La sonorisation, élément musical

Samstag aus Licht à la Cité de la Musique

La conjugaison des talents, quand ils sont mus par une volonté commune de relever des défis impossibles, aboutit parfois à des spectacles rares. Le Balcon, avec une fougue toujours conservée, nous surprend toujours. Encore plus cette fois-ci… C’est un spectacle total, immersif, imaginatif, osé, une performance sans la souffrance, bien au contraire, dans la jouissance. L’esprit défricheur de Karlheinz Stockhausen est soigneusement préservé dans ce deuxième opus du cycle Licht.

Scène 3 : Luzifer Tanz - Photo © Claire Gaby

Scène 3 : Luzifer Tanz – Photo © Claire Gaby

Le cycle Licht

Stockhausen a été l’une des figures musicales les plus radicales et imaginatives de la deuxième moitié du XXesiècle ; par un renouvellement fondamental des concepts compositionnels et par son travail de pionnier dans le domaine électroacoustique d’une part, par la recherche d’une synthèse stylistique mêlant des matériaux historiques et les influences de musiques extra européennes aux moyens nouveaux d’autre part. C’est ainsi qu’il développa l’idée d’une œuvre “cosmique” en sept épisodes.

En 2018, Le Balcon a entrepris de produire l’intégralité du cycle opératique, dans l’ordre de composition de Stockhausen : après avoir créé Donnerstag aus Licht à l’Opéra Comique en novembre 2018, c’est à la Philharmonie de Paris – Cité de la Musique qu’a eu lieu la première de Samstag aus Licht fin juin 2019. L’intégralité du cycle n’a jamais été interprétée par un ensemble unique : cette production devrait s’étaler sur sept à dix ans !

Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, classiques et populaires”, s’enthousiasme le chef d’orchestre Maxime Pascal. “Avec Pierre Henry, il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht : die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) d’une trentaine d’heures composé entre 1977 et 2007 est la concrétisation d’un rêve(1).”

Le cycle entier est centré sur la confrontation entre les deux archanges, Gabriel et Lucifer, Ève étant le troisième personnage principal. Mais que raconte vraiment Licht ? Cette œuvre est tant liée aux personnes pour lesquelles elle a été écrite (les proches de Stockhausen), que cette osmose rejaillit sur l’équipe et ses interprètes. “Ce type d’écriture est unique dans l’histoire de l’opéra”, affirme Maxime Pascal, avant d’expliquer : “Stockhausen était fasciné par les rites observés lors de ses voyages en Asie, en Inde et même en Europe. Il est convaincu par l’idée de pouvoir synthétiser les rituels et les arts du monde, du théâtre Nô au Kathakali(2), dans un spectacle ‘total’ qui raconte l’histoire de l’art humain(3)”. Ce sera le cycle Licht

Le Balcon, utopie musicale

Nous avons rencontré Florent Derex, directeur de l’ensemble Le Balcon(4). C’est une première surprise : trouver à la tête de l’organigramme d’un tel orchestre, d’une telle compagnie – on ne sait quel terme choisir – un ingénieur du son. Bien que l’organisation hiérarchique y soit plutôt horizontale, le titre sonne comme un manifeste : technique et artistique sont réellement sur un même plan. Florent a tout d’abord étudié le violoncelle et les maths, par un parcours classique : conservatoire d’un côté, classe préparatoire scientifique de l’autre. Puis, après ses études de direction artistique au CNSM (Formation supérieure aux métiers du son, FSMS) qui le destinaient plutôt à œuvrer dans le domaine phonographique, il s’est lancé corps et âme dans une aventure risquée : la création en 2008 d’un ensemble de musique “savante” sonorisée, Le Balcon, où des compositeurs, chefs d’orchestre, musiciens et ingénieurs du son pourraient se réunir autour d’enjeux esthétiques liés au son. C’est la rencontre au Conservatoire de Paris avec le chef d’orchestre en devenir Maxime Pascal, les trois compositeurs Pedro Garcia-Velasquez, Juan-Pablo Carreño, Mathieu Costecalde, et le pianiste Alphonse Cemin qui a mené à la création de cet ensemble hors-norme. L’utopie d’un groupe de musique sonorisée a été initialement désirée par Maxime Pascal, chef d’orchestre fasciné par le son, à la renommée désormais internationale. La confrontation à des œuvres mixtes (instruments et bande ou électronique) a fait prendre conscience à ces jeunes artistes que la sonorisation n’avait pas qu’un aspect fonctionnel, mais ouvrait un large champ créatif. L’ouverture à un répertoire très large et la mise en scène des concerts furent aussi deux axes qui se sont rapidement développés.

Autre originalité, Le Balcon est producteur de ses projets, il ne “vend” pas ses spectacles mais participe de A à Z au montage. La directrice de production, Iris Zerdoud – également clarinettiste interprète de Samstag ! – et Gaspard Kiejman collaborent avec les structures coproductrices pour monter des spectacles qui probablement ne se créeraient pas en passant par un circuit de production traditionnel.

