Comment définir une pratique artistique ? Sans doute en ce qu’elle a de protéiforme. Nicolas Lespagnol-Rizzi en ce sens n’entre pas dans les cases : réalisateur son et musicien de formation, il déborde du cadre et a besoin de s’exprimer grâce à différents supports radicalement différents. Le son bien sûr, mais aussi l’image et, cela est notable et rare, l’écriture. Artiste littéralement multi médias, il assoit son travail par une fidélité artistique dans des collaborations de (très) longue durée.
Parcours
Début de parcours musical à six ans, traditionnel mais contrarié, en passant par une école de musique : Nicolas voulait faire du piano, il s’est retrouvé saxophoniste ! Il s’est très vite tourné vers le jazz, où la liberté des formes improvisées l’a séduit.
Après un Bac scientifique et deux années de classe préparatoire en physique/chimie, où il a pu effectuer un stage de sonorisation, Nicolas a cherché des stages, une formation en alternance dans un studio. C’est un tâche ardue qui n’a pu aboutir, et il se tourne finalement vers les concours d’écoles nationales, la classe de prise de son du CNSM (FSMS) et l’ENSATT. Accepté dans cette dernière, Nicolas y a découvert la création d’univers sonores pour le théâtre, tout en gardant une vision musicale des sons. “J’ai toujours été un auditeur, je peux passer une nuit blanche à écouter le son, la musique de la ville, fenêtre ouverte, et à retranscrire cela poétiquement.”
Au sortir de l’école, le jeune réalisateur son a débuté par deux créations théâtrales, expériences douloureuses, premier pas face au pragmatisme d’une production hors d’un milieu scolaire, forcément protégé. Puis c’est le début d’une longue aventure avec le Théâtre du Centaure, compagnie marseillaise de théâtre équestre, qui durera presque dix ans. Cette expérience plutôt folle lui a permis de faire des rencontres déterminantes, en particulier Pascale Bongiovanni, éclairagiste radicale et sensible, Fabrice Melquiot, auteur de théâtre et directeur du Théâtre jeune public genevois Am Stram Gram, et le photographe Stéphane Kossmann.
Le son des mots
Nicolas a une pratique constante de l’écriture poétique, mais les choses sérieuses ont débuté lorsqu’a germé en lui l’idée de créer une sorte de “concept album”, issu de sons, de musiques et de textes. Son ami Fabrice Melquiot, qui devait au départ écrire les textes de ce projet, a poussé Nicolas à se jeter à l’eau littérairement. Il en est sorti un monologue toujours en cours de travail.
Leur compagnonnage est émaillé depuis douze ans de nombreuses créations, comme l’écriture de Centaures, quand nous étions enfants, sur l’histoire de la compagnie du même nom. Fabrice Melquiot a une nouvelle fois poussé Nicolas à l’écriture en lui demandant de retranscrire son travail musical et sonore en un poème ; les sons qui accompagnaient l’œuvre théâtrale et photographique se sont alors mués en mots… “C’est pour moi une écriture de la musique, sans note, sans portée, mais déchiffrable par un musicien, un preneur de son ou un artiste multimédia.” Une partition poétique en somme, dont voici un extrait :
“Souffles des hennissements dans l’air trempé de vent.
Cendres pianotées d’un feu silencieux.
Grappes d’accords, noir et blanc, dans la forêt.
Vagues de phono-phono-phonographe s’étalant à l’infini.
Les poussières d’arpèges cordées du petit jour viennent relayer le noir et blanc de la forêt.
Boîte à musique qui s’élance en verlan – Voix chuchotées sur la vitre du rêve. Errance.
Bribes de vieux tubes au creux des branches.
Au creux des arbres. Phono-phono. Infini. Verlan.
La profondeur du tictac synchronisé.
Les cliquetis des sangles du chapiteau enlacent la forêt.
Poussières d’arpèges filantes.”
Nicolas Lespagnol-Rizzi, extrait de MUSIQUE !, mai 2018
L’image, une évidence
– Peinture…
Est-ce bien une évidence pour un sculpteur de sons ? Le créateur sonore souvent regarde avec ses oreilles, imagine une forme informe, … Nicolas, lui, s’est mis à peindre, cela lui permet de poser sur son travail une réalité visuelle qui lui est propre. “Je cherche beaucoup mon rapport à l’image : j’ai tellement été amené à nourrir les images des autres avec mes sons qu’une œuvre plus personnelle s’est imposée. Et la peinture reste aussi ouverte que les sons, elle fournit elle aussi plusieurs niveaux de lecture.” Depuis janvier, il a débuté l’écriture d’une sorte de livret d’opéra pour artistes numériques, comprenant textes, sons et peintures.
Cette volonté de créer des correspondances entre les modes d’expression se retrouve aussi dans un désir de développer le réseau entre ses concitoyens. Ce livret est en effet une base de travail pour l’ouverture d’un atelier à Vaulx-en-Velin en direction des jeunes habitants ; cela fait suite à une expérience avec ces jeunes autour de l’enregistrement sonore, et Nicolas aimerait leur faire découvrir maintenant les rapports son/image, à travers la peinture ou la photographie.
Discours parallèles se nourrissant l’un l’autre, loin d’une quelconque synesthésie, mais assouvissant le besoin d’image du spectateur : donner une image au service du son, sans le restreindre, inverser le rapport habituel ! Et déborder enfin du cadre géométrique de l’image pour aller vers le cadre temporel du sonore.
