La scénographie : la géométrie du rêve
Tous les documents et photos sont de © José Manuel Castanheira
José Manuel Castanheira est scénographe et architecte. Profondément attaché au théâtre, à l’écriture et à la dramaturgie, aux références livresques autant que picturales, ses peintures et dessins préparatoires sont aussi éloquents que ses réalisations. De lecteur, il devient poète ; du peintre, il devient architecte. Et pour lui, tout ceci fait partie de la scénographie. Ses dessins, gouaches, aquarelles, pastels sont des symphonies de couleurs et d’ambiances qui prévoient la richesse de la scénographie qui va en émaner. En étudiant ses créations, nous comprenons le paysage théâtral du Portugal et de nombreux autres pays comme l’Espagne ou le Brésil.
En 1994, José Manuel Castanheira dirige, en Avignon, avec Yánnis Kókkos et Georges Banu, un workshop intitulé “Mutations de la scénographie contemporaine”. Ce jour-là, il découvre, au Musée du Petit Palais d’Avignon, un tableau primitif de Nicolas Dipre, Le songe de Jacob, datant du XVe siècle, représentant des anges montant sur une échelle vers le ciel. “Ce tableau ne m’a plus quitté et je le vois comme la métaphore du scénographe et son rapport au monde. Le scénographe réinvente le monde en entrant dans les nuages. Et le spectateur s’interroge s’il est dans un rêve ou face à une réalité.”
Nous pouvons nous demander ce que pourrait encore faire José Manuel Castanheira, après tout ce qu’il a déjà accompli : plus de trois cents scénographies et des collaborations avec les plus grands metteurs en scène portugais, espagnols, brésiliens, des expositions au National Theater Museum, au MEIAC (Museo Extremeño e Iberoamericano de Arte Contemporaneo) à Badajoz et beaucoup d’autres musées et galeries ; responsable à la fondation Gulbenkian à Lisbonne, devenu directeur du Dona Maria II, le Théâtre national de Lisbonne, membre du jury de la Quadriennale de Prague, membre de l’Académie royale des arts d’Espagne, de nombreuses interventions à travers le monde et la publication de onze livres. Le Centre Georges Pompidou a présenté une rétrospective de ses scénographies en 1993. Et pourtant, après la publication d’une monographie importante, il a senti la nécessité de se demander pourquoi faire de la scénographie et à quoi servait-elle.
Sous forme d’un projet filmique qui avait été présenté à la Quadriennale de Prague de 2015, il exprimait la pensée du scénographe avec Le rêve de Jo, une vision poétique du rapport du scénographe au monde et qui vient dans la suite d’un de ses livres Manuel pour la survie d’un scénographe. Depuis, il continue d’ajouter une séquence vidéo, un work in progress, qu’il présente lors du Festival du théâtre d’Almada. Huit nouveaux chapitres sont venus compléter ce projet considéré comme un laboratoire en quête de la pensée scénographique.
Comment choisir parmi les scénographies de José Manuel Castanheira ? Elles sont nombreuses et proposent des relations différentes au plateau, au cadre et au lieu. L’approche spatiale et architecturale, ainsi que le rapport au spectateur, sont à chaque fois questionnés de nouveau. Lui préfère nous présenter son dernier opus, qui a reçu le prix de la meilleure scénographie de l’année au Portugal :
Reinar después de morir de Luis Vélez de Guevara, mise en scène par Ignacio Garcia, présentée au Théâtre d’Almada en 2019 et au CNTC – Teatro de la Comedia à Madrid en 2020. Datant du XVIIe siècle et représentative du siècle d’or espagnol, elle est basée sur une légende portugaise, l’histoire d’Inès de Castro, déclarée reine du Portugal après sa mort. Son palais, avec un très beau jardin et une fontaine au centre, se trouve à Coimbra. “La mise en scène d’Ignacio Garcia prenait un tournant universel. La pièce se déroulait dans plusieurs lieux, à l’intérieur et à l’extérieur, et je devais arriver à en faire une synthèse, créer des lieux liés au pouvoir. La scénographie devait être un dispositif métaphorique avec quelques références à la culture espagnole sans tomber dans le réalisme. Je participais à toutes les répétitions et je dessinais en continu dans le noir. Une ambiance organique se détachait de mes différentes aquarelles, un mouvement en rond qui renvoyait à l’image du tableau de Jérôme Bosch, Ascension du Bienheureux. Puis, j’ai remarqué que depuis mes premiers dessins, la nature était représentée à l’envers, comme si l’univers était renversé. Je me suis alors référé à la voûte d’une église à Lisbonne pour le traduire en un dispositif installé à l’envers dans ma scénographie, un sol qui devenait parois de chaque côté. Lorsque nous créons une scénographie, le sol est le premier élément d’articulation entre l’idée et le lieu, entre l’acteur et l’atmosphère. Ici, je savais que l’expression spatiale devait commencer par le sol et je voulais aussi donner une impression d’infini à l’arrière.”
