. : Oui. Un rendez-vous a été raté : celui de prendre en charge une étude avec le Ministère, de réunir des épidémiologistes. Nous avons un partenariat avec le Centre hospitalier de Valenciennes. Celui-ci nous a “prêté” deux épidémiologistes qui sont venus sur site en mars dernier. Nous avons analysé les risques et je pense que nous aurions pu rester ouverts avec les protocoles sanitaires adaptés. Une fois que le virage de la connaissance scientifique n’a pas été pris, il était très compliqué de faire machine arrière. Quelque chose ne s’est pas passé. La solution ne pouvait pas être que financière. Il aurait fallu échanger avec l’ensemble du secteur. Concerter, écouter, travailler de manière transversale avec des scientifiques. Nous avons eu l’impression que les décisions étaient souvent prises en étant éclairées par le modèle du théâtre privé parisien. Or un théâtre ce n’est pas simplement l’endroit où nous venons voir un spectacle pour se divertir après le travail. Je pense que tout le travail effectué avec les scolaires, les centres sociaux, le travail de maillage, qui est plutôt lié au modèle de la décentralisation, a assez peu pesé dans la prise en compte des décisions.
Pourquoi, selon vous, le gouvernement n’a-t-il pas fait autrement ?
R. D. : Je crois qu’il y a eu un problème de recul et d’expertise. Nous sommes tout à fait conscients d’une nécessaire solidarité avec le secteur de la santé et avec d’autres. Nous travaillons en permanence de manière transversale avec l’hôpital, les prisons, le social, l’urbanisme, … Je pense que la situation aurait été l’occasion de monter, avec le secteur de la santé, un groupe de travail, une commission, … Quelque chose d’ouvert et qui renvoie à des éléments de transparence sur ce qu’il est possible de faire ou non. Car au niveau local et dans les lieux, nous nous sommes battus pour essayer d’obtenir des autorisations sur des textes mal écrits, mal ficelés, avec plein de zones d’ombre et d’interprétations possibles. La gouvernance de ce problème en situation de crise a été très compliquée pour notre secteur.
Selon vous, la crise sanitaire va-t-elle marquer durablement les relations entre le monde du spectacle vivant et l’État ?
R. D. : C’est complexe car nous sommes dans un modèle où le ministère de la Culture est un ministère de l’offre. Un ministère imaginé par Malraux avec cette attention à la création. Mais aussi avec le système de l’intermittence, des aides et un accompagnement qui est important. Mais je crains qu’au sortir de cette crise sanitaire, la Culture n’apparaisse que comme une dépense, dans un monde qui va se retrouver face à une crise de la dette et du financement public. Il faut inventer et projeter ce que nous allons faire par la suite. C’est très important.
Comment effectuer ce travail ? En mettant autour de la table les professionnels de la Culture et les pouvoirs publics ?
R. D. : Oui tout à fait. Les pouvoirs publics, les territoires, … Nous avons l’opportunité de relancer ensemble une nouvelle éducation populaire. La Culture peut être abordée de manière beaucoup plus transversale dans sa mise en œuvre. Plutôt que de représenter 1 % du budget de l’État, elle pourrait représenter 1 % de l’action publique, 1 % de la santé, de l’armée, de l’urbanisme, des affaires sociales, …
Le Phénix est un Pôle européen de création. Comment les artistes des pays voisins vivent-ils cette période ?
R. D. : Malgré la crise, la France demeure un modèle de politique culturelle avec le système de l’intermittence et la place qu’elle accorde à l’exigence artistique. Nous avons lancé une coopération avec le Théâtre national de Taïwan. Ce dernier a notamment adopté le modèle français décentralisé d’accompagnement des artistes. Je crois que ces modèles ont mieux résisté que les modèles anglo-saxons qui sont plutôt fondés sur la demande. Nous avons eu des échos effarants de ce qu’il se passe en Grande-Bretagne. L’Espagne a aussi été particulièrement mise en lumière parce que les lieux y sont restés ouverts, mais l’accompagnement de la création y est beaucoup moins important qu’ici, notamment pour les artistes émergents. La crise a montré que la France était bel et bien un modèle en Europe et dans le monde et qu’elle devait le rester.
