Scénographe, éclairagiste, Seymour Laval est avant tout un homme inconditionnel du plateau. Malgré qu’il soit “tombé dedans quand il était petit”, avec une mère comédienne et un père metteur en scène, il sillonne inlassablement les scènes de théâtres, remettant à chaque fois son ouvrage.
Seymour Laval : Enfant, on vivait dans les théâtres, on dormait dans les théâtres, je voyais toutes les pièces. Ce n’était ni agréable ni désagréable, c’était la vie normale. Mon père en parlait tout le temps, comme moi à mes gamins, parce que c’est quelque chose de la vie de presque tous les jours. Les papas metteurs en scène racontent des histoires, travaillent la nuit, ce sont presque des super-héros. Je n’ai jamais voulu faire cela, jusqu’au Bac. Je ne m’étais pas inscrit à la fac, je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Puis ma mère m’a dit : “Je connais des techniciens de théâtre”. Forcément, puisqu’elle ne connaissait que ça… J’ai donc commencé à travailler avec Yves Charton et Jean-Louis Delorme, son technicien à l’époque. C’est vraiment là que j’ai eu le déclic. On jouait un spectacle en extérieur au Fort du Bruissin, à côté de Lyon. Le Théâtre du Point du Jour nous avait prêté une sorte de gradin en L, mais qui était conçu pour l’intérieur. En extérieur, il fallait le sécuriser et donc l’enterrer d’au moins 40 ou 50 cm pour qu’il tienne bien. J’ai donc passé dix jours en plein mois d’août à enterrer ce gradin, dans de la terre très dure. On m’avait donné une pioche en me disant : “Le gradin sera ici, tu traces tes lignes et tu creuses ces tranchées pour qu’on mette les fermes comme ça”. J’ai effectué d’autres petites bricoles techniques, j’aidais à mettre des projecteurs dans les arbres, j’installais des enceintes, … mais c’est cette histoire de gradin qui m’a marqué. Quand on jouait le spectacle, c’était la fin de l’été, le soir tombait, le public était bien installé sur le gradin, le spectacle était bon et j’étais fier. C’est là que je me suis dit que c’était ça que je voulais dans ma vie ; à cause d’une pioche et d’une chose qui n’avait rien à voir avec le théâtre, creuser la terre pour enterrer le gradin… En même temps c’est très symbolique. Je ne savais pas encore à l’époque ce dans quoi je voulais travailler, à part des décors et la lumière car j’avais besoin du côté pratique et manuel. Pour ne pas me spécialiser, j’ai suivi une formation de régisseur général à l’IGTS (Institut général des techniques du spectacle) à Grenoble, pendant deux ans, en alternance avec l’Espace Malraux à Chambéry pour la partie pratique. À Grenoble, je dormais chez mon grand-père et c’était des discussions à n’en plus finir sur le théâtre, toutes les nuits jusqu’à 3 h du matin… On parlait de tout, il parlait de l’histoire, c’était comme un livre, il a enrichi ma culture théâtrale…
Ce grand-père c’est Jean-Marie Boëglin. Ancien journaliste, il travaille dans les années 50’ avec Roger Planchon à la création du Théâtre de la Cité à Villeurbanne. Sympathisant de l’action du FLN à partir de 57, il y prend part et organise un réseau clandestin très actif, qui tombe en 1960. Il prend alors la fuite vers l’Algérie et est condamné à dix ans de prison par contumace. À Alger, il travaille avec Mohammed Boudia à la création du Théâtre national algérien en 63. Amnistié en 66, il ne rentre en France qu’en 82, pour rejoindre Georges Lavaudant qui a pris la direction de la Maison de la culture de Grenoble.
Peux-tu me parler de tes mentors, tes inspirateurs ?