Le lieu renvoie à l’image d’une moitié de globe. Les entrées et sorties des comédiens se trouvaient en hauteur sur les deux surfaces latérales. Le sol en pente était contraignant pour les déplacements mais le metteur en scène a été fasciné par les possibilités d’un théâtre très physique et les acteurs se sont emparés de cette difficulté. Les mouvements ont été pensés comme des chorégraphies. La dernière image est d’ailleurs saisissante lorsqu’Inès, après sa mort, entame un mouvement en continu en courant sur les deux pentes. “L’eau était un symbole fort dans cette culture et plusieurs de mes dessins interrogeaient la présence de la fontaine que nous pensions importante. Pour évoquer l’eau sur la scène, j’ai décidé de créer une ligne horizontale d’eau devant la structure.” Les arbres étaient représentés à l’envers, avec des tiges en structure métallique descendant des cintres et les feuilles en tissu autour de points lumineux. Par moment, nous avions l’impression de voir des étoiles.
Parmi les scénographies les plus complexes, José Manuel Castanheira explique la particularité de la pièce San Juan de Max Aub et les difficultés rencontrées. Cette pièce, mise en scène par Juan Carlos Perez de la Fuente, a représenté l’Espagne à l’Exposition universelle de Lisbonne en 1998. Elle était une coproduction du Théâtre national d’Espagne, du Théâtre de Valence et de la Fondation Max Aub. Le décor était monumental avec plus de quarante acteurs sur le plateau.
Max Aub, auteur majeur espagnol, a écrit cette pièce en 1943, fuyant la menace nazie vers le Mexique. Sa pièce se passe sur un bateau et raconte les histoires des exilés, enfants et vieux, que tous les pays refusent d’accueillir et qui finiront tous par mourir. L’écriture cinématographique exigeait des changements de lieux fréquents. “Le metteur en scène souhaitait ma collaboration pour avoir une scénographie spectaculaire, une tension forte d’un point de vue plastique. Nous avons commencé à travailler ensemble trois mois avant les répétitions et j’ai produit une très grande quantité de dessins. J’ai proposé deux plans : le vertical était stable et renvoyait à la vie qui continue malgré tout et le plan horizontal mobile était instable. Comment le traduire et l’installer dans un théâtre ?”
Le décor était composé d’une paroi d’une hauteur de 12 m, implantée en diagonal, partant du lointain vers l’avant-scène, sortant du cadre de scène et se prolongeant dans la salle comme si les spectateurs se trouvaient à l’intérieur du bateau. “Une provocation dans un théâtre à l’italienne. Néanmoins, j’avais trouvé un système pour pouvoir faire descendre le rideau de fer.” Le plateau horizontal était composé de trois modules mobiles indépendants les uns des autres. Accrochés au plan vertical, les plateaux bougeaient par un système hydraulique. Le décor comportait plusieurs étages avec des escaliers et des tubes verticaux qui propulsaient de l’eau et de la fumée. “Avec Josep Solbes, éclairagiste, nous nous sommes inspirés des lumières d’Underground d’Emir Kusturica.” La première difficulté était pour les comédiens qui jouaient sur des plates-formes complètement instables. Mais les complications se trouvaient dans le fait de faire accepter l’avancée du décor dans la salle. “Pendant la tournée, nous avons été confrontés à des difficultés dans les différents théâtres, ce qui a nécessité de nombreuses discussions et explications. L’opposition la plus importante est venue du Théâtre de Valence qui voulait absolument garder le lambrequin du rideau de scène avec l’insigne de Valence alors qu’il tombait en plein milieu du décor. La polémique est devenue publique, nous accusant de vouloir détruire le Théâtre. La question est montée jusqu’à l’Assemblée nationale d’Espagne et ils ont fini par l’autoriser. Mais cette frise, qui était très vieille, s’est désagrégée et est tombée en miettes en l’enlevant. Il a alors fallu en fabriquer une nouvelle ! Les spectateurs pénétraient à l’intérieur de la salle plongée dans la lumière scénique, comme s’ils rentraient dans la mer. Le son les accompagnait. Il n’a pas été facile d’avoir cette autorisation non plus. Pourtant, le public a beaucoup apprécié cette mise en condition et en a beaucoup parlé.”