La circulation des artistes a aussi été entravée par la crise. Ce repli temporaire sur les échelles nationales et régionales n’est-il pas un échec de l’Union européenne ?
R. D. : La mobilité des artistes va être beaucoup plus difficile pour ceux qui viennent hors d’Europe. Nous sommes producteur délégué de Mapa Teatro. Ce collectif colombien est l’une des grandes compagnies d’Amérique Latine. La circulation dans le monde est encore bien plus complexe pour eux que pour nous. La crise a aussi révélé combien l’Europe et surtout la France étaient structurantes pour un théâtre de recherche et pour les arts vivants les plus aventureux, à l’échelle internationale. Le fait que les frontières françaises se ferment déséquilibre tout l’écosystème de la création à l’échelle internationale.
L’Union européenne devra-t-elle être davantage aux côtés des artistes dans le “monde d’après” ?
R. D. : Oui. Je crois que nous sommes à la croisée des chemins entre le modèle de l’offre et celui de la demande. Une partie des politiques culturelles européennes a été nourrie par une mentalité anglo-saxonne. Je pense que l’Union européenne s’honorerait à choisir un modèle français pour sa politique culturelle : un modèle qui fait le pari de la création, qui donne des moyens pour les répétitions, pour une structuration territoriale et qui défend la question de l’exigence artistique et du temps de l’expérimentation. C’est absolument essentiel.
Une fois la crise sanitaire passée, pourrons-nous présenter et interpréter des spectacles exactement comme avant ?
R. D. : Se retrouver dans un lieu, dans le noir, portable éteint, devoir se taire pendant deux ou trois heures pour regarder un spectacle ensemble n’est pas une évidence. Cela comprend une dimension religieuse, au sens littéral du terme. Les lieux de théâtre ont quelque chose d’unique. Et ce quelque chose est particulièrement singulier aujourd’hui, dans notre société très mobile et très liée aux écrans. Cette rareté-là va résister. Le fait d’être de nouveau confronté à la parole humaine exprimée depuis un plateau, dans le cadre du dernier Cabaret de curiosités, a pris une dimension absolument cathartique. Nous nous rendons compte de la puissance de cette parole lorsque nous en avons été privés pendant longtemps. C’est très émouvant.
Cette crise va-t-elle concrètement avoir un impact sur les perspectives de travail des artistes et des compagnies à l’avenir ?
R. D. : Nous allons être confrontés à un risque systémique sur lequel il faut œuvrer dès maintenant. Les choses vont redémarrer doucement. Des artistes préparent leurs créations depuis trois ans avec l’espoir de pouvoir les présenter dans un ou deux ans. Nous demandons aux personnes de mettre cinq ans de leur vie en suspens. Humainement ce n’est pas tenable. Il va falloir réfléchir à des dispositifs, des projets pour compenser cette difficulté. La France a connu une politique d’équipements très importante depuis les années 70’. Nous disposons évidemment d’établissements labellisés, mais également de nombreux théâtres de ville, dans les communes, y compris en milieu rural et en milieu périurbain. Des accords entre des collectivités locales, les Régions, les maires de petites communes pourraient être conclus pour installer des compagnies dans ces lieux qui ne sont pas occupés, en leur permettant à la fois de répéter, de montrer leur travail, de rencontrer la population et peut-être d’inviter d’autres compagnies avec lesquelles elles sont en réseau. Il y a là un très beau projet à développer.
Pour cela il faut aussi des fonds. Plaidez-vous pour un plan de relance spécifiquement dédié à la Culture ?