Ce rapport au temps, Nicolas aimerait le transmettre ainsi que le sens de l’écoute de l’environnement par la pratique de l’enregistrement, en particulier sur bande ou sur cassette (pour des raisons économiques) ; cette technologie “dépassée” inculque néanmoins un sens du temps écoulé et de ses bornes.
– … et photographie
Stéphane Kossmann est un photographe officiel du Festival de Cannes ; son œil aguerri observe et attend ce moment fugitif où les stars oublient l’appareil photo. Nicolas a composé une musique pour ces portraits, ainsi que pour l’exposition Cross, traitant de la diversité des foules et de la singularité des individus qui les composent.
Ils collaborent également pour l’organisation du Festival international de photographie de Pierrevert, où l’artiste sonore compose des musiques accompagnant des projections. De même, ils se retrouvent pour l’organisation des Nuits photographiques à Essaouira, où Nicolas assure la mise en œuvre technique et le contenu sonore des projections. Un troisième festival est en projet aux États-Unis, à Selma, berceau de la contestation afro-américaine.
20 ans de complicité
Simon Delétang, désormais directeur du Théâtre du Peuple à Bussang, a mis en scène plus d’une vingtaine de spectacles depuis 2002, dont la plupart en collaboration avec Nicolas Lespagnol-Rizzi. L’année 2018 a été particulièrement chargée avec trois spectacles dont La Maison de Julien Gaillard, créé au Théâtre de la Colline. Cette année sera consacrée à la création à Bussang de Suzy Storck, de Magali Mougel. “Simon et moi avons toujours très peu parlé, mais nous nous comprenons depuis vingt ans… Notre collaboration va un peu évoluer car je vais désormais travailler avec un assistant qui assurera une partie des répétitions et les régies des spectacles”, nous confie Nicolas. Plus généralement, à partir d’un certain niveau de connivence artistique, il est certain que la présence du créateur tout au long des répétitions n’est plus forcément essentielle, et le confort d’un régisseur de création sensible renforce l’acceptation par le metteur en scène de cette proposition.
Quels sont tes principes de diffusion du son au théâtre ?
Nicolas Lespagnol-Rizzi : Depuis que je suis sorti de l’école, je voulais résoudre l’équation système de diffusion, pour me permettre de me concentrer sur la matière sonore. Je ne perds plus de temps à installer des points de diffusion ponctuels pour localiser une source. Aidé par le visuel – un poste de radio au plateau par exemple – le spectateur localise aisément le son sur un système bien réglé, même au premier rang. J’utilise pour cela un dispositif de diffusion qui part de la base d’une “focale”, d’un point de visée mono perçu comme provenant du milieu du plateau, fond de scène, qui s’étend en stéréo localisé au plateau puis en façade stéréo homogène puis en “surround” que j’appelle plutôt stéréo étendue.
Ce dispositif de diffusion est très lié à mes créations. En effet, je ne diffuse que des sources stéréo ou mono qui prennent du grain et de la profondeur de champ dans ce dispositif de diffusion savamment calé avec mes petites oreilles ! L’idée est qu’on ne perçoive pas les sources, même si elles sont visibles. Les sons et musiques que je donne à entendre viennent “planer” autour de nous et leur perception reste libre pour les spectateurs/auditeurs.
Quelle est ta méthode de travail au plateau ?
N. L.-R. : Pendant plus de dix ans, j’étais en répétition constamment, avec des sons préparés, des instruments, me permettant de créer des “sets” semi-improvisés. Je repère ainsi les endroits et textures les plus pertinents. Puis je cherche la complicité entre ces sons et le jeu, le ressenti du comédien ; ce dernier explore avec son corps, plus rapidement que ne peut se fabriquer le son. Il faut se donner les moyens de rattraper ce décalage…
Installations sonores
Corde supplémentaire à son arc audible, Nicolas réalise des installations sonores. L’une d’entre elles, Programme, a pu être diffusée dans de nombreux lieux, dont le Festival Exit, organisé par la MAC de Créteil. Alignés et dos à dos, munis d’un casque audio stéréo, trente-six spectateurs/auditeurs prennent place, les yeux fermés, pour partager 30 min d’une expérience sonore et visuelle intime. Le réalisateur son a composé des sons et musiques sur un texte de Éric Arlix, le tout diffusé à la fois au casque et sur des enceintes, pour garder la sensation physique et corporelle de perception sonore. La question du visuel s’est tout de suite posée : que donner à voir dans une installation sonore ? “J’ai demandé à Pascale Bongiovanni de travailler sur la lumière perçue à travers le filtre des paupières fermées, et par conséquent sur la persistance rétinienne ; elle a installé pour cela une quadrichromie dirigée vers les spectateurs.”
Nicolas fait partie d’un collectif d’artistes, Groupe Sans Discontinu, où l’émulation artistique et technique engendre de belles réalisations. “L’envie est de créer des œuvres à travers l’œil du technicien, de travailler à vue, de montrer les ficelles, de s’en amuser et bien sûr, au final, de s’en détacher.”(1)
Enfin, et c’est comme une évidence pour tout artiste sonore, mais peu franchisse le pas, Nicolas a réalisé un documentaire sonore, commande de France Culture, sur l’ENSATT(2).
Notes
- https://sansdiscontinu.com/le-groupe/
- https://www.franceculture.fr/personne-nicolas-lespagnol-rizzi