Qu’est-ce qu’un théâtre de notre époque et comment repenser le théâtre d’aujourd’hui ? “La folie du XXIe siècle est de continuer à créer du théâtre monument dans la typologie italienne, qui à mon avis ne répond plus aux exigences du théâtre contemporain, que ce soit dans la relation entre la scène et le public ou du public avec le public. Alors pourquoi toutes ces dépenses ? Construire un théâtre est un acte politique et social, un investissement de l’argent public. Il faut donc penser un théâtre pour tout le monde et combattre l’idée d’un théâtre élitiste. Au Portugal, le scénographe ne participe pas à l’élaboration du théâtre. Nous sommes encore dans l’idée d’un théâtre monument pour 1 000 à 2 000 personnes, pour faire des grands événements. Le théâtre devra toujours être le miroir de la vie.”
C’est ainsi que José Manuel Castanheira a participé à une expérience sur la réhabilitation du Théâtre Gardunha à Fundão au Portugal, en collaboration avec la mairie et les habitants de la Ville. Cette Ville de 30 000 habitants possédait un théâtre d’une jauge de 1 400 personnes. “J’étais coordinateur du projet et les techniciens de la mairie allaient s’occuper de la réhabilitation. Comment refaire un théâtre avec le moindre budget tout en faisant le nécessaire ? J’ai donc participé aux débats publics, quinze heures de discussion avec toutes sortes d’idées des plus improbables, puis le projet a démarré. La réhabilitation transforme radicalement le Théâtre qui est devenu modulable. J’ai présenté des configurations pour des jauges allant de 200 à 500 personnes. Nous avons aussi utilisé le patio pour créer des galeries et le transformer en espace scénique. Les travaux ont commencé et nous espérons l’inauguration pour la fin de l’année prochaine.” Depuis plusieurs années, José Manuel Castanheira participe à des recherches sur les théâtres d’Amérique Latine. “Il a été très intéressant de comprendre la question du modèle importé qui n’avait rien à voir avec la théâtralité de cette culture. Des théâtres étaient aménagés dans les caravelles.”
Chaque année, lors du Festival d’Almada, José Manuel Castanheira s’occupe de la scénographie d’exposition dans le hall du grand théâtre : “J’accepte la mission lorsque le concept de l’exposition est lié à la scénographie, pour aborder des thématiques particulières comme une exposition sur un écrivain. Je peux apporter une méthode scénographique. Cette année, l’exposition avait pour thème un hommage au grand acteur portugais Rui Mendes. Avec la pandémie, la question s’est posée de savoir comment penser une exposition qui n’existera pas ! J’ai alors proposé une visite imaginaire où chacun pourrait s’inventer son exposition”. Présentée sous la forme d’un seul conteneur prêt à être expédié, celui-ci était en bois et se trouvait à l’entrée du Théâtre, transportant des disques et des livres. Il était possible de regarder à l’intérieur par de petites ouvertures. “Puis, j’ai créé une réplique de ce conteneur. En l’ouvrant, nous découvrions trois livres et une carte. Les trois livres, intitulés Les paroles (les textes écrits sur l’acteur), L’album (les photos faites par l’acteur), L’acteur (une biographie) étaient illustrés par mes dessins. La carte représentait la géographie du monde de Rui Mendes. Nous pouvions ainsi transporter l’exposition à la maison.”
La transmission, il la vit depuis 1982 en étant professeur à l’Université d’architecture de Lisbonne où il a été responsable des enseignements de la scénographie. Aujourd’hui, il intervient en quatrième année dans un cours de projets intitulé “architecture éphémère” où il aborde la scénographie de manière large. “Notre université, malgré les demandes des étudiants, n’a pas souhaité poursuivre un enseignement spécifique autour de la scénographie. Pourtant, elle reste un élément très important pour l’architecture, surtout à travers cette idée que l’invention de l’espace peut s’accomplir par rapport à la dramaturgie. D’autre part, l’architecture m’a donné les outils pour organiser ce qui pourrait sembler chaotique et réussir à interpréter la géométrie du rêve.”