Un opéra en WFS(5)

Après avoir tenté de sonoriser l’ensemble par des biais classiques, comme une diffusion stéréo en line-array avec des lignes de rappels, Le Balcon a franchi un premier cap en collaborant avec Arnault Damien (Euphonia, processeur WFS Sonic Wave 1). C’est donc la quatrième fois que l’ensemble a pu imposer ce système de sonorisation novateur. Avec le recul et l’expérience, Florent Derex a souhaité reculer le plan de diffusion principal, l’éloigner du public. Une des problématiques de la sonorisation d’orchestre est de permettre aux musiciens de s’entendre. “Plus l’instrumentiste interagit avec son double sonorisé, meilleur peut être le résultat sonore”, nous précise Florent. Mais la WFS (simplifiée) ne permettant pas théoriquement de mettre les sources devant les lignes d’enceintes, ces dernières se retrouvent devant l’orchestre, derrière les solistes tout de même, sur une marche ad hoc du décor à 2,50 m de hauteur. Par contre, en reculant les enceintes, le chef d’orchestre se retrouve complètement dans leur champ de couverture ; il va donc pouvoir régler des équilibres extrêmement précis avec la même écoute que le public et l’ingénieur du son. L’interaction entre l’ingénieur du son et Maxime Pascal peut alors être réellement bidirectionnelle.

Pour assurer une image sonore au plus proche de la réalité spatiale de l’orchestre, Florent a eu recours a deux principales lignes de diffusion : 10 enceintes L-Acoustics MTD115 accrochées à 11 m de haut en charge d’assurer la couverture globale du public, et, à l’aplomb, posées sur la marche précédemment citée, 10 enceintes 8XT dont le rôle était de redescendre l’image et d’assurer de façon primordiale la spatialisation. Deux caissons de graves ont complété cette diffusion gérée par le processeur WFS. En plus de ce système, six autres MTD115 étaient réparties en couronne autour de la salle, au-dessus des emplacements des cloches-plaques jouées par des percussionnistes aux impressionnants costumes. La spatialisation de ces instruments s’est faite par un simple matriçage du micro de chaque cloche-plaque vers l’enceinte située au-dessus. Mais ces haut-parleurs, plus une simulation de la stéréo de face dans les lignes WFS, ont aussi servi à diffuser une réverbération multicanal générée par le logiciel Panoramix (Ircam). Florent n’a pas eu le temps de relier les positions des sources dans le Wave Designer(6) à celles excitant la reverb ; ce n’est que partie remise, témoignage d’un certain perfectionnisme… Pour finir, six enceintes de retour étaient réparties sur le plateau.

Un patch dantesque

Le deuxième grand palier franchi en termes d’identité sonore a été le début du partenariat avec la société Areitec ; la chaîne sonore est d’une transparence redoutable grâce à l’emploi de matériel très haut de gamme, qui est en fait celui utilisé en enregistrement de musique classique : microphones Schoeps et préamplificateurs/convertisseurs DAD AX32. Les prises de son se font en grande proximité avec beaucoup de Schoeps CCM21, infra-cardioïdes, clipés sur les instruments. Cette proximité à l’instrument est imposée par les risques de larsen.

Sur cet Opéra, l’ingénieur du son, ou responsable de la “projection sonore” selon ses termes, a dû installer cent microphones sur l’ensemble des instruments et chanteurs, dont 12 micros HF. Les liaisons numériques entre la régie, le processeur Sonic Wave et les amplis étaient aux formats Madi, AES et Dante. Un patch réellement dantesque donc ! Un bridge AndiamoXT assurait la conversion des différents formats.

Au troisième acte, 80 micros ont été utilisés simultanément. C’est un des savoir-faire du Balcon : la gestion des grosses masses orchestrales sonorisées. Florent s’est posé la question de l’utilité de sonoriser un tel nombre de musiciens sur cette scène mais, outre le challenge technique que cela représente, c’est indiqué dans la partition. “Stockhausen a été le pionner de l’intégration des indications sonores à l’intérieur même de la partition : il a été l’un des premiers à faire de l’ingénieur du son un véritable interprète. Le terme même de ‘projection sonore’, que j’utilise aujourd’hui pour définir mon activité, est traduit de l’allemand (klangprojektion), formulé la première fois par Stockhausen, quand il faisait lui-même les diffusions des œuvres(7).” Les notices accompagnant les partitions des œuvres du Maestro sont tant détaillées et fournies que cela représente un véritable documentaire sur l’œuvre telle qu’elle a été produite à sa création.

Vue de la régie son - Photo © J.-F. T.

Vue de la régie son – Photo © J.-F. T.

Comment arrives-tu à travailler avec autant de sources ?

Florent Derex : La troisième partie, La danse de Lucifer, est la plus fournie. Je suis la logique de la partition qui décrit des groupes instrumentaux qui vont intervenir les uns après les autres. Le premier enjeu est de rendre lisible la partition, de créer un équilibre par groupe instrumental de quatre à dix instrumentistes. Nous avons donc organisé des balances pour chaque groupe. Pour les masses sonores, j’équilibre scène par scène en suivant la partition et je construis des mémoires d’état de console, avec évidemment beaucoup de recall safe(8). J’essaie de mémoriser suffisamment la trame des partitions pour ne pas avoir besoin d’être “topé” en représentation, ce qui me déconcentrerait. Mais nous effectuons aussi beaucoup de travail à la table avec Maxime pour déterminer et comprendre les enjeux sonores de la partition.

