Création au Théâtre Nouvelle Génération
Toutes les photos sont de © Nicolas Boudier
Si vous n’êtes pas un robot, cochez la case pour lire cet article
Il est toujours jouissif de rappeler les lois de la robotique d’Isaac Asimov et John W. Campbell :
- Première loi : un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger ;
- Deuxième loi : un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi ;
- Troisième loi : un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.
Un projet robotique pour la scène
C’est en 2005 que les premières intuitions et images sont apparues à Clément-Marie Mathieu. Tous les matins, pendant la demi-heure de transport en RER qui l’emporte à la fac, il observe la ville qui avance, pierre par pierre, qui s’étend et paraît inarrêtable. Deux énormes bras motorisés déposent des objets, une multitude d’objets s’assemblant pour fabriquer des maisons, toutes identiques, qui font des lotissements identiques. Une ville futuriste en train de se construire et qui fait écho à ses lectures SF du moment : Les Seigneurs de l’instrumentalité de Cordwainer Smith, Hyperion de Simmons et bien sûr Philippe K. Dick. En trois ans, c’est un espace de nature complètement vert, vierge qui, au fur et à mesure, a été remplacé, substitué, effacé. Cette sensation va s’imprimer pour se déployer des années plus tard en réunissant les outils et l’environnement nécessaires aux fondations de ce que deviendra le projet Aevum. C’est aussi dans l’effacement que Clément-Marie Mathieu va ajouter, en 2010, une deuxième pierre à son édifice. La question du robot émerge de l’absence de l’actant lors de son travail de mémoire à l’Ensatt. Pendant deux mois, il développe un projet où la comédienne prévue n’a pas pu être présente ; il fabrique donc une marionnette robotisée pilotée avec un capteur gestuel, nommée KLM 2.0, un double de lui-même. Il met alors en œuvre, dans une petite forme, ses premiers questionnements sur l’interface homme/machine avec un titre de mémoire évocateur : Corps, geste et interface homme/machine dans les environnements de régie au spectacle vivant. Travailler sur la question de l’outil, inspiré par les recherches anthropologiques d’André Leroi-Gourhan, penseur des techniques et de la culture, qui a travaillé sur la question du pouce préhenseur à la préhistoire et qui cherche à allier précision scientifique et concepts philosophiques ou Du mode d’existence des objets techniques de Gilbert Simondon, philosophe de la technique. Allier philosophie et science des techniques pour élaborer des formes qui mettent en jeu le corps, l’interface, la machine et, derrière, l’impalpable matière sonore que nous ne pouvons pas toucher. Pour Clément-Marie, la définition du son passe toujours par des objets, comme l’enceinte, le micro ou par la qualité du casque avec lequel nous allons écouter, une sensation indirecte qui transite à travers des objets techniques. L’audition, comme le son, n’est pas palpable ; sa recherche va s’orienter autour de la question du geste, du geste sonore. Pouvons-nous toucher le son par l’intermédiaire d’une interface technologique ?
En juin 2011 naît l’association LIE (Laboratoire de l’inquiétante étrangeté). Clément-Marie collabore à l’époque avec Ino Robot, un salon de robotique de service, et c’est à ce moment-là qu’il prend conscience de l’intérêt d’une possible collaboration avec des professionnels du monde de la robotique. Il rencontre alors Patrice Bouteille, dirigeant de Robotique Concept, une entreprise qui achète des robots industriels d’occasion, les reconditionne et les revend. Ils imaginent ensemble un modèle collaboratif sur un plan d’égalité parfaite où chacun apprend de l’autre, dans l’échange et l’apprentissage. Quand artistique rime avec technique et s’allie de manière horizontale, la magie opère. L’échange se concrétise d’abord à travers le prêt de robots ; puis Clément-Marie intègre un espace vide au fond de l’atelier de l’entreprise et crée un espace parallèle d’une surface de 250 m2, un laboratoire de recherche qui va lui servir à développer, tester, fabriquer, programmer, construire et écrire son projet. Fabriquer cette interface, c’est dix ans de rêve, de préparation, d’imagination puis trois ans d’ateliers et maintenant trois ans de création et production avant la première qui aura lieu au Théâtre Nouvelle Génération à Lyon. “Nous avons déjà fait deux résidences de quinze jours au CDN et la finalisation est prévue pour juin 2022.” Nous pouvons parler d’interface comme nous parlons d’un spectacle. Ce n’est en réalité qu’un filtre, une vision, un monde projeté qui naît d’un rêve et qui se déploie sur une scène de théâtre.