Seymour Laval : Celui avec lequel j’ai le plus travaillé, et le premier, c’est Patrick Puéchavy, l’éclairagiste de Jean-Paul Delorme. Je faisais à l’époque des créations lumière avec Jean Lambert-wild et Jean-Christophe Hembert, à la fac. Comme c’était un ami de la famille, je l’appelais et il me disait quoi faire. J’ai aussi travaillé sur des spectacles avec lui, j’étais au plateau quand lui créait les lumières, et j’ai même repris des lumières qu’il avait conçues. J’ai travaillé ensuite avec Yves Bernard, scénographe et éclairagiste. Il m’a pris sous son aile, je montais à Paris pendant deux jours, je dormais chez lui, on regardait des expositions de tableaux, on discutait. Il y a eu aussi Christian Fenouillat, le décorateur de mon père. Je n’ai pas travaillé avec lui mais je voyais ce qu’il réalisait et j’adorais.
Tu distingues scénographe et décorateur ?
S. L. : Il y a plein de définitions : le scénographe est celui qui fabrique le théâtre, le décorateur va se borner au décor, ce qui est sur le plateau. Le scénographe pour moi c’est autre chose : il travaille sur le rapport entre le public et l’espace scénique, la manière dont on passe de l’un à l’autre. On peut parfois le rapprocher des architectes de salles de théâtre, parce que ce sont eux qui installent le rapport scène/salle. Le scénographe embrasse tout, il a même une idée de la lumière.
En tant que scénographe, sur une création, je me place toujours dans le gradin, je suis dans le public : qu’est-ce qu’il voit, qu’est-ce qu’il ressent ? Est-ce que la distance avec le premier rang est la bonne ? Doit-on reculer le comédien qui est là, ou pas ? Et de là on positionne tout le reste : les éléments de décor, les enceintes en façade, les projecteurs qui vont les éclairer, … Il faut d’abord fixer les distances entre le public, le décor et les comédiens.
Pour l’une de tes premières créations, Mardi, aux Subsistances, vous aviez complètement retravaillé l’espace ?
S. L. : C’était comme si on fabriquait un théâtre : on a refait non seulement les trois murs de la scène, mais aussi les trois murs du public, et un plafond qui prenait les deux. C’était une chambre de jeune fille, mais comme une prison, tout était complètement fermé, avec le public dans le même espace, une boîte assez grande avec une jauge à 150 ou 200, ce qui pour des étudiants à l’époque était énorme. Forcément, c’était compliqué en lumière. Je n’ai jamais créé des décors faciles à éclairer, et d’ailleurs je ne me pose jamais la question, quand je réalise des décors, de l’éclairage que je vais mettre après. J’ai la lumière en tête mais je ne sais pas comment on va la réaliser, avec quels projecteurs, …
C’était plutôt Yves Bernard mon inspirateur de l’époque. On lui avait ensuite demandé de réaliser le décor pour Timon d’Athènes. Il avait commencé à créer la scénographie mais très rapidement il nous avait dit : “J’ai quarante ans de plus que vous, c’est à vous de le fabriquer, je vais vous aider”. Et après deux semaines, il m’avait confié le dossier, en me disant : “C’est ta génération, c’est à toi de le faire”. Il nous avait donné les graines. On était fou à l’époque, on avait construit deux grands murs mobiles et un praticable pour le sol.
Jusqu’à il y a dix ans, j’ai créé beaucoup de décors avec des murs, que ce soit des murs en dur pour qu’on ait l’impression d’un béton épais, ou en toile mais qui donnaient la même impression au public d’un mur froid, dur, dangereux. C’est ce que je regardais et qui me plaisait, combiner les espaces, les surfaces.
