Jean Richer est architecte. Il est l’un des cofondateurs de Klima, ONG ayant pour objet l’adaptation des littoraux aux effets des changements climatiques. Il effectue par ailleurs une recherche doctorale sur l’urbaniste et philosophe Paul Virilio et l’“écologie grise”, concept qui peut être défini comme la pollution du temps.
Qu’est-ce qui vous a attiré vers l’architecture et l’urbanisme ?
Jean Richer : Peut-être la beauté des villes et des paysages. En tout cas, il m’a toujours semblé que l’insertion d’une architecture dans son site était plus importante que l’architecture elle-même. Ces émotions que l’on ressent à la vue d’une villa en Toscane, nichée au fond de son vallon ou perchée sur une crête, ce mariage entre la culture constructive et le grand paysage m’ont toujours impressionné. Dès lors, la dimension architecturale prend pour moi un autre sens que le simple dessin d’une façade. L’important c’est surtout de bien poser une architecture dans un paysage.
Vous préférez travailler à l’échelle d’un paysage ou d’un quartier plutôt qu’à celle d’un bâtiment. Pourquoi ?
J. R. : L’objet tel que les revues d’architecture le présentent est tellement “insularisé” qu’il en devient presque sans intérêt. Or, c’est dans le lien que les choses ont les unes avec les autres que se tisse la vérité de l’architecture, en tout cas l’urbanité qui est attendue. C’est plutôt dans le lien que les choses se jouent.
Vous avez été élève de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio que vous considérez comme un maître. Qu’est-ce qui vous a d’abord séduit chez lui ?
J. R. : J’ai rencontré Paul Virilio comme enseignant à l’École spéciale d’architecture. J’ai notamment été impressionné par ses méthodes pédagogiques si particulières, comme celle de l’image mentale. Il vous demandait de vous bander les yeux et, comme dans une sorte d’hypnose, vous amenait à voir le projet que vous alliez concevoir. Ensuite charge aux élèves de le redessiner.
Vous effectuez un doctorat sur le concept d’“écologie grise” cher à Virilio. À quoi renvoie cette notion ?
J. R. : Paul Virilio était un homme assez étonnant. Il a commencé par être maître verrier et ne se voyait pas du tout comme un intellectuel au départ. Mais très vite il va rencontrer Claude Parent qui va former avec lui le groupe Architecture-Principe. Virilio va ensuite employer le terme de “dromologie” qui est l’étude de la course, du temps qui nous fuit, de la manière dont nous vivons la vitesse. Vitesse telle qu’elle nous est conférée par divers véhicules jusqu’à l’instantané du numérique aujourd’hui. Virilio pose à un moment qu’à côté des pollutions des substances que sont la terre ou l’eau, il faut s’intéresser à la pollution de la grandeur nature, qui est la pollution du temps.
Dans son esprit il était nécessaire de resynchroniser les activités humaines et les rapports de dimension. Virilio a commencé sa carrière durant la Guerre froide et il était alors beaucoup question d’armes atomiques. Un homme pouvait appuyer sur un bouton et détruire en quelques secondes l’autre moitié de la planète. C’est cette accélération du temps qui est pour lui effrayante.
Comment établit-on le lien entre ce concept et l’écologie en général ?
J. R. : Il se construit d’abord par le constat que notre horizon temporel politique se raccourcit de plus en plus. La politique s’effectue désormais dans l’heure, si on prend par exemple l’usage par Donald Trump de Twitter. Dans un même temps, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) arrive à proposer des projections sur plus d’un siècle. Comment est-ce qu’on conjugue ces projections à long terme avec le tweet de Donald Trump ? Comment dans ce contexte négocie-t-on des décisions sur du très long terme ? À nouveau c’est une question de rapport d’échelle. Il faudrait remettre l’imagination au pouvoir pour reprendre un vieux slogan de Mai 68. Mais comment donne-t-on la possibilité même au pouvoir d’imaginer demain ? Cela est très compliqué. Les documents de planification par exemple sont des documents purement technocratiques qui ne proposent pas de projection dans l’avenir. Alors même que nous nous apprêtons à vivre de grands bouleversements environnementaux.
Puis, ce lien avec l’écologie grise peut se faire en réapprivoisant le temps long, en essayant de comprendre comment des rythmes quotidiens peuvent raisonner avec des rythmes plus longs. Tout cela peut être synchronisé. Il y a quelque chose de “musical” dans l’histoire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Paul Virilio a écrit sur les liens entre la danse et la musique.
Comment prendre le temps de s’adapter alors qu’il y a urgence ?
J. R. : On ne cesse de répéter que nous n’avons plus le temps alors qu’il y a une inaction politique depuis des décennies. Il y a une ironie cynique dans ce discours. On parle beaucoup des sujets liés à l’environnement et au climat aujourd’hui, mais ils sont depuis très longtemps en discussion. Et pourtant on n’a rien fait parce qu’on ne veut rien faire.
