Jean Bellorini, artiste total

Le Jeu des ombres - Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le Jeu des ombres – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Dans la grande forêt des aventures théâtrales modernes, rares sont les êtres dont le nom est ainsi crédité au générique – mise en scène, scénographie, lumière, composition originale. Jean Bellorini est un homme de(s) plateau(x). À l’ancienne. Autodidacte en tout, insaisissable car sensible, profond, léger et poétique à la fois, son art est total. Avec Le Jeu des ombres – variation sur le mythe d’Orphée écrite par Valère Novarina – il devait signer sa première fois dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon et son arrivée à la tête du TNP de Villeurbanne. La crise sanitaire ayant eu raison des festivals d’été, c’est à La FabricA que le spectacle est né à l’automne 2020.

Le Jeu des ombres - Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le Jeu des ombres – Photo © Christophe Raynaud de Lage


Orphée des temps modernes

Mettre à l’épreuve une dramaturgie dans sa confrontation au plateau, à la technique, aux humains. La conversation que nous avons eue se voulait une exploration chronologique de la manière dont Jean Bellorini – à tous les postes qu’il occupe – fabrique ses spectacles. “Être crédité partout signifie que tout s’invente avec tout. Tout dépend de tout. Rien n’est fait de l’extérieur. C’est l’essence même de mon travail. Je tiens à être à tous les endroits. Je ne sais pas faire autrement. Pour la scénographie, je travaille avec Véronique Chazal. La lumière, c’est sans doute l’endroit où je suis le plus seul et le plus directif. Pour moi, d’une certaine manière, la mise en scène c’est la lumière. Luc Muscillo, qui m’assiste, prend ma place au jeu quand je suis en salle. Je compose aussi la musique.” Au commencement était le mythe d’Orphée. Le choc est venu d’un travail sur L’Orfeo de Monteverdi présenté dans la Basilique de Saint-Denis. Jean Bellorini et Leonardo García Alarcón s’accordent à l’unisson. Bellorini habite la Basilique d’une immense roue sertie d’ampoules créée pour Liliom – cette même roue accueille joyeusement aujourd’hui les spectateurs dans le hall du TNP de Villeurbanne – et d’une multitude de bougies s’allumant peu à peu. C’est ainsi que s’éveillent les idées et les images. Mettre en scène le mythe d’Orphée dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon. Cela devait s’appeler Orfeo, les âmes en peine, cela s’appellera Le Jeu des ombres. Ce subtil et sublime requiem naît dans la tête et le cœur de cet Orphée des temps modernes. Orphée, c’est un peu Jean Bellorini. Un cœur tendre, un amoureux du souffle épique. Il imagine un cimetière d’instruments. Un grand plateau habité par des ruines de pianos fracassés, une Cour d’honneur recouverte de cendres, une constellation de servantes sur scène. Il imagine rendre un hommage vibrant au théâtre. Voilà comment cela s’est passé : “J’ai envie de mettre en scène L’Orfeo de Monteverdi dans la Cour d’honneur. Je demande à Valère Novarina s’il est d’accord pour écrire son mythe d’Orphée. Au départ, trop occupé, il refuse. Puis il voit Oneguine et accepte. Je reçois un premier manuscrit – cinq ou six heures de textes – fin décembre 2019. Nous devons commencer les répétitions en février 2020, juste avant la première fermeture liée à la crise sanitaire. Je commence toujours par un atelier de travail avec les actrices et les acteurs. Novarina m’autorise à prélever des extraits dans son texte afin d’effectuer un montage. Puis trois semaines de travail passent où nous traitons le texte comme un matériau. Les personnages et les relations naissent. L’adaptation se précise. Je n’avais pas réalisé à quel point l’œuvre de Novarina tend vers la réconciliation de la musique et de la parole. J’avais en tête des images d’Anselm Kiefer, des pianos fracassés, un plateau de cendres, le ciel, les étoiles, …”. Spectacle frontière, spectacle carrefour, Le Jeu des ombres célèbre un temps de vie théâtrale, la complicité et la fidélité avec des actrices et des acteurs, l’amitié inspirée avec un écrivain de théâtre, le rite de passage vers un ailleurs, comme un temps suspendu entre deux rives.

Le Jeu des ombres - Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le Jeu des ombres – Photo © Christophe Raynaud de Lage

