Jean-Noël Tronc

Photo © Jean-Baptiste Millot

“L’Europe est la première puissance mondiale sur le plan culturel”

Jean-Noël Tronc est directeur général de la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). Il fut un ardent défenseur de la controversée Directive européenne sur le droit d’auteur, adoptée le 26 mars dernier par le Parlement européen. Dans son récent ouvrage, Et si on recommençait par la culture ? Plaidoyer pour la souveraineté européenne (Le Seuil, 2019), il défend l’instauration d’une politique culturelle commune ambitieuse afin de développer et de conforter le sentiment d’appartenance à l’Union européenne.

La Directive européenne sur le droit d’auteur a été adoptée le 26 mars dernier. Que va changer concrètement ce texte pour les auteurs ?

Jean-Noël Tronc : Essentiellement deux choses. La Directive améliore les relations avec les grandes plates-formes Internet. Elle reconnaît un droit à la rémunération pour la presse qui, jusqu’alors, n’existait pas. Les plates-formes comme YouTube, qui mettent en ligne des contenus, auront des obligations de transparence et de rémunération des auteurs. Puis, elle renforce les droits des auteurs et des artistes. Elle élargit des principes qui existent déjà dans certains pays comme la France, par exemple : le droit des auteurs à accéder à une rémunération proportionnelle, la possibilité pour un auteur de jouir d’un bénéfice retiré du succès de son œuvre.

Le point qui a été le plus critiqué par les défenseurs des libertés – le filtrage automatisé – a été adopté. Ce filtrage ne pourrait-il pas parfois s’apparenter à de la censure si celui-ci bloquait par exemple une vidéo utilisant un court extrait musical ?

J.-N. T. : Non. Par contre, les plates-formes pratiquent déjà un filtrage généralisé. Si on met en ligne du contenu sur Facebook, on passe par les outils de filtrage que la plate-forme a elle-même paramétrés. Marc Zuckerberg a annoncé qu’il avait supprimé les contenus haineux de Facebook. Mais, pour faire cela, Facebook n’a rien demandé à personne. Ni aux internautes, ni à aux juges, ni aux parlements. Les plates-formes qui mettent en ligne du contenu sur le Web et sur les réseaux sociaux pratiquaient un filtrage bien avant l’arrivée de cette Directive. Il s’agit d’une évidence qui fut constamment niée lors du débat autour de la Directive. Ce que change l’article 17 de la Directive est contraire à toute la propagande qui a été faite à ce propos. Non seulement il ne prévoit aucune obligation de filtrage généralisé et imposé, mais il l’interdit ! Puis, il introduit pour la première fois dans le domaine du droit d’auteur l’obligation pour les plates-formes de se justifier si elles suppriment des contenus. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans un Internet libre et ouvert. Il y a des plates-formes par lesquelles on passe pour publier des contenus et qui vont les filtrer. Des plates-formes qui peuvent actuellement retirer une vidéo ou fermer une page sans aucune justification. La question qui va se poser est de savoir comment les pays membres de l’Union européenne vont mettre en œuvre la Directive : il ne s’agit pas d’une loi nationale et il faut que les États votent des textes allant dans ce sens. La France a été le premier pays à transposer en droit national l’article de la Directive qui concerne le droit à la rémunération des éditeurs de presse et des journalistes par les moteurs de recherche.

Mais y aura-t-il effectivement un outil de filtrage ?

J.-N. T. : Il faut distinguer ce que les gens racontent de ce que dit le texte. Il n’est fait aucune mention d’un outil de filtrage. La seule chose que dit la Directive c’est que les plates-formes ne peuvent se prétendre irresponsables des contenus qu’elles mettent en ligne car elles autorisent la mise en ligne d’éléments signalés comme étant protégés par le droit d’auteur. Lorsqu’elles utilisent des contenus protégés, elles doivent simplement signer des licences avec des sociétés qui représentent les auteurs comme la Sacem, la Scam (Société civile des auteurs multimédia). Des sociétés à qui les auteurs ont demandé de gérer leurs droits. Ces sociétés sont elles-mêmes gérées par les auteurs. La Directive prévoit que ces plates-formes qui utilisent des contenus protégés par le droit d’auteur doivent signer des licences : ce sont des accords commerciaux qui prévoient des rémunérations pour les auteurs. Mais il y a beaucoup de fantasme autour de cela. En réalité, beaucoup de ces plates-formes ont déjà signé des accords avec des auteurs. La Sacem possède par exemple une licence qui la lie à YouTube depuis dix ans. Le lobbying acharné par deux ou trois groupes de pression pour expliquer que c’est la fin de la liberté sur Internet est fort de café ! Alors que la seule chose que dit l’article, c’est que ces plates-formes ont un devoir de transparence vis-à-vis des contenus. Elles s’enrichissent grâce aux contenus mis en ligne. Pour la première fois depuis dix ans nous avons créé un cadre légal clair et transparent qui leur impose des règles. Ce sont des règles élémentaires qui s’imposent à la vie courante : si un média utilise une photographie, il va demander son accord au photographe et va le rémunérer. C’est classique. La Directive ne fait que créer un cadre légal minimal.

