Lumières sur l’avenir – Premier volet : état des lieux de l’éclairage scénique

Le monde de la lumière vit une période complexe et prolifique. Tandis que les catalogues d’appareils lumineux n’ont jamais été aussi foisonnants et que les possibilités d’écriture s’agrandissent de jour en jour, les réglementations européennes signent peu à peu le glas de la lampe à incandescence, obligeant à une transition à court et moyen termes. C’est le point de départ de “Lumières sur l’avenir”, une série d’articles déployée sur plusieurs numéros qui interroge les mutations lumineuses à l’œuvre dans le spectacle. Un temps de réflexion sur l’évolution des technologies, des savoir-faire, des formations et des investissements. Ce premier article dresse un état des lieux de l’éclairage scénique en s’intéressant notamment aux bouleversements amenés par la LED.

Mon corps parle tout seul, D. Janneteau, Ircam - Photo © Joséphine Brueder

Mon corps parle tout seul, D. Janneteau, Ircam – Photo © Joséphine Brueder

La lumière LED a fait une percée spectaculaire dans l’éclairage de nos intérieurs, de nos villes et de nos spectacles. Les avancées technologiques très rapides, accompagnées par des réglementations écologiques fortes, ont placé cette source, longtemps décriée, sur le devant de la scène.

Actuellement, la LED agrandit la palette des possibilités lumineuses et nous devons nous en réjouir. Pour autant, la disparition programmée des lampes à filament et, par extension, de la production de projecteurs halogènes, amène à se demander si la LED est un ajout à l’univers lumineux scénique ou une véritable mutation, sans retour, à l’image du passage du gaz à l’électricité.

Avec des réglementations européennes excluant peu à peu du marché un certain nombre de produits qui constituaient, il y a moins de dix ans, la majorité des ventes, la bascule vers l’ère de la LED semble inévitable, conduisant à un changement brutal de paradigme dans le paysage du spectacle.

Avec quatre à six millions de projecteurs halogènes utilisés en Europe, les investissements à prévoir pour accompagner ce changement d’ère sont colossaux. Si les milieux des prestataires, de l’événementiel et du concert semblent faire cette transition dans une relative douceur, le monde du théâtre et de l’opéra, qui hérite d’un artisanat et d’un parc de matériel majoritairement liés à l’halogène, se trouve dans une situation complexe, entre moyens budgétaires limités, manque de nouveaux standards d’équipement et évolution des savoir-faire.

Face aux défis à relever, et en cette période pandémique propice à la prise de recul, la Revue AS lance une série d’enquêtes sur l’équipement actuel et futur des lieux de spectacle, sur l’évolution des pratiques et des compétences, ainsi que sur les besoins de formation à venir. Une consultation globale pour tenter de dessiner, ensemble, de nouveaux horizons lumineux.

La lampe halogène : un collector ?

Les prises de conscience des enjeux environnementaux ont amené l’Union Européenne à mettre en place depuis 2009 des directives d’écoconception visant à réduire la consommation énergétique et sonnant peu à peu le glas d’un éclairage incandescent trop énergivore.

Face à un nouveau volet de la directive Ecodesign annonçant le retrait de la mise sur le marché des lampes halogènes en 2021, la mobilisation d’associations européennes travaillant dans le domaine du divertissement, du spectacle vivant et du cinéma/télévision a permis un sursis salutaire : 80 % des types de lampes spécifiques utilisées dans le spectacle vivant et le cinéma sont exemptés des exigences de la réglementation sur l’écoconception.

Ce groupement a également établi que l’éclairage scénique demande une énergie très importante mais sur un temps très court, si bien qu’il représente moins de 10 % de la consommation globale d’un théâtre (lumières de service, bureaux, ordinateurs en veille, chauffage, …). Si du point de vue énergétique le passage en “tout LED” pour le scénique peut être discutable, il apparaît très pertinent pour les éclairages allumés en continu, à l’image des services ou des studios TV.

Malgré tout, le succès de la mobilisation du secteur n’est qu’un répit, nous offrant un sursis pour organiser une véritable transition.

En effet, la réglementation Ecodesign suit un cycle de cinq ans et il faut s’attendre à ce que les exemptions “spectacles” soient renégociées voire abandonnées au fil du temps.

Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’une exception a été faite pour les lampes de notre secteur que les usines vont continuer à les produire. Les fabricants sont de moins en moins nombreux et cela ne fera que diminuer au fur et à mesure des directives et de la dégradation du marché. Peu à peu, seul le stock des fournisseurs permettra, quelques années encore, de se brûler les doigts lors du changement d’une lampe…

Cette situation amène nécessairement les fabricants de projecteurs à revoir leur positionnement sur le marché. Ainsi ADB Stagelight, dont les projecteurs halogènes équipent bon nombre de lieux de spectacle, a décidé d’arrêter le développement et de retirer de son catalogue les sources halogènes.