Comment organises-tu ton mixage objet dans le Sonic Wave ?

F. D. : Je différencie les sources statiques des sources dynamiques. Les statiques vont directement dans le Wave, où elles sont spatialisées. Les dynamiques vont dans un bus L-C-R(9) de la console, puis ce bus est virtualisé dans le processeur WFS ; je peux donc suivre ces sources grâce au panoramique de la console. L’idéal serait d’avoir un système de suivi automatique des sources, un tracking.

Les contraintes de temps de montage et de réglage d’un tel système sont-elles acceptables ?

F. D. : Dans la configuration opéra c’est faisable car nous avons deux jours de montage. S’il s’était agi de concert, c’eût été beaucoup moins évident, voire impossible.

Quelle est la réaction des musiciens vis-à-vis de cette sonorisation ?

F. D. : Si on prend le cas des chanteurs qui, ici, se trouvent vraiment dans le champ des enceintes, cela les rassure de bien s’entendre, non détimbrés. De plus, la sonorisation leur permet de chanter avec les nuances les plus ténues et de sentir que le son est tout de même projeté en salle. Cela leur donne des ailes ! Si on rajoute à cela une petite touche de réverbération, on peut même parler de confort…

Inventer une méthodologie

Les utilisateurs de nouvelles technologies, comme la WFS, défrichent et trouvent empiriquement leur manière de régler un tel système. Il y a quelques adaptations par rapport à la théorie… Florent Derex a pu tirer des enseignements de ses expériences passées. Il commence par aligner ses objets (i.e. les instruments) entre eux avec le délai de la console avant de les traiter avec le Wave ; cela évite des déphasages, bien que les sommations soient finalement assez rares avec ce procédé de diffusion. Puis, grâce au Wave Designer, il recule les objets de façon un peu exagérée, pour que le front d’onde généré soit un peu plus plat. Si un objet est virtuellement placé trop près de la ligne d’enceintes, cela revient à faire de la mono dirigée : le son de l’objet ne sort quasiment que dans l’enceinte la plus proche… Évidemment, avec un nombre aussi élevé d’objets, soixante-quatre en l’occurrence, Florent doit préparer sa console et ses réglages de Wave Designer en amont, offline.

En termes d’invention, il faut citer l’astuce trouvée pour assurer une régie vidéo synchrone à la musique durant la scène de La danse de Lucifer : chaque groupe instrumental représente une partie d’un masque – yeux, bouche, … – et doit s’éclairer grâce à la vidéo en fonction de la partition. Partition évidemment ultra compliquée, c’est du Stockhausen… Étant donné qu’il y a dix groupes de musiciens à éclairer, et qu’un pianiste normalement constitué a dix doigts, Florent a imaginé associer une note d’un clavier Midi à une zone vidéo, et une partition parallèle, synchrone à l’originale, est interprétée par un pianiste en régie. Mission accomplie !

Les adieux de Lucifer

La dernière partie de l’Opéra réserve une surprise de taille : le public doit sortir de la Cité de la Musique pour se rendre à l’Église Saint-Jacques-Saint-Christophe, à quelques centaines de mètres. Là nous attend une plongée dans une transe mystique, sur des textes de Saint François d’Assise, interprétés par le chœur de l’Armée française, un organiste et sept trombonistes. Point de WFS ici, tout est acoustique ; mais pourtant l’écriture est divinement spatiale, le chœur d’hommes constamment en mouvement faisant résonner l’église et luttant avec la puissance inquiétante de l’orgue et des trombones.

Plan de salle - Document © M. Debièvre

Plan de salle – Document © M. Debièvre

Équipe

  • Direction musicale et conception : Maxime Pascal
  • Direction scénique et conception : Damien Bigourdan
  • Création visuelle et conception : Nieto
  • Projection sonore : Florent Derex
  • Costumes : Pascale Lavandier
  • Scénographie : Myrtille Debièvre
  • Accessoires : Marguerite Lantz
  • Création lumière : Catherine Verheyde
  • Assistante à la mise en scène : Agathe Cemin

Notes

  1. Interview Bruno Serrou, in Classique d’aujourd’hui
  2. Drame indien chanté
  3. Interview de Maxime Pascal
  4. www.lebalcon.com
  5. Reconstruction de front d’ondes : procédé de diffusion sonore permettant une spatialisation précise et ressentie par la majorité des auditeurs, quelle que soit leur place
  6. Logiciel permettant d’exploiter le processeur de spatialisation WFS
  7. Florent Derex, dossier de presse de Samstag aus Licht
  8. Isolement de certains paramètres qui ne seront pas enregistrés ni rappelés dans une mémoire de scène
  9. Bus à 3 canaux : gauche-centre-droite

 

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