Peut-on évaluer les sommes qui pourraient être récoltées par la Sacem par cet intermédiaire puis redistribuées aux auteurs ?

J.-N. T. : Cela dépend des domaines économiques. Il existe déjà des modèles qui fonctionnent : les abonnements pour écouter de la musique en streaming, la publicité sur YouTube, … Je le répète, ce qu’apporte surtout la Directive c’est de la transparence dans ce cadre contractuel. Le secteur de la presse n’a jamais réussi à obtenir des contrats normaux avec des moteurs de recherche qui, comme Google, aspirent tous les articles. Articles avec lesquels Google gagne de l’argent car l’outil Google News est très utilisé. Google explique qu’il n’a aucune raison de vous payer car l’information est gratuite. Pour la presse, la Directive crée potentiellement un nouveau mode de rémunération. Mode de rémunération qui avait d’ailleurs déjà été posé en droit allemand, en 2012, et Google avait menacé de couper les liens vers les sites de la presse allemande. L’Allemagne a donc renoncé à appliquer sa loi. On peut donc parler de censure. Il est donc d’autant plus invraisemblable d’entendre parler de censure à propos de cette Directive alors même qu’elle était la dernière solution pour que les États puissent eux-mêmes répondre à des actes de censure. À la même période, le gouvernement français avait été encouragé à faire la même chose que l’Allemagne. C’est alors qu’un fonds Google pour la presse a été mis en place. Le fait même que cette entreprise rémunère tous les titres de la presse française pose question.

Sur la question fiscale, l’Union européenne n’arrive pas à s’accorder pour taxer les multinationales. Cette Directive sur les droits d’auteurs n’est-elle finalement pas la première victoire significative de l’Europe contre les Gafam (acronyme pour les géants du Web – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ?

J.-N. T. : Oui, c’est une victoire qui dépasse largement la seule Europe car l’adoption de la Directive a eu un retentissement mondial. Elle est considérée dans le reste du monde comme étant un modèle à suivre. Nous ne sommes pas contre les Gafam. Les réseaux sociaux et YouTube sont précieux pour les artistes qui s’en servent pour toucher leurs publics. On a voulu faire de tout cela un affrontement titanesque. Mais il n’en a rien été. Il y a eu de fait une campagne d’intoxication à propos d’une prétendue censure. Mais il ne faut pas oublier qu’à la base les auteurs et les artistes compositeurs sont partenaires de ces plates-formes numériques. Nous avons besoin d’avoir de bonnes relations avec Apple, YouTube, … On a voulu expliquer qu’il y avait un match entre le secteur culturel et les acteurs du numérique. Et ce alors même qu’une bonne partie de ces grandes plates-formes est liée aux contenus créés par les acteurs culturels. Il y a de fait une solidarité forte entre artistes et Gafam. Ce qui est plus rentable ce sont les matériels comme les Smartphones ou les tablettes, qui permettent aussi d’accéder aux contenus en ligne. Les entreprises qui les commercialisent se font des taux de marge ahurissants, souvent supérieurs à 50 %. Qu’est-ce qui justifie d’acheter un portable à 600 € ? C’est de pouvoir accéder à tous les contenus possibles sur Internet. Cette marge est due, pour une large partie, aux acteurs de la culture. Le lobbying auquel nous avons fait face portait davantage sur des questions financières que sur des sujets liés à la censure. Mais, pour revenir à votre question, c’est aussi effectivement inquiétant que les Européens n’aient pas su créer un régime fiscal normal pour un certain nombre d’entreprises. Dans mon livre, je rappelle que la culture est un des premiers secteurs économiques européens. C’est aussi un secteur dans lequel nous avons gagné un premier combat, combat qui en fait concerne à peu près tout le monde. Demain, il concernera l’industrie du tourisme, celle des transports et potentiellement toute l’économie européenne.

Vous expliquez d’ailleurs dans votre livre que pour sauver l’Union européenne, il faut remettre la culture au centre de son projet. Ce qui manque aux Européens c’est de sentir qu’ils partagent une culture commune ?