R. D. : Je plaide pour un plan de relance territorialisé, partenarial et transversal avec les autres secteurs. Dans les Hauts-de-France, nous avons mis en place une expérimentation appelée “résidences longues de territoire”. Nous avons notamment implanté trois compagnies dans trois communes différentes situées à proximité de Valenciennes. La jeune metteuse en scène Maëlle Dequiedt s’est par exemple installée à Douchy-les-Mines, qui est l’une des villes les plus pauvres de France. Elle est en résidence pendant trois ans dans le théâtre de la commune qui est un superbe outil de travail. Elle travaille également avec les écoles, le tissu social local. Ce partenariat, qui réunit la Région, la Ville et l’accompagnement du Phénix, représente un apport de 30 000 € par an à destination de la Compagnie. Ce n’est pas considérable, mais cela permet de territorialiser une action. Nous devons davantage agir en ce sens, sinon nous allons être confrontés à un embouteillage de visibilité dans les scènes labellisées, dans les Scènes nationales, dans les centres dramatiques ou encore au Festival d’Avignon cet été. Nous ne pouvions pas ramener la politique culturelle à la seule question de la visibilité et aux règles d’un marché qui serait complètement désorganisé pour la reprise de l’après crise. Il nous faut repenser des modèles de rencontre du public qui soient territorialisés tout en permettant aux compagnies d’avoir leurs propres outils de travail. C’est très important.
Peut-être allons-nous faire face à une montée significative du chômage. Ne craignez-vous pas qu’une augmentation des crédits alloués à la Culture soit critiquée par les populismes ou mal reçue par une partie de la population, car encore une fois considérée comme “non essentielle” ?
R. D. : Nous avons toujours peur de ce que nous ne connaissons pas. C’est souvent ce que nous observons dans les mouvements populistes. Tel ou tel projet culturel semble scandaleux ou effrayant alors que nous n’allons même pas le voir. Nous avons trop pensé la décentralisation comme un marché “keynésien” régulé avec des établissements labellisés aidant à structurer la production et la création. Nous devons imaginer des modèles beaucoup plus horizontaux avec des compagnies en lien direct avec les spectateurs, avec leur outil de travail, mais aussi avec les collectivités. Pour que ce lien existe, il faut qu’il soit incité, qu’il y ait de la confiance, de la bienveillance. Un peu comme au début de la décentralisation : lorsque les Scènes nationales ou les Maisons de la culture ont été créées, c’était à chaque fois dans le cadre d’un lien de confiance avec les élus locaux et l’État qui faisaient le pari de construire quelque chose ensemble. Avec cette crise, nous avons l’opportunité de mettre en place un maillage territorial beaucoup plus fin mais aussi de repenser la question de la ruralité et des zones géographiques où il n’y a pas d’offre. Il faut réinventer de la proximité.
Vous parlez beaucoup de cette politique de l’offre, très importante en France. Mais la proximité que vous évoquez ne pourrait-elle pas également passer par une meilleure prise en compte des publics et de ce que nous appelons “les droits culturels” ?
R. D. : Oui, tout à fait. Cependant, la conception de “droits culturels” peut être libérale. Je fais très attention à cette démarche. Plus qu’un droit, toute relation culturelle est une question de lien. Elle présuppose aussi la rencontre et l’ouverture à l’autre. La rencontre préexiste au droit. Il est difficile de se marier avec quelqu’un que nous n’aimons pas. La relation doit exister avant. Je vois dans cette notion de droits culturels la possibilité de réinventer la relation. La question de la transversalité sectorielle est extrêmement importante aussi. Nous avons beaucoup développé à Valenciennes des expérimentations très locales, par exemple avec l’hôpital (saisons décentralisées, résidences). Nous avons également travaillé avec Pôle emploi ou encore avec le secteur de la métallurgie, et ce toujours dans l’optique de développer une compréhension culturelle et artistique de certains enjeux sociétaux posés, de partager des interrogations et d’apporter des réponses. Le sujet des droits culturels intègre celui de la mise en jeu du corps. Nous nous en rendons compte chez les jeunes gens. Développement personnel et estime de soi passent par la pratique artistique. Comment nos lieux peuvent-ils également devenir des espaces d’échange de pratiques ? C’est aussi un questionnement que nous devrons aborder dans l’après crise.