Aujourd’hui, les fabricants de projecteurs halogènes scéniques se comptent sur les doigts d’une main. Pour combien de temps encore ?

Après plus de cent ans de bons et loyaux services, l’ère du tungstène semble révolue. À la manière du vinyle qui n’a pas disparu avec l’apparition du CD, on peut espérer qu’un marché de niche perdure, permettant de conserver l’éclairage halogène à côté des autres sources. À défaut, il entrera dans le musée de l’éclairage scénique.

 

Vers une lumière mondialisée

Si la recherche sur les projecteurs halogènes et les gradateurs est quasi à l’arrêt depuis de nombreuses années, le développement de la technologie LED a connu dans le même temps une ascension fulgurante. Les problématiques liées à l’éclairement, à la gradation, aux rendus des couleurs, à la qualité de l’ombre et à la répartition lumineuse ont peu à peu été gommées jusqu’à obtenir des sources fiables, capables de répondre au regard exigeant des concepteurs lumière.

Le monde de la LED englobe un spectre large, en termes de qualité, de gammes, de prix et de possibilités, les quatre étant souvent liés. La multiplication des propositions issues des fabricants historiques mais aussi de nouveaux venus a produit un catalogue de sources lumineuses d’une telle diversité qu’il est souvent difficile de s’y retrouver, de comparer des produits entre eux et d’estimer la durabilité d’un investissement.

Pour comprendre ce phénomène, faisons un détour dans les cuisines des fabricants de projecteurs. La recette pour confectionner un appareil à incandescence nécessite peu d’ingrédients : une lampe, une douille et du verre optique dans une boîte en tôle. La chaîne de fabrication est ainsi peu sensible en termes d’approvisionnement et offre des projecteurs avec une durée de vie exceptionnelle grâce à leur facilité de réparation.

La recette des projecteurs LED demande, elle, nettement plus d’ingrédients : LED, processeur, driver, alimentation, circuit de refroidissement, … Et pour trouver ces ingrédients, il faut aller sur le marché mondial des semi-conducteurs et donc par extension des terres rares. Les fabricants sont ainsi dépendants d’un marché mondialisé, d’un réseau de sous-traitants et de la constante évolution de l’électronique.

Dans un contexte où le marché du spectacle ne représente qu’une goutte d’eau, il est difficile de garantir la pérennité de produits (leur durée de vie dépendant d’une somme d’éléments) ou encore de préserver une qualité de lumière constante pour un même projecteur acheté à quelques années d’intervalle, bien que certaines marques fassent des efforts à ce sujet.

Sans parler d’obsolescence programmée (paradoxalement inventée par les acteurs de l’ampoule à filament…), les projecteurs LED s’inscrivent dans un modèle de production appelant à un renouvellement plus rapide du matériel et à une réparabilité plus complexe lorsqu’elle est possible.

Par ailleurs, si la LED a une durée de vie incomparable et un rendement lumineux exceptionnel, elle représente, de sa fabrication à son recyclage, un coût écologique majeur. Pire encore, la fréquence effrénée des avancées technologiques en a fait un objet de consommation sensible aux effets de mode, rapidement has been et par extension jetable. On peut alors s’interroger sur les réels bénéfices environnementaux du passage à cette technologie. À nous aussi, utilisateurs et prescripteurs, de veiller à cela.

Malgré tout, le marché de la LED semble se stabiliser et les évolutions futures devraient être moindres que ces dix dernières années. Les recherches pour améliorer le rendement, le spectre, la gradation et la puissance vont bien sûr continuer. Mais les innovations majeures pour en faire un outil utilisable dans les salles de spectacle semblent maintenant réalisées.

Imiter l’ancien monde…

Petit à petit, le parc de matériel évolue : PC, PAR, découpes, … deviennent “à LED”.

Sans changer la fonction ou la forme de l’appareil, ces projecteurs apportent une nouvelle source de lumière au plateau et augmentent les possibilités créatives, à l’image d’une gestion colorimétrique ou d’un travail du faisceau de plus en plus perfectionnés.

Ces évolutions sont réjouissantes et pleines de perspectives. Pour autant, en cette période où la LED devient un remplacement plutôt qu’un ajout, une certaine nostalgie apparaît. Chaque source de lumière ayant une empreinte digitale unique en termes de spectre, d’optique, de gradation, d’ombre et de répartition lumineuse, vouloir que la LED imite ces empreintes est peine perdue : elle ne pourra remplacer ce qui disparaîtra.

Face à cette (r)évolution en cours, il va falloir s’adapter et bousculer nos habitudes liées aux sources de lumière historiques, avec lesquelles chacun à son savoir-faire et ses recettes. Nous passons ainsi du temps de la référence au temps de l’adaptation. La lumière d’un PC 1 000 W en Lee Filters 201 est une référence intégrée, connue, quantifiable, un standard sur lequel nous pouv(i)ons compter. Avec l’hétérogénéité des parcs matériel en cours et à venir, ce qui était une référence nécessite(ra) une adaptation pour retrouver tant bien que mal le même type d’éclairage. Cela change(ra) la standardisation que l’on s’était faite de la lumière, avec des références presque immuables d’un lieu à l’autre. Il devient nécessaire d’apprendre à faire la “même lumière” avec des sources très différentes.