De l’atelier à la scène
Robot : Nom masculin – 1/ Machine à l’aspect humain. Les robots des films d’anticipation ; 2/ Mécanisme automatique complexe pouvant se substituer à l’homme pour effectuer certaines opérations. Robots industriels (cybernétique, robotique).
Les lois de la robotique appliquées au théâtre restent les mêmes en relation aux humains qui gravitent dans leur monde ; mais, en plus, d’autres doivent être inventées pour fonctionner avec la machine théâtre :
- Première loi : un robot n’est pas fait pour être déplacé, une fois assemblé et acheminé dans son lieu de travail, il doit être vissé sur sa base et ne plus bouger, le plus souvent jusqu’à sa mort ;
- Deuxième loi : un robot n’est pas fait pour aller sur une structure mobile, les constructeurs l’interdisent. Il y a des normes de fixation très strictes qui sont données par ses fabricants ;
- Troisième loi : un robot n’est pas fait pour être accueilli et déplacé dans un théâtre, surtout quand il est aussi gros et lourd.
Pour respecter ces nouvelles lois, il a fallu trouver et développer les solutions nécessaires répondant aux contraintes du monde du théâtre et à celles de la robotique. En termes de charge, un plateau de théâtre supporte autour de 500 kgs ponctuels en moyenne au m2. Il en a découlé l’obligation de penser une structure de répartition de charge, prenant en compte le poids propre des deux robots (1 tonne 200 kgs chacun), les plaques de fixation 350 kgs chacune, le poids de cette structure de répartition de 800 kgs, le poids des objets déplacés en dynamique avec le robot à pleine vitesse et à pleine charge en bout de bras – la charge dynamique étant la charge développée pendant les mouvements, les démarrages et les arrêts, celle-ci augmente fortement les calculs. L’esthétique de cette structure a été également un élément prépondérant. En plus de ces données, la structure développée devait être la plus légère possible, démontable et modulaire pour être conditionnée sur palette, qu’elle puisse être construite en acier à l’atelier par l’équipe sans que cela ne mette en œuvre des processus trop complexes. La solution retenue est une structure mécano-soudée composée de deux scènes positionnées autour de chaque machine. Pour la réalisation, envisager de travailler avec un bureau d’études a été rapidement écarté du fait des coûts trop élevés. La solution a été proposée par Robotique Concept, en sollicitant les élèves de l’école d’ingénieurs de l’ECAM, qui ont calculé la structure par le biais d’un stage. Une structure modulaire et pyramidale composée de quarante-huit pièces, vingt-quatre pyramides reliées par huit linteaux par robots qui viennent se manchonner sous les plaques de fixation des robots. Les linteaux sont équipés de pieds réglables permettant de mettre à niveau la structure pour rattraper les irrégularités possibles des plateaux. Les robots sont surélevés de 50 cm du sol pour optimiser la descente de charge. Les calculs montrent que plus la structure est pyramidale, plus l’énergie et le poids se répartissent de manière efficace. Suivant les lieux, des plaques de bois ou de caoutchouc seront rajoutées sous les bases des pyramides pour optimiser encore les descentes de charges. Les pyramides font 40 x 40 cm et l’ensemble est palettisable, facilitant le transport et le chargement/déchargement. Les robots sont transportés sur leurs plaques de fixation, sur palette aussi, permettant leur déplacement au transpalette. Le tout sera transporté dans un 60 m3/19 tonnes. “L’idée étant de ne pas passer à une semi-remorque car nous nous sommes donné des limites économiques. La question du conditionnement et du transport est très importante sur le projet, l’idée étant aussi de tourner dans des lieux de taille moyenne et peu équipés. Le projet, malgré son exigence, est dimensionné et pensé dans une relative autonomie.”