Nous sommes tellement pris dans une désynchronisation de nos vies que nous croyons ne plus avoir le temps de penser. Mais qui nous a dit que nous n’avions pas le temps de réfléchir à des évolutions de société majeures ? Qui nous a dit qu’il fallait reconstruire Notre-Dame en cinq ans ? Qui nous l’impose ? Personne. Il vaut mieux prendre le temps de réfléchir et d’imaginer un futur souhaitable. C’est un travail collectif qu’il faut mener, notamment avec ceux qui sont localement en prise directe avec les territoires dans lesquels ils vivent.
Paul Virilio dit : “La Terre-Mère est devenue le membre fantôme de l’humanité”. Je m’interroge : ce grand débat qu’on a actuellement sur le climat, n’est-ce pas ce membre fantôme qui nous fait mal ? Nous avons perdu ce contact avec la “Terre-Mère” et soudain on estime qu’il faut aller vite. Peut-être qu’il faut se resynchroniser avec la “Terre-Mère”. Ce serait déjà essayer de comprendre les rythmes dans lesquels on vit, les rythmes de la nature. Cela consisterait à dire “ne faisons pas contre, mais faisons avec”.
Au regard de ce contexte, faut-il penser l’architecture et l’urbanisme comme des fonctions adaptables à des changements dont on ne pourra pas prédire tous les paramètres ?
J. R. : Grosso modo, le propos ambiant est de dire que comme que les choses sont imprévisibles il ne faut rien prévoir. Je travaille pour le ministère de la Culture en tant qu’architecte des bâtiments de France. Je me mets au chevet d’objets qui ont traversé le temps parce que leurs programmes étaient généralement indéterminés. Un château a par exemple pu devenir une prison, puis une caserne. Le premier caractère d’un monument est son adaptabilité. Personne n’avait un jour prévu que le Louvre deviendrait un musée et pourtant cela fonctionne bien ainsi. Si ces bâtiments sont encore sous nos yeux, c’est parce qu’ils ont été adaptés sans cesse. Ils ont parfois été rebâtis plusieurs fois. Peut-être qu’aujourd’hui en Europe nous surdéterminons nos constructions. On ne peut même pas imaginer qu’un lycée puisse devenir autre chose qu’un lycée. Cette sur-spécialisation est notre plus grande vulnérabilité.
Que pensez-vous de la théorie de l’effondrement et de la “collapsologie” particulièrement médiatisées en ce moment ?
J. R. : Il y a déjà un effondrement de la biodiversité qui est extrêmement grave. Aussi, les réserves de pétrole vont bientôt se tarir. Il va y avoir un changement de société. Mais en aucun cas nous n’allons nous effondrer.
C’est-à-dire, nous n’allons pas nous effondrer en tant que société humaine ?
J. R. : Oui. Bien sûr que les changements liés à l’évolution du climat vont rendre la vie plus difficile. Mais nous trouverons des solutions. La question est de savoir si on va attendre les catastrophes pour agir. Dans tout changement il y a des changements continus et lents et des changements brutaux. Parmi les changements brutaux, on peut par exemple citer une plus grande récurrence des tempêtes. Parmi les changements continus, on peut évoquer une augmentation des températures avec des vagues de chaleurs estivales de plus en plus longues. Mais face à ces deux types de changements, on va certainement agir différemment. Est-ce qu’on anticipe en essayant d’aller vers un futur désirable ? Ou est-ce qu’on est simplement dans la réaction à quelque chose ? Cette réaction, parce qu’elle intervient dans l’urgence du moment, peut devenir conflictuelle. Mais ce serait quand même dommage qu’avec notre niveau de développement de civilisation nous n’arrivions pas à nous mettre d’accord. Nous sommes tout à fait capables de faire face au changement climatique, mais avec des modifications drastiques, créatives et radicales.
De quels types de changements “drastiques” pourrait-il s’agir ?
J. R. : Il existe des pistes d’ordre juridique. Par exemple, la propriété privée pourrait être progressivement démembrée dans certaines zones littorales concernées par l’érosion. Mais on peut aussi attendre que la mer monte et que les espaces en question deviennent la propriété du domaine public maritime.
On peut également proposer des solutions projet par projet. C’est ce sur quoi nous réfléchissons avec l’ONG Klima. Quels sont les processus que nous pouvons mettre en œuvre pour, par exemple, organiser la déconstruction d’un littoral urbanisé et le rendre petit à petit à la nature ? On nous dit que c’est impossible. Mais à Jakarta le déplacement de la capitale a déjà été décidé en prévision de la montée des eaux. Alors qu’en France on se demande comment déconstruire une bande de cent mètres de bâtiment à risque…
Quand et sous quelles impulsions est née l’ONG Klima ?