La lumière sculpte l’espace

Les plans de feux sont simples, essentiels. Ceux d’un autodidacte qui ne cherche jamais à rendre complexe les choses simples et qui rend limpide les choses compliquées. Découpes 714 SX latérales pour dessiner des couloirs de lumière qui architecturent la scène, PAR 64 CP62, cycliodes au lointain. “La mise en scène, c’est la lumière. Je ne sais pas diriger autrement qu’en livrant des retours intuitifs. Je suis un réflecteur. J’observe, je m’interroge, je renvoie. Et, à un moment donné, arrive la lumière. Là, je deviens très directif, très technique. Je dirige depuis la salle. Parfois, je suis au piano. C’est plus rare. Il y a trois étapes de conception. Nous ne connaissons pas l’espace mais la musique est déjà là. Ensuite, nous entrons dans le détail, ce sont des retours d’ordre dramaturgique, des inversions de scène, de distribution. Puis arrive le temps de la lumière quatre semaines avant la première. Cela représente environ un tiers du temps de travail. Tous les matins, je travaille la technique. Je règle, je cherche. Je fais tout. De même, je suis toujours présent sur les montages et démontages. La scénographie du Jeu des ombres a été pensée pour la Cour d’honneur. La rampe de feux devait être beaucoup plus large et donner l’impression d’envahir le mur ; mais les pianos, les servantes étaient là… le spectacle aurait été assez semblable. Il y aurait eu plus d’instruments, plus de servantes… Privés du mur au lointain, la toile peinte s’est imposée et nous avons dû renoncer à la cendre pour des raisons budgétaires. En réalité, la lumière a pris une très grande importance dans mon travail car, pendant très longtemps, je n’avais aucun budget pour créer des scénographies. Quand nous sommes pauvres, la lumière c’est magique.” Les plateaux sont soignés, l’espace structuré, l’environnement poétique. Trois paravents glanés dans les Ateliers du TNP prennent place sur scène. Quelques bancs, des couloirs de lumière, un cimetière d’instruments, des servantes et une création costume pour venir dessiner des personnages.

Le Jeu des ombres - Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le Jeu des ombres – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Un alter égo à la création costume

Les créations théâtrales de Jean Bellorini sont désormais indissociables des silhouettes dessinées par Macha Makeïeff. Elle crée les costumes de ses spectacles. Il crée ses lumières. Macha Makeïeff, c’est un style, une finesse de perception, un art dans l’orchestration des couleurs, une fantaisie piquante. Des dentelles aux soies, de l’ivoire au rose pâle marié au rouge… La très belle idée du Jeu des ombres est le dessin d’une veste sur le torse nu d’Orphée. Mais ce sont surtout des silhouettes aussi subtiles que fantaisistes, aussi vives que poétiques. Les masques en tulle brodés de Cécile Kretschmar sont absolument éblouissants. Ces artisan.e.s de(s) plateau(x) travaillent de manière précise en tentant de créer du vivant. C’est graphique, géométrique, structuré. “Macha m’aide là-dessus. Pour la fantaisie. Sur cette création, elle a été au diapason total. Elle travaille avec son stock, apporte des pièces. Nous essayons des choses. Ce sont des relations de plateau. Elle ramasse, voit ce que nous faisons, fabrique, compose, … C’est génial de travailler avec quelqu’un qui partage cette vision de l’artisanat. Et puis, c’est une relation quotidienne d’échanges. Nous nous parlons presque chaque jour.” Avec elle, il fabrique des personnages, les corps maquillés, les silhouettes graciles et épaisses, les étoffes qui révèlent l’humanité. Bellorini avoue ne pas avoir d’ordinateur, ne rien conserver, se disant que ce dont il ne se souvient pas devait être oublié. Il apprend en faisant. La profondeur poétique de ses spectacles jaillit de ses intuitions. “Je n’ai jamais fait d’études. Je suis hyper basique dans tout. Je travaille avec les erreurs. J’aime errer dans les théâtres, être là au montage, c’est dans ces moments-là que naissent les idées. Je suis au jeu, tout le temps. Je saute entre le jeu et le plateau. Pendant tous les raccords, je parle aux acteurs et à Luc au casque, en même temps.

Le Jeu des ombres - Photo © Pascal Victor

Le Jeu des ombres – Photo © Pascal Victor

Les scènes s’enchaînent, le plateau est simple, la conduite élémentaire mais la pensée profonde. Nous sentons, à chaque instant, un œil affuté, un esprit vif, un cœur battant, une expression des plus simples. Nous sentons la marque des grands. Bellorini est un poète, concret, inspiré. Sa passion à raconter sa manière de faire son théâtre ne laisse aucun espace à autre chose qu’à son art. C’est pour toutes ces raisons, sans doute, qu’en mariant Monteverdi et Novarina, il a réussi à rendre cet hommage vibrant et pénétrant au théâtre. Et pour toutes ces raisons, nous ne pouvons que nous réjouir que le TNP devienne, un temps, sa maison.

Le Jeu des ombres - Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le Jeu des ombres – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Plan de masse – Document © Jean Bellorini

Plan de masse – Document © Jean Bellorini

 

  • Texte : Valère Novarina
  • Mise en scène : Jean Bellorini
  • Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang 
  • Musique : extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi et compositions originales de Sébastien Trouvé, Jérémie Poirier-Quinot, Jean Bellorini et Clément Griffault
  • Direction musicale : Sébastien Trouvé en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot
  • Scénographie : Jean Bellorini, Véronique Chazal
  • Lumière : Jean Bellorini, Luc Muscillo
  • Costumes : Macha Makeïeff, assistée de Claudine Crauland, accompagnée de Nelly Geyres
  • Vidéo : Léo Rossi-Roth
  • Coiffure et maquillage : Cécile Kretschmar
  • Assistanat à la mise en scène : Mélodie-Amy Wallet
  • Construction du décor, réalisation des costumes : les Ateliers du TNP
  • Production : Théâtre National Populaire, La Criée – Théâtre national de Marseille 
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