“Notre culture architecturale doit se rouvrir”
Il est le co-auteur du Manifeste pour une frugalité heureuse avec ses amis l’architecte et chercheur Dominique Gauzin-Müller et l’ingénieur Alain Bornarel (bureau d’études Tribu). L’architecte breton Philippe Madec revient avec nous sur la “frugalité”, un concept qu’il applique depuis longtemps à ses propres projets en recourant aux matériaux, à la ventilation ou à la lumière naturels. Mais aussi en étant attentif à l’environnement dans lequel un bâtiment doit s’inscrire.
Pourriez-vous me donner votre définition de l’architecture frugale ?
Philippe Madec : Frugal vient du latin fructis : le fruit. Ce qui est frugal, c’est la récolte du fruit de la terre. La récolte est heureuse lorsqu’elle ne fait pas de mal à la terre tout en rassasiant celui qui fait la récolte. L’architecture frugale, c’est comment l’architecture, l’aménagement territorial et l’établissement humain récoltent les fruits de la terre en ne la détruisant pas. C’est important car le modèle dominant de conception et de réalisation de l’établissement humain consomme beaucoup de ressources, d’énergie et génère beaucoup de pollution. Nous parlons de “frugalité heureuse et créative” car après deux siècles de gabegie, on a utilisé les ressources sans y faire attention. Or, il faut de la créativité pour sortir de ce schéma et accéder à la frugalité. Amorcer une relation apaisée à la terre est indispensable pour que l’empreinte écologique de l’établissement humain sur terre soit réduite.
Pourquoi avoir publié un manifeste sur ce sujet ?
P. M. : Dominique Gauzin-Müller, Alain Bornarel et moi-même sommes engagés de longue date dans ce combat. Nous nous sommes dit que le moment était venu, l’an dernier, de prendre position. Lorsque Stéphane Hessel a publié Indignez-vous !, il en a vendu plusieurs milliers d’exemplaires. Mais il a eu du mal à vendre Engagez-vous !, qu’il a publié ensuite. L’engagement est plus difficile. L’enjeu pour les architectes, les maîtres d’ouvrage ou les ingénieurs n’est pas de s’indigner mais de s’engager, car nous sommes en prise directe avec l’établissement humain. Si nous ne nous engageons pas, qui le fera pour nous ? Certainement pas les politiques. Nous le voyons, il est compliqué de faire en sorte que les discours deviennent des actes. Le Manifeste est une façon de dire “faisons les choses différemment. Engageons des forces alternatives. C’est de notre ressort !”.
Votre collectif organise en mai prochain les premières “Rencontres de la frugalité heureuse et créative”, à Loos-en-Gohelle, dans le Pas-de-Calais, et à Lille. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’événement ?
P. M. : Au moment où nous nous parlons, nous approchons les 6 000 signatures. Depuis un an, dans différents territoires, dans les régions mais aussi à l’étranger, des gens se rencontrent et s’organisent. Je suis dans le Finistère et je peux témoigner du fait que le réseau de la frugalité heureuse de ce département est très porteur. Il y a des groupes en Île-de-France, en Auvergne-Rhône-Alpes, en Nouvelle-Aquitaine, dans le Nord ou encore en Belgique. Tous se réunissent, les gens se rencontrent. Beaucoup de personnes étaient isolées et réalisent désormais qu’elles appartiennent à un mouvement collectif. Pour les Rencontres, nous leur avons demandé de poser des questions auxquelles elles souhaiteraient avoir des réponses, afin de donner du sens aux actions que le mouvement va porter. Nous nous sommes organisés en association loi 1901. Le fonctionnement de cette structure fera partie des sujets que nous allons aborder durant ces Rencontres qui vont aussi servir à mieux nous connaître.
Quand avez-vous commencé à utiliser ce terme de “frugalité” pour qualifier votre travail ou celui de certains de vos confrères ?
P. M. : Une monographie consacrée à mon travail doit prochainement paraître. Ce travail a été l’occasion pour moi de relire tous mes textes écrits depuis 1986. J’y ai retrouvé ce mot dès les années 90’. Mais le premier mot que j’ai utilisé de façon importante c’est “la bienveillance”. En fait, je vois la frugalité comme une manière d’accéder à la bienveillance. Avec Alain Bornarel et Dominique Gauzin-Müller nous voyons cela comme une manière d’agir, d’avoir une attitude bienveillante vis-à-vis de la terre et des hommes.
L’idée est-elle de faire du lobbying pour une autre forme d’architecture et d’aménagement ?
P. M. : Il s’agit peut-être de rendre visible quelque chose qui existait déjà mais qu’on ne voyait pas, car on ne savait pas le voir. Puis, quand 6 000 personnes se rassemblent avec les mêmes valeurs alors que jusque-là elles étaient isolées, on voit qu’il se passe quelque chose. Jusque-là, les choses étaient tellement diffuses qu’il était difficile de se les figurer. LeManifesteest la manifestation de la présence, de l’existence de cette frugalité heureuse et créative.
Malgré les normes désormais en vigueur pour économiser de l’énergie et rendre les bâtiments plus performants, la majorité des constructions ne serait-elle toujours pas “durable” ?