J. R. : Ce projet a germé dans nos cœurs suite à la tempête Xynthia. À titre personnel, j’ai pu intervenir sur les lieux quelques jours après cet événement pour aider des habitants, à la Faute-sur-Mer (Vendée), une fois que les pompiers avaient accompli leur travail. Ce que je retire de ces heures difficiles c’est la manière dont les choses se sont auto-organisées. Un fourgon d’une entreprise privée pouvait vider des déchets dans un tombereau agricole et ce sans aucune coordination. Mais cela fonctionnait bien.
Un autre déclic a été de voir le désarroi des habitants qui ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Pourtant, des gens avaient acheté des maisons de lotissement dans des lieux réputés submersibles. De plus, ce type de tempête d’occurrence trentenaire est en fait relativement banal. Nous avons compris que la France avait subi une sorte de rémission climatique de la Seconde Guerre mondiale à 1999 et n’avait pas rencontré de tempête majeure durant cette période. Période qui fut aussi marquée par une expansion économique et pendant laquelle on a beaucoup construit. Mais le changement climatique n’est pas quelque chose de récent. Les scientifiques le font commencer au début de la Révolution industrielle. C’est une bombe à retardement qu’on ne peut plus arrêter même si on peut en réduire les effets. Nous avons franchi un seuil critique et nous ne pouvons pas revenir en arrière. D’où cette nécessité de faire autrement.
Enfin, Klima est née suite à une série d’ateliers organisés par le ministère de la Transition écologique et solidaire en 2018 et sur lesquels j’ai travaillé. Nous avons effectué un tour de France avec des élus, des scientifiques, des techniciens ou encore des membres d’ONG. Nous avons travaillé sur des questions spécifiques à différents territoires littoraux. Et nous avons tiré la conclusion que ce mélange de profils et d’expériences permettait de proposer de meilleures réponses aux problématiques posées. Il ressortait aussi de cela que si les acteurs sont le plus souvent conscients des politiques nationales, ils sont mal informés sur ce qui se fait ailleurs, dans d’autres pays. C’est pourquoi nous avons imaginé avec Klima de créer une carte des projets innovants d’adaptation au changement climatique.
Qu’est-ce qui caractérise les projets que vous avez recensés ?
J. R. : Une chose un peu récurrente dans ces projets c’est l’implication des communautés locales. Transposé à un contexte français, cela devient un peu improbable. Il faut faire du chemin avant d’imaginer qu’on peut employer ce terme de “communautés locales” dans ce pays et d’affirmer qu’on peut travailler avec elles. En ce qui me concerne, je travaille en Charente-Maritime. Personne n’a jamais pensé monter un projet avec les ostréiculteurs, ceux qui connaissent le mieux le rivage.
Pourriez-vous nous parler d’un projet qui vous tient particulièrement à cœur ?
J. R. : J’aime beaucoup une recherche-action québécoise qui porte sur la question de l’adaptation au niveau de la mer et à son impact sur un fleuve. Il a alors été décidé de faire ce que les Québécois appellent une “assemblée de cuisine”. On invite une dizaine de personnes à manger et on parle du sujet qui nous intéresse. Ce dispositif simple permet de construire un projet de manière très habile et efficace. Clairement, chez Klima, nous préférons les micro-expériences qui donnent des résultats plutôt que des macro-projets qui se perdent dans la nature. Il est possible d’activer beaucoup de choses au niveau micro-local.
Pourquoi travailler spécifiquement sur la question des littoraux ?
J. R. : C’est là où nous nous rapprochons le plus de Paul Virilio. Les rivages sont des lieux où les rythmes s’entrechoquent de la façon la plus évidente. Ceux de la marée, des tempêtes pluriannuelles, des allers et venues des estivants, celui de l’érosion, … Les littoraux sont des endroits où l’on ressent particulièrement le changement. Pour le moment nous nous intéressons aux rivages. Mais il est probable que l’ONG évolue et s’intéresse à d’autres types de milieux.
S’adapter au changement de morphologie des littoraux ce n’est pas tout simplement ne plus construire au bord de la mer ?
J. R. : Ce serait déjà pas mal. Il faudrait plutôt déconstruire sur les littoraux. En même temps, certains arrière-pays ont aussi été laissés à l’abandon. De fait, il faut imaginer un autre rapport au rivage. Revenons à la notion d’urgence. Si on prend chaque effet de manière séparée, on arrive à une solution très simple qui consiste à apporter une réponse par phénomène. Exemple : la mer monte, je fais des digues. Cela peut être ponctuellement efficace, mais coûte très cher et génère un gâchis économique important. À mon avis, c’est là où la pensée de l’architecte entre en jeu. Tout étant cumulatif et associé, il faut mettre en œuvre des solutions qui intègrent l’ensemble des éléments à l’œuvre. À nouveau, c’est là où le pouvoir de l’imagination doit l’emporter. Au lieu de lutter contre des phénomènes, il est peut-être plus intéressant de faire avec eux. C’est naturellement vers cela qu’on voudrait tendre chez Klima. Mais aussi, je pense qu’il serait formidable que la grande liberté offerte par les arts du spectacle puisse un jour entrer dans le dur de la planification urbaine.