Sandrine Andreini est directrice de La Réserve des arts. Cette association francilienne favorise le réemploi de matériaux dans le secteur culturel. Devenue une référence nationale sur ce sujet, la structure propose notamment d’accompagner les institutions publiques dans leurs démarches d’écoresponsabilité en matière de créations scénographiques.
Dans quelles circonstances avez-vous rejoint La Réserve des arts ?
Sandrine Andreini : J’ai rencontré les deux fondatrices du projet, Jeanne Granger et Sylvie Bétard, alors que j’avais entamé une reconversion dans le but de travailler dans le secteur de l’insertion par l’activité professionnelle. J’ai décidé de les rejoindre car je trouvais que ce qu’elles proposaient était particulièrement innovant. J’avais dans l’idée de créer une ressourcerie classique. Ce qui m’a plu dans La Réserve des arts c’était justement cette façon de mêler arts et environnement, ce que personne d’autre ne proposait jusqu’à présent en France.
Quelles sont les origines de cette initiative ?
S. A. : Jeanne Granger et Sylvie Bétard ont travaillé ensemble sur un projet autour de Frans Krajcberg (1921-2017) au Musée du Montparnasse. Cet artiste brésilien intégrait pleinement la nature dans ses créations, nature qu’il considérait comme une œuvre d’art à part entière. Inspirées par cette expérience, Jeanne et Sylvie ont cherché à développer un projet pouvant lier art et environnement. Elles ont alors découvert “Materials for the arts”, dispositif new-yorkais qui existe depuis 1977. Celui-ci permet de collecter du matériel et des matériaux afin de les redistribuer à des écoles ou à des actions artistiques et culturelles. Elles ont voulu créer quelque chose de proche en France et ont lancé La Réserve des arts. Aujourd’hui, Jeanne Granger est toujours membre du conseil d’administration de l’association mais Sylvie Bétard, qui a mis sur pied l’UPcyclerie (une structure menant des actions de sensibilisation en entreprise autour de l’économie circulaire), n’en fait plus partie.
Vos locaux se trouvaient au départ dans le XXe arrondissement de Paris. Vous avez désormais une boutique à Paris et des entrepôts à Pantin. Le projet s’est bien développé…
S. A. : Nous avons maintenant une boutique dans le XIVe arrondissement et deux entrepôts à Pantin. L’un de 3 000 m2 est un entrepôt boutique, l’autre est un espace de 1 500 m2 permettant notamment à des institutions culturelles de travailler sur des projets scénographiques ou des constructions de décor selon les principes et les méthodes du réemploi.
Le projet a beaucoup grossi en quelques années. Cette “accélération” est en partie due au fait que les secteurs de la mode et du luxe se sont de plus en plus préoccupés de ces questions liées à leurs impacts environnementaux et à la gestion des déchets. En revanche, dans le spectacle vivant, ce sujet de la récupération et de la réutilisation a toujours été plus ou moins présent, souvent par manque de moyens et culture du système D. Il faut également signaler que la loi de 2017 sur l’économie circulaire demande aux structures culturelles publiques de travailler davantage sur le sujet de l’écoconception et la diminution de leurs déchets. Cela a incité certains acteurs institutionnels à travailler avec nous. Plus localement, la deuxième feuille de route de l’économie circulaire de la Ville de Paris et son action N°7 prévoient d’accompagner et d’aider les structures à mener une politique d’économie circulaire et d’écoconception. Cette disposition a été en partie influencée par notre action. La Ville a été à notre écoute et a pris conscience qu’il y avait un véritable besoin dans le secteur culturel public.
Notre activité répond de fait à une demande qui se fait de plus en plus importante. Nous avons collecté 200 tonnes de matières en 2018 puis 630 en 2019 dont rien que 300 durant la Fashion Week ! Nous effectuons un gros travail de sensibilisation auprès de nos adhérents/créateurs afin de les aider à aller vers davantage d’écoconception et à choisir des matières pouvant s’inscrire dans cette démarche. C’est l’une de nos priorités pour les années à venir.
Que propose concrètement La Réserve des arts à ses adhérents ?
S. A. : Nous travaillons selon deux axes majeurs : l’un concerne la solidarité envers les créateurs individuels, l’autre est dirigé vers les structures de grande envergure. Il s’agit d’encourager des musées, des grands théâtres ou des grands groupes de mode à donner à La Réserve, mais également à travailler désormais avec des matériaux de réemploi.
Notre objectif est de répondre à des besoins en matériaux et en réemploi exprimés par des acteurs du secteur culturel. Nous réalisons des collectes dans les institutions culturelles et nos propres adhérents rapportent aussi à La Réserve des choses qui peuvent resservir à d’autres. Nous faisons l’inventaire des matériaux et les vendons à des tarifs solidaires pour qu’il n’existe pas de barrière financière à leur utilisation. Nous menons par ailleurs des actions de sensibilisation afin d’expliquer les différentes typologies de nos matériaux et les façons dont ils peuvent être employés.