Préhension et non appréhension
Le préhenseur est l’organe placé au bout du bras du robot. C’est l’outil permettant d’attraper, de soulever, de déplacer, de déposer, c’est la main du robot. Dans la robotique industrielle, ce dispositif peut être électromécanique, électropneumatique, électrohydraulique, cela dépend des besoins relatifs à la saisie. Les préhenseurs ont été développés au tout début du projet avec l’objectif de changer facilement d’objet en cours de spectacle. “Il y avait, encore une fois, deux choix : les acheter ou les fabriquer. La problématique majeure était de porter des éléments pouvant peser jusqu’à 200 kgs, sachant qu’un préhenseur industriel offrant cette capacité coûte environ 15 000 €, sans offrir la flexibilité nécessaire pendant les phases de recherche théâtrale au plateau et la possibilité de les faire évoluer en fonction de la multitude d’objets très différents qu’il était prévu de tester. Nous avons donc fabriqué nous-mêmes les préhenseurs.”
Après plusieurs tests, un système mâle/femelle a été décidé, le plus simple à construire et à modifier dans le temps, composé d’un connecteur mâle fixé au bout du bras des robots et d’un connecteur femelle attaché aux objets, les deux bloqués par des brides actionnées par deux vérins pneumatiques, comme deux doigts qui pénétrèrent dans deux trous réunis par des tiges qui sont en même temps des guides pour que la préhension se fasse parfaitement. Les objets sont donc sécurisés lorsque les vérins sont activés. Ce modèle permet de multiplier à l’infini le nombre de connecteurs femelles et donc le nombre d’objets. La prise de la pièce est faite en position par le robot qui vient se mettre précisément dans le connecteur femelle. Ce modèle de robot n’embarque pas de pneumatique et il a donc fallu développer la commande des préhenseurs en se servant de ses entrées/sorties pour piloter des électrovannes qui, à leur tour, commandent les vérins pneumatiques. “Le préhenseur est positionné à 90° par rapport à la verticale du robot, ce qui donne plus de liberté dans les mouvements et permet d’éviter ce que nous appelons des singularités, des alignements, dans le modèle géométrique de ces robots six axes ; la singularité est un point de l’espace que le robot ne peut atteindre. Contraint par ses moteurs, la rigidité de ses axes et l'(im)puissance des équations à multiples inconnues, le robot n’a de cesse d’atteindre et de respecter les consignes données par son opérateur, il “bugue” quoi ! Une fois le système de la main du robot validé, il n’y a quasiment plus de contrainte, cela permet une totale liberté de ce qui doit être porté, de s’affranchir des contraintes de charge en embarquant de très petits objets ou d’autres vraiment plus gros et lourds. Dans la genèse du projet, ces machines portent des objets. La première partie met en jeu la fabrication d’un monde où les robots ne sont pas visibles, un monde d’objets créé au fur et à mesure des résidences, il était donc très important de pouvoir tester facilement et rapidement ces multitudes d’objets et permettre à Jérémie Hazael-Massieux, notre régisseur plateau et constructeur, de fabriquer en direct les fixations femelles sur les différents objets.”
Les objets font partie du sujet
Dans Aevum, il y a trois types d’objets :
- Des objets d’architecture, des panneaux, des cadres, qui serviront à fabriquer des espaces décors ;
- Des objets “objets” qui joueront pour ce qu’ils sont. Dans ce cas, le robot est un simple porteur industriel et c’est l’objet qui devient important et est mis en évidence ;
- L’objet est une extension du robot. Ces derniers tendent à les humaniser, les robots devenant créatures. Par exemple, en leur ajoutant des yeux fabriqués avec un ancien modèle d’ACL motorisé sur deux axes ou une bouche faite avec des trompes sonores qui sont assez directives et permettent de sentir, par le mouvement des machines, le déplacement du son. Ces différents objets changent le statut des robots : robot personnage, robot industriel, robot manipulateur.
Un robot est une machine – en particulier une machine programmable par un ordinateur – capable d’exécuter automatiquement une série complexe d’actions. Les robots peuvent être guidés par un dispositif de contrôle externe ou le contrôle peut être intégré à l’intérieur. Ils peuvent être construits sur les lignes de la forme humaine, mais la plupart sont des machines conçues pour effectuer une tâche sans égard pour leur esthétique.
Qui commande qui ?