Après, j’ai commencé à travailler avec Emmanuel Meirieu pour American Buffalo. Je lui ai réalisé un décor avec des murs et finalement nous avons tout enlevé… Pour la pièce suivante, De beaux lendemains, on a tout misé sur le sol, un lac de glace. Sur les premiers prototypes il n’y avait pas de murs mais il y avait quand même un fond : des arbres, un bus. Cela s’est terminé avec rien d’autre qu’un sol. Pour Mon traître, on est parti directement sur un sol noir avec deux traces blanches ; on avait peint l’impact de la lumière sur le sol. C’était une longue évolution, issue de beaucoup de dessins. Nous étions partis de deux traits, deux ornières laissées par une voiture dans la campagne irlandaise, la nuit, dans la terre d’un chemin de campagne. Une voiture qui s’était arrêtée là avait déposé un corps, avant de repartir. Il y avait des ornières, de l’eau, de la terre et la lune qui éclairait. Progressivement, tout s’est mêlé, et c’est devenu un éclat de lumière qui passe un peu comme à travers des nuages. Ces deux petites traces, avec une perspective inverse, partaient comme un éventail. Un acteur devant un pied de micro, un cadavre face cour et donc cette diagonale, ces trois éléments, ce triangle faisait qu’on pouvait le jouer devant cinquante personnes ou trois mille, cela avait le même impact, c’était comme un porte-voix. Tous les décors que j’ai fabriqués sont comme des porte-voix, ouverts vers le public, avec une perspective.
Comment abordes-tu un nouveau projet ?
S. L. : Je ne lis pas les textes, jamais. Les seuls que j’ai lus sont ceux de tous les projets que je n’ai pas réalisés… Ce n’est pas lié, bien sûr, ce n’est pas pour ça que je ne les lis pas, et c’est très rare. Quand je ne suis pas convaincu de la pièce, je lis jusqu’au bout. J’essaye d’être complètement objectif et de ne pas envoyer un avis au bout de trois pages. En fait, je ne lis pas parce que ça m’ennuie, et parce que je ne vois rien quand je lis. Je n’y arrive pas avec cette écriture de théâtre et j’ai envie qu’on me raconte, que le metteur en scène me raconte l’histoire, à sa façon ; il y met ses motivations, indique les différents degrés de lecture, et surtout l’intention.
Puis j’imagine des choses qui à 90 % ne seront pas ce qu’on retiendra à la fin, je fais des dessins, en noir et blanc. On part ensuite sur des hypothèses : qu’est-ce qui est important, qu’est-ce qui l’est moins, est-ce qu’il y a de la pluie ? Comment on la traite ? Puis on arrive à un dessin sur Photoshop, avec plusieurs versions : un dessin sombre et un dessin où je mets des lumières. J’arrive maintenant à simuler des lumières hyper crédibles, plusieurs lumières d’un même décor, froides, chaudes. Je me suis rendu compte que je peux voir beaucoup de choses sur un dessin, je peux l’imaginer éclairé en chaud, en froid, en nuit, mais pas les metteurs en scène. C’est bien de leur montrer réellement des exemples, cela fait gagner du temps.
L’argent est une donnée importante. Souvent on n’a pas le budget pour faire les premières choses auxquelles on pense. C’est une donnée du problème qui pour moi est très intéressante, parce qu’elle est réelle et qu’elle influe directement sur le réel, comme un comédien qui a une voix grave, qui est grand ou petit. Il faut juste s’en servir de la bonne manière et travailler. Souvent, quand on regarde le résultat final, il y a tout ce qu’il y avait dans les dix versions précédentes et pourtant elles sont tellement différentes ; on passe de la version un à la version deux, et d’un coup la version trois n’est pas une adaptation ou une variation mais complètement autre chose, avec quand même des réminiscences… Et au final il y a tout. Ce n’est pas une volonté, c’est lié au travail, c’est-à-dire que dans la version finale du projet, dans ce qui se joue, et dans ce qui va se jouer dans les années à venir, si la pièce à la chance de pouvoir tourner, c’est que petit à petit on rajoute tout ce à quoi on avait pensé les premières minutes en se parlant du projet. L’argent n’est pas un problème mais une façon d’épurer les choses.