Nous avons également des ateliers bois, couture et maroquinerie. Il s’agit de rendre accessible espaces et machines aux créateurs, et notamment de les inciter à utiliser les matières et matériaux disponibles sur place, sous leurs yeux. Cela nécessite parfois un accompagnement et du temps pour les aider à changer leurs façons de créer. Nous nous sommes par exemple rendus compte que nos adhérents ne savaient pas utiliser toutes nos machines. Nous avons donc mis sur pied des formations intégrées dans lesquelles sont dispensées des connaissances sur l’économie circulaire et les déchets, les techniques de réemploi, la logistique, … Car créer en réemploi demande de tenir un inventaire de ce qu’on a à sa disposition avant même de se lancer dans une réalisation. Nous allons aussi aborder le sujet de l’entrepreneuriat culturel. L’idée est d’élaborer un ensemble de modules certifiés au titre de la formation professionnelle. Des modules concernant le bois et le cuir sont accessibles pour 2020 en projet pilote, en vue de systématiser ce cursus en 2021.
Combien comptez-vous d’adhérents ? Quels sont leurs profils ?
S. A. : Nous avons environ 7 500 adhérents : 94 % d’entre eux sont des adhérents individuels du secteur culturel, 56 % sont étudiants, 12 % sont des créateurs inscrits à la Maison des artistes, 16 % sont des autoentrepreneurs et artisans et 5 % sont des intermittents du spectacle. Les métiers représentés sont divers. Nous en comptons une soixantaine : des plasticiens, des circassiens, des structures de spectacle vivant, des chefs décorateurs, des couturiers et stylistes, … Les grandes institutions culturelles ne représentent en revanche que 2 % de nos adhérents. On compte parmi eux le Centquatre-Paris, l’Opéra de Paris ou le Musée de l’Homme.
Est-ce important pour vous que de telles institutions adhèrent à La Réserve des arts ?
S. A. : Oui. Il est essentiel que les structures d’envergure soient impliquées, et ce pour des questions d’impact écologique, car ce sont elles qui gèrent les plus importants volumes de matériaux. Beaucoup ont déjà le réflexe de donner mais il faut aussi les accompagner dans les démarches d’écoconception et leur changement de pratiques afin que la circularité ne soit pas juste une question de don. Il convient également que ces structures puissent créer à partir de ce qui a été donné par d’autres.
Il faut adhérer à La Réserve des arts pour pouvoir y acheter des matériaux ?
S. A. : Oui. Cela nous permet de vérifier que les personnes sont bien issues du secteur culturel et que leurs façons de travailler sont compatibles avec le fonctionnement de La Réserve. Nos usagers doivent être en mesure de créer avec ce qu’ils ont à leur disposition plutôt que d’attendre que la matière soit disponible.
Justement, que peut-on trouver à La Réserve des arts ?
S. A. : On va trouver beaucoup de bois sous de nombreuses formes, des essences nobles, des planches ou des tasseaux. On va trouver du cuir et des peaux, du tissu, du plexiglas, des bâches, … mais également des choses un peu inattendues et qui peuvent devenir des sources d’inspiration pour nos adhérents.
Chez vous, on peut donc aussi travailler sur des machines ?
S. A. : En effet, nous mettons des machines à disposition des personnes qui savent les utiliser comme une scie à panneaux, des visseuses, des agrafeuses pour le bois, des scies électriques, des perceuses à colonne, … Dans les ateliers textile et maroquinerie nous trouvons des piqueuses industrielles et une pareuse, appareil destiné à réduire l’épaisseur du cuir. Nous cherchons également à nouer des partenariats avec des “fablabs” pour accéder à d’autres machines dont pourraient avoir besoin nos adhérents. Puis, nous souhaiterions bientôt pouvoir investir dans une fraiseuse numérique qui servirait notamment à la découpe de décors.
Quels sont les principaux besoins en matériaux auxquels est confrontée La Réserve ?
S. A. : Nous aimerions justement que les adhérents participent davantage au développement de La Réserve et fassent remonter plus d’idées et de besoins. Nous avons en fait encore assez peu d’informations en ce domaine. Je sais cependant que certains aimeraient avoir plus de polystyrène et qu’il y a aussi une vraie demande pour le plexiglas.
Le polystyrène n’est pas un matériau recyclable. Êtes-vous sensible à ce que peuvent devenir les matériaux que vous proposez ?
S. A. : La Réserve est de plus en plus configurée comme une structure qui va pouvoir répondre à des demandes de commandes de produits éco conçus, en en délégant la fabrication à ses adhérents. Notre positionnement est de pouvoir leur offrir un maximum d’opportunités de travail. C’est pour nous une façon de promouvoir l’excellence culturelle hexagonale connue dans le monde entier et de la faire évoluer en faisant reconnaître l’art du réemploi comme un savoir-faire culturel français.