… ou réinventer la lumière ?

Mais la révolution amenée par la LED englobe un spectre beaucoup plus large que l’imitation de l’existant et modifie en profondeur les possibilités de production et d’intégration de la lumière au sein de l’espace scénique.

Ses caractéristiques de faible consommation, de gradation, de luminosité, de colorimétrie, de légèreté et sa miniaturisation permettent d’inventer des formes de production lumineuse impensables jusqu’à maintenant.

Avec une intégration toujours plus ponctuelle, discrète voire invisible, la lumière s’insère au sein d’objets et de costumes, se dissimule dans la scénographie, s’immerge dans l’eau, se rapproche des surfaces inflammables, s’incorpore dans des décors roulants et sans fil, …

Avec une lumière qui devient une matière graphique, tangible, visible, montrée, intégrée, la collaboration entre scénographie et lumière s’enrichie fortement, amenant l’éclairagiste à s’investir plus tôt dans la création d’un spectacle. Si on concevait la lumière pour un décor, désormais elle s’intègre à l’écriture scénographique en tant qu’élément de construction dramaturgique, à la fois matériel et immatériel.

Dans ces temps de transition, construire pour une production des appareils lumineux sur-mesure permet aussi de s’assurer d’une fidélité de la reproduction de la création lumière au fil de la tournée. Malgré tout, ces intégrations déplacent les questions budgétaires au sein des productions, des compagnies et interrogent sur le réemploi du matériel d’un spectacle à un autre.

Investir dans l’avenir

Face à un parc de matériel devenant obsolète, face à l’augmentation et au renouvellement très rapide du catalogue des sources lumineuses, mais également dans un contexte budgétaire déjà tendu et risquant de ne pas s’améliorer avec la crise pandémique, comment investir et comment s’organiser ?

Tout d’abord, il apparaît important de connaître l’équipement actuel et envisagé des lieux de spectacle et des prestataires. Dans cette démarche, l’AS lance une enquête en ligne pour établir cet état des lieux, cette base nécessaire à la réflexion.

Par ailleurs, les parcs de matériel comportaient jusque là une certaine standardisation permettant la reproduction de la lumière en tournée. Pour préserver ce fonctionnement à l’avenir, il est certainement intéressant de bâtir ensemble de nouveaux standards d’équipement, à même de guider les appels d’offres et le renouvellement du matériel.

À l’image de l’U.C.L. (Union des créateurs lumière) qui réfléchit à établir une fiche de préconisations d’équipements, l’heure est à la concertation.

Pour faire face aux défis en cours, il est plus que jamais important de recourir à la mutualisation du matériel entre les structures, aux achats concertés et groupés au sein d’un même territoire ainsi qu’aux partenariats entre institutions et loueurs.

Il est peut-être aussi nécessaire de réinterroger le modèle de production des spectacles en France où les créations lumière sont dépendantes du matériel présent dans les lieux. Le modèle anglo-saxon ou celui des Zéniths, dans lesquels le matériel technique est choisi et fourni par la production et non par le lieu d’accueil, est-il envisageable, adaptable et pertinent pour l’ensemble des salles de spectacle ?

La lumière LED, un matériau de construction - Photo © NeonFlex

La lumière LED, un matériau de construction – Photo © NeonFlex

Un artisanat transformé

L’empilement des technologies et la numérisation des systèmes bousculent la chaîne lumière. Nos métiers sont dans une phase de transformation digitale et d’hyperspécialisation. S’il faut préserver les savoir-faire accumulés, il est nécessaire d’accompagner l’évolution des compétences, la mutation de notre artisanat.

La transition vers la LED conduit à (re)penser le réseau de distribution de l’éclairage scénique. L’augmentation des fonctionnalités et du nombre de canaux des projecteurs amène à piloter ceux-ci au travers de réseaux informatiques et de consoles de plus en plus perfectionnés. Le travail de l’électro de demain consistera peut-être à remplacer une carte électronique, à paramétrer un réseau plutôt qu’à changer une gélatine…

Cette complexification transforme également l’organisation du travail : avec le pilotage des appareils à distance, les temps de réglage diminuent au profit d’un temps d’encodage. L’affinage de la conception lumière ne se fait alors quasiment plus qu’à la console. La qualité du binôme entre le pupitreur et le créateur lumière devient alors primordiale pour mener à bien une production.

Soleil couchant ou aube naissante ?

À l’image de nos civilisations, le monde de la lumière vit une période complexe, riche et incertaine. Comme nous l’écrivait déjà Musset : “Le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni lautre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris”. (1)

  1. La Confession d’un enfant du siècle, Alfred de Musset, 1836
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