Le projet initial de La Fin de l’homme rouge était un hangar phénoménal de 15 m de profondeur, trois verrières, la tête d’une statue de Staline gigantesque. On a fini sans la tête de Staline qu’on a remplacé par des vidéos d’archives d’énormes statues qui tombaient, avec quand même trois gros murs comme fond mais qui étaient à 2 m du public. Avec plus de profondeur, on aurait dû construire tous les murs qu’il y avait devant, en plus de tout le plafond. On s’est dit : “Qu’est-ce qui coûte cher ? Tout ? Alors on ne garde que le mur du fond et on le colle au public”. On a économisé, et au final cela a changé complètement ma manière de travailler. Notre décor était tout à coup comme la toile d’un peintre, on avait que cela pour convaincre, 12 m d’ouverture, 6 m de hauteur, pas de profondeur, donc pas de volume, pas de directions de lumière, à plat, comme un tableau. Mais comme pour les grands tableaux, on peut tout travailler, et les directions on peut les fabriquer. On a fait de fausses directions de lumière en vidéo. En lumière, on vient juste tricher sur la joue et les yeux du comédien, un petit voile de fumée là, quelques éléments de décor ici et, comme dans un tableau, on arrive à créer de la profondeur là où il n’y en a pas. Et cela donne en plus une autre force : on est là, à 2 m du premier rang, on ne triche pas. Cela fait peut-être au début un peu peur aux comédiens mais en fait cela les propulse, c’est encore l’idée de porte-voix dont je parlais.
J’ai réutilisé ce même principe ensuite pour Les naufragés. Ce n’était pas prévu ainsi mais pour l’adapter aux Bouffes du Nord, on a collé le décor, un bateau, en avant-scène. L’acteur est tout petit, avec une épave gigantesque derrière lui, et on peut imaginer ce qu’il peut y avoir derrière, la mer, …
Ensuite, il y a les répétitions et, en ce moment, la règle c’est quand même qu’il n’y a pas beaucoup de temps. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de réflexion, de travail en amont, chez soi, à l’ordinateur. J’ai appris à travailler ainsi maintenant, même si je préfère le travail au plateau. Il est essentiel mais très court, donc il faut être très radical. Maintenant, quand on teste une idée qui paraît intéressante, si à la fin de la journée cela ne marche toujours pas, c’est que c’était une mauvaise idée. Il y a dix/quinze ans, elle aurait pu durer deux semaines et peut-être même aurait-elle marché au bout de deux semaines. Maintenant, on n’a plus le temps, donc une idée doit être validée en un jour. C’est radical et on doit tout de suite trouver par quoi la remplacer. On perd un jour de travail, on enlève un service de répétition à tout le monde et on change un tiers du décor en une journée…
Tu utilises principalement de la lumière blanche ?
S. L. : Je travaille avec la lumière blanche des HMI qui sont les sources avec le plus large spectre, qui contiennent le plus de nuances et qui peuvent révéler le plus de détails. Mais cela n’empêche pas de travailler avec des couleurs franches, ce que j’ai commencé à faire depuis deux ou trois ans. Je trouve cela intéressant même si je reste quand même souvent assez monochrome.
J’ai longtemps travaillé uniquement en chaud et froid. C’était les lumières que j’avais vues, les lumières qu’on m’avait apprises. Quand je voyais des spectacles avec des couleurs, cela m’évoquait la boîte de nuit… J’avais côtoyé un éclairagiste qui travaillait quasiment sans gélatines, à base de température de lampes, de graduation des sources et en utilisant des lampes différentes, BT, PAR.
Alors évidemment, quand le maquillage s’ajoute par-dessus, il va peut-être lisser ou au contraire contraster. En tout cas, dès qu’on met un filtre dans un projecteur, on enlève à voir. Cela peut être très intéressant pour des effets, peut-être même pour une pièce entière, mais je travaille plus sur les directions.
C’est important pour toi de tourner les spectacles ?
S. L. : En adaptant le décor à chaque salle, et c’est le principe de la scénographie, on trouve d’autres idées, en son, en lumière, dans le jeu des acteurs, et le spectacle s’enrichit. Pour moi, c’est quand même le fait du théâtre de jouer tous les jours, jamais au même endroit. D’ailleurs, dès que l’exploitation dépasse quatre ou cinq jours, je me fais remplacer, je ne reste pas parce que je n’y arrive pas, j’ai l’impression que le spectacle descend… et cela m’ennuie.