Clément-Marie Mathieu n’a pas fait le choix d’un modèle industriel, trop onéreux encore une fois. Il était important de rester dans un développement qui ne faisait pas appel à de la haute technologie pour éviter les pannes, maîtriser le matériel en tournée, le réparer. Le développement s’est fait en interne. Les robots n’embarquent pas de base temporelle à la manière du spectacle vivant, les lignes de codes sont séquencées entre un point et un autre avec souvent une optimisation du temps entre ces deux points. Le son en revanche est porteur de la notion de temps ; comme le mouvement est un déplacement dans un temps donné, la base temporelle du son a été choisie pour écrire la programmation des mouvements des robots. C’est donc le son qui donne les cues. Ils sont répartis sur une timeline, les séquences sont topées sur une conduite via des tops MIDI sur Ableton Live qui devient le logiciel maître. Les deux robots sont également connectés, ils se transmettent des autorisations de mouvements et de fin de tâche. La programmation des robots est faite au teach (télécommande) avec le programme interne aux machines. “Nous n’avons pas utilisé de système de simulation 3D pour des raisons de sécurité.” Il fallait trouver un protocole simple respectant les lois de la robotique citées plus haut. “Cela nous a forcés à faire les choses étape par étape, pour être très attentifs et penser à chaque étape minutieusement. La question du risque et du danger est très présente et doit être au centre du processus de programmation et de création.” Dans un robot, la capacité expressive est le mouvement. La manière ultime de le programmer serait avec un capteur gestuel, comme un exosquelette, un robot collaboratif qui permettrait de travailler en mode marionnette sans passer par des lignes de code mais permettrait de faire bouger les machines avec le corps en temps réel et ainsi programmer leurs mouvements.
Cybernétique, mon amour
Il est aussi jouissif de rappeler la définition de cybernétique :
Nom féminin
Du grec kubernêtikê, de kubernân, gouverner. Science de l’action orientée vers un but, fondée sur l’étude des processus de commande et de communication chez les êtres vivants, dans les machines et les systèmes sociologiques et économiques.
Et la suite, c’est quoi ?
Lors des prochaines résidences de création, il est prévu de développer un prototype de connexion entre des projecteurs asservis et les robots via un protocole réseau. Le robot partage en temps réel sa position dans l’espace avec un ordinateur de calcul, celui-ci transforme cette position et la renvoie sous la forme d’un protocole ArtNet qui va discuter avec un simulateur 3D, en l’occurrence la GrandMA. Le modèle 3D et le partage de la position des robots dans l’espace sont liés à la question du tracking lumière qui servira à suivre le mouvement et la position des robots ou des objets avec des projecteurs asservis.
Mais l’interprète, qui est-ce ?
Clément-Marie Mathieu : À la base, j’imaginais un travail très physique et acrobatique avec un interprète, où les robots seraient de puissants agrès de cirque ; la clé du projet n’était pas tant axée sur la question des objets ou des notions d’architecture et d’espace, ce n’était pas la clé du projet. L’interprète prévu au début n’a pas pu suivre le projet et a donc été remplacé. La rencontre avec Justine Berthillot, circassienne mais aussi comédienne, a changé le projet, le statut des robots, le rapport du corps en lien avec la machine. Le projet s’est réécrit au fur et à mesure des répétitions vers la fabrication d’un micro-espace qui évoluerait en temps réel avec elle, dans lequel elle habite, où elle est personnage, le vivant traversant l’éternité, l’immuabilité, un temps qui ne bouge pas, celui de Dieu, un temps en mouvement perpétuel avec un début et une fin, celui des hommes, ou l’Aveum qui est une sorte de composante des deux, quelque chose qui commence mais jamais ne finit.
Le rêve de tout être humain en quelque sorte.
Aveum : État intermédiaire entre l’éternité, spécifique à Dieu, et l’expérience du temps, telle que la vivent les êtres matériels
L’équipe :
- Interprétation : Justine Berthillot
- Création son, régie : Clément Aubry
- Création lumière, régie générale : Aby Mathieu
- Régie plateau, programmation robot : Marc Arrigoni
- Régie plateau, construction : Jérémie Hazael-Massieux
- Administration, production : Sébastien Duenas