Êtes-vous en mesure de vous assurer que les matériaux collectés seront utilisés à bon escient et qu’ils ne vont pas avoir in fine un impact négatif sur l’environnement ?
S. A. : Aujourd’hui nous récupérons un peu de tout. Nous nous disons que cela permet aux matériaux de continuer de tourner. Mais il faudrait que nous fassions davantage de sensibilisation à l’avenir sur l’utilisation et la connaissance des différents types de matériaux pour aider les adhérents et les structures à évoluer sur le sujet de l’écoconception et du choix de matériaux responsables. Nous souhaiterions notamment réaliser des tutoriels et mener des actions de recherche et développement en la matière. Mais ce sont des volets de notre activité que nous ne pouvons pas autofinancer et nous sommes actuellement à la recherche de fonds pour cela.
Comment se passe la collecte de vos matériaux ?
S. A. : Nous avons des partenariats avec des entreprises que nous sommes allées chercher ou qui nous ont contactées. Ce sont exclusivement des structures culturelles et créatives. Nous avons réduit le périmètre de la collecte aux secteurs de l’événementiel, de la mode, du spectacle vivant, de l’audiovisuel et de l’artisanat d’art.
Notre singularité c’est notre connaissance des matériaux et des cadres réglementaires dans lesquels ceux-ci peuvent être réutilisés pour la création artistique. Mais c’est aussi notre capacité à sensibiliser les structures et à leur expliquer comment bien démonter des objets pour pouvoir les réutiliser. Nous leur montrons également comment faire du “désiglage” c’est-à-dire comment enlever tous les éléments qui permettraient de reconnaître la provenance d’un matériau.
En général, nous contactons de grosses structures qui se débarrassent de matériaux et les “petits” viennent les chercher. Mais nous allons changer de méthode de travail. Aujourd’hui nous constatons que les “grands” ont le réflexe de nous confier leurs rebuts, quand les “petits” viennent chez nous pour s’inspirer de la matière. Fort de ce constat, nous allons rééquilibrer la circularité pour que les petits pensent à rapporter leurs rebuts et que les grands pensent à se fournir en matière première secondaire dans leurs processus de production unitaire ou semi industrielle.
Ce sont des adhérents “valoristes” qui effectuent les missions de collectes. Ils sont missionnés et rémunérés à la journée, doivent pouvoir faire des factures donc avoir une microentreprise. Ces “valoristes” ne sont donc pas intermittents. Nous réfléchissons actuellement à l’adoption d’un statut qui permettrait à davantage de professionnels de la culture désirant rester indépendants de bénéficier d’un complément de revenu grâce à La Réserve des arts. Nous voulons clarifier ce mode de fonctionnement afin qu’il soit le plus adapté possible aux besoins de nos adhérents, favoriser leur insertion professionnelle.
Comment est financé le projet ?
S. A. : La Réserve des arts est autofinancée à 98 % par nos ventes et par la collecte qui est une prestation de services, mais aussi par les adhésions. Les 2 % restants sont des subventions.
Certains obstacles se posent-ils à la valorisation de matériaux ou matières ?
S. A. : Nous nous heurtons parfois à des absences de normes ou de processus normatifs lorsque nous travaillons avec des structures publiques. Par exemple, lorsque La Réserve des arts récupère un matériau possédant des propriétés anti-feu, il perd son procès-verbal d’ignifugation. Donc si une grosse institution culturelle veut le réutiliser, il lui faudra produire un nouveau PV… Avec notre assurance, nous voudrions développer cette année un processus valide permettant la redistribution de matériaux en garantissant leur ignifugation. Si on y arrive, dès 2021 l’ensemble du secteur culturel recevant du public aura accès à des choses qu’il ne peut pas toujours réemployer aujourd’hui.
La Réserve des arts pourrait-elle ouvrir des antennes dans d’autres Régions ?
S. A. : Nous sommes en train de faire un test de développement à Marseille. Un salarié de La Réserve des arts est sur place. Nous avons aussi accompagné les porteurs de projets de ressourceries culturelles à Nantes, Mulhouse, Lausanne et Bruxelles. Par ailleurs, nous participons à une réflexion pour créer un réseau national de recycleries culturelles. C’est une initiative de La Ressourcerie culturelle à Nantes, de ArtStocK (structure qui récupère des éléments de décor), de La Ressourcerie du spectacle de Vitry-sur-Seine et de La Réserve des arts. Nous allons constituer une association : il serait question de créer une entité spécifique dont les missions seraient de partager des informations, d’œuvrer ensemble sur la veille juridique ou la recherche et développement. Avancer collectivement sur ces sujets !