J.-N. T. : Oui. C’est bien ça. Il y a un paradoxe : à l’échelle de la planète, l’Europe est à la fois un continent et une civilisation. L’Europe n’est par exemple pas comparable à l’Asie mais davantage à une partie de cette dernière, comme le sous-continent indien, par exemple. L’Inde comprend, un peu comme l’Europe, une culture intégrée et des dizaines de langues mais aussi plusieurs religions. L’Europe, c’est vingt-huit siècles d’histoire commune, d’art, de culture. Mais pas seulement cela. On ne peut pas dire que les valeurs de l’Europe soient juste la paix, la démocratie et l’économie de marché. Car tous ces éléments sont les points communs de dizaines de pays du monde. Lorsque l’Union européenne a été créée, ce fut à un des moments les plus tragiques de son histoire, un moment où elle était coupée en deux. Cela faisait des siècles que les Européens rêvaient de mettre en place quelque chose. Créer un marché commun pour tenter de redresser le continent après la catastrophe de la guerre relevait du miracle. Mais l’Union européenne s’est approfondie et étendue à vingt-sept membres. Cependant, nous n’avons jamais eu – sauf à une ou deux exceptions près – de programme fort pour renforcer le sentiment d’appartenance des Européens. La politique culturelle ne possède presque aucun moyen. Si on prend le budget européen des sept années à venir, la culture représente environ 250 M € par an sur un budget annuel global de 300 Mds €. La culture représente 0,001 % du budget de l’UE là où en France elle représente 1 % du budget de l’État ! Il ne faut donc pas s’étonner que l’UE ne mène aucune action dans le domaine culturel. À part quelques projets comme Erasmus ou Euronews – qui devait être le CNN européen et qui a été vendu aux Américains – il n’y a aucun outil commun pour encourager la prise de conscience par les citoyens de l’Europe qu’ils font partie d’un même ensemble. Prenons l’exemple des euros : on trouve sur les billets des ponts et des portes. Cela rend compte d’un vide identitaire. Alors que nous pourrions avoir des visages d’artistes, de scientifiques ou de politiques, dans le but de transmettre au quotidien un sentiment commun qui dépasse les simples histoires nationales.

Comment procéder pour développer ce sentiment d’appartenance culturelle, notamment à un moment ou les nationalistes tirent à fond –et avec un certain succès –sur la corde de l’identité nationale ?

J.-N. T. : Derrière les progressions des partis auxquels vous faites allusion il y a une chose : le fait que des formations comme le Rassemblement National en France sont favorables au maintien de la France dans l’Union européenne et même dans la zone euro. Ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Il faut prendre en compte le fait que les forces politiques qui sont pour la destruction de l’UE sont aujourd’hui marginales. C’est un grand changement. Ce qui fait ce changement c’est le sentiment que nous évoluons dans un monde beaucoup plus dangereux qu’il y a vingt-cinq ans. Il y a eu une période enthousiaste, entre la chute du Mur de Berlin et le 11 Septembre 2001. Les Européens pensaient que la Guerre Froide était finie et que le monde allait évoluer vers la paix et le multilatéralisme. Ce n’est pas le cas. Les citoyens sont plus conscients qu’il y a cinq ans que l’UE est un outil vital pour nous protéger. Il y a en plus une exigence croissante de parler des identités, et en réalité de diversité culturelle. Les gens ne veulent pas d’un monde uniforme et qu’on leur dise que la fin de l’histoire est d’être des consommateurs béats, utilisant des tablettes asiatiques pour regarder des séries américaines. Ils ont envie qu’on leur reparle de leurs identités et de leur fierté d’être Européen. De ce point de vue là, notre singularité culturelle est ce qui distingue le plus l’Europe.Elle est certainement aujourd’hui la première puissance mondiale sur le plan culturel. La vingtaine de propositions que je fais répond à une conviction : celle que l’Europe est une civilisation. Les citoyens européens n’en ont pas forcément conscience tous les jours. Dans les cinq à dix ans à venir, il faut renforcer cette identité culturelle commune sinon nous allons voir s’approfondir le sentiment d’éloignement entre les institutions de l’UE et les citoyens. C’est un danger car il ne peut y avoir de construction démocratique durable si les citoyens se désintéressent de ces institutions. Il faut bien reconnaître que les gens ne s’intéressent pas à ce qu’il se passe à Bruxelles ou bien seulement pour faire des constats négatifs. Ce qui s’est passé avec le droit d’auteur s’est bien terminé mais tout cela avait mal commencé car la Commission avait un point de vue libéral sur ce sujet. C’est bien la preuve qu’il faut rester optimiste.

N’est-ce pas un constat incomplet ? Si la culture est fondamentale, la question des conditions de vie, de la redistribution des richesses et de la lutte contre l’évasion fiscale n’est-elle pas primordiale ?

J.-N. T. : On peut tenir un raisonnement similaire avec chacun de nos pays. Pourquoi faire de la culture alors qu’il y a des sans-abris ? Si l’on ne décide pas de soutenir ce sentiment d’appartenance commun à l’Europe par l’intermédiaire de l’Union européenne il y aura une nouvelle crise. Et ce sera la crise de trop. Les citoyens ne se sentiront pas Européens d’un point de vue de l’identité et il n’y aura plus d’Union. C’est pourquoi j’emploie cette formule que l’on prête à Jean Monnet : “Si c’était à refaire, ce coup-ci, je recommencerais par la culture”. Il ne s’agit pas de politique culturelle au sens français du terme mais au sens de l’identité. C’est ce qui manque aujourd’hui à l’Union. Et ça ne peut pas être une situation durable. La Chine, les États-Unis et l’Inde n’existeraient pas s’il n’y avait pas dans ces pays un sentiment d’appartenance chez leurs populations. Il faut maintenant mener des actions concrètes portant sur la construction de politiques culturelles européennes.

 

À lire : Jean-Noël Tronc, Et si on recommençait par la culture ? Plaidoyer pour la souveraineté européenne, Le Seuil, mars 2019, 18 €

 

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