P. M. : Et, ô combien ! Chaque année, la part de la construction neuve ne représente que 1 % des bâtiments. Il faudrait d’abord s’occuper des 99 % déjà là. La réhabilitation est le grand enjeu de demain. Et sur le pourcent que l’on construit tous les ans, que représente vraiment la part de l’architecture éco-responsable, saine et qui consomme peu d’énergie ? Depuis que les enjeux énergétiques ont pris le pas sur les autres, nous avons oublié les questions de santé et d’économie de la construction. Lorsque la démarche HQE est apparue, à la fin des années 90’, elle portait une spécificité française : un intérêt fort pour la santé. Puis, dix ans plus tard, le Grenelle de l’environnement a mis l’accent sur l’énergie. Nous avons oublié les apports HQE sur la santé. Les promoteurs vendent du béton isolé par l’extérieur avec des fenêtres PVC. Ils annoncent fièrement que le bâtiment est “RT 2020 – 20 %”. Dans ce contexte, la part d’une architecture absolument frugale représente une portion congrue.
Il faut aussi rompre avec une architecture stéréotypée pour s’adapter au territoire dans lequel elle s’inscrit ?
P. M. : Oui, c’est ça. La frugalité a l’ambition de concevoir et de réaliser un établissement humain qui se nourrit de recherches. Il lui faut deux fois plus de bien-être pour deux fois moins de ressources utilisées. Nous pouvons agir et penser de mille manières avec la nature. Le confort et les conditions de vie – surtout pour les plus démunis – doivent être des sujets fondamentaux. L’architecture doit être adaptée aux différentes cultures et climats. Les matériaux naturels locaux doivent être utilisés, comme le bois, la pierre, la terre, le papier ou le chanvre. En Bretagne, j’ai transformé une ancienne écurie en maison. Nous n’avons utilisé que des produits locaux et naturels : du bois brut, du béton de chanvre, … Il ne faut pas faire que des projets génériques, contrairement à ce que le modernisme nous avait amenés à croire. L’idée qui consiste à dire que ce qui est bien pour un est bien pour tous est une idée meurtrière. C’est ne pas reconnaître que l’universalité des situations humaines se trouve dans la différence.
Pourquoi n’utilisons-nous pas davantage de matériaux biosourcés ?
P. M. : À cause d’une immense paresse de la part des professionnels qui pensent encore qu’on ne peut construire qu’en béton alors que nos métiers disposent en réalité d’une palette de matériaux infinie, des matériaux que nous avons oublié d’utiliser. Tout un travail sur la culture professionnelle est à effectuer. Notre culture architecturale doit se rouvrir. La monoculture du béton est assez néfaste. Il faut une grande quantité d’énergie pour produire le ciment nécessaire au béton. Le béton nécessite aussi de recourir à de grandes quantités de sable et d’eau. Parfois, le béton est indispensable dans la construction mais il n’est pas nécessaire de toujours l’utiliser. Les entreprises du BTP savent couler du béton dans des banches. Il ne faut pas perdre ce savoir-faire mais changer de matériaux. Pour moi, il faut se tourner vers la terre qui, coulée, pourrait remplacer le béton dans bien des cas.
Votre confrère Rudy Ricciotti explique que l’empreinte écologique du béton est favorable, notamment parce qu’il est coulé sur place…
P. M. : C’est assez gros. Le béton est rarement produit localement. Nous le savons, Lafarge a dû négocier avec Daech en Irak pour continuer à extraire son phosphate. Qui est responsable ? Peut-être que les architectes qui ne savent rien faire d’autre que du béton sont en partie complices ? Je suis en train d’écrire un ouvrage sur l’utilisation de la ressource et les guerres. Toutes les guerres contemporaines sont liées aux ressources naturelles. Or ce qui utilise le plus ces ressources c’est la fabrication de l’établissement humain.
Alors comment faire autrement ?
P. M. : C’est une conviction que nous devons arriver à partager. Il faut faire avec des produits locaux et naturels. Il est possible d’utiliser les matériaux biosourcés, il faut recourir au maximum à la lumière naturelle. Tout cela nous permettra de retrouver une richesse incontournable de l’architecture.
Est-ce que la frugalité renvoie pour vous au concept d’effondrement – et aux moyens d’éviter cet effondrement – dont on parle beaucoup aujourd’hui ?
P. M. : Je ne crois pas à l’effondrement. Cela fait longtemps que je parle de l’enjeu international lié au développement durable. Aujourd’hui, on l’évite. Mais les jeunes n’attendent pas d’être aux commandes pour nous dire ce que nous devons faire. Je suis optimiste. Nous allons vivre des moments compliqués mais l’humanité est là. Elle va savoir faire face à cela. Nous proposons la frugalité qui comprend un regard critique sur les deux siècles de machinisme dont nous héritons. Nous pouvons citer Albert Einstein qui a dit qu’on “ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré”. Nous devons chercher à impliquer davantage les gens pour que les machines ne prennent pas leur place dans leur prise de décision. Il faut un peu moins de machines, car c’est aussi de l’énergie grise, de la casse, de l’entretien, de l’obsolescence programmée, … Toute cette technique s’est installée entre nous et la nature.
Est-ce qu’il est possible d’appliquer l’architecture frugale à l’architecture du spectacle contrainte par des enjeux techniques et de sécurité ?
P. M. : Oui. Je ne crois pas que cela soit plus compliqué que pour un autre domaine. Je dis souvent qu’il n’y a pas de réponse générique ni spécifique. Je suis un homme de projets. Je suis un architecte et j’essaye de trouver des solutions à chacun des projets pour qu’ils comprennent de la frugalité. Cela dépend du type de spectacle pour lequel est destiné un bâtiment. Par exemple, lorsqu’on doit diffuser de la musique électronique, il y a des enjeux acoustiques qui sont considérables et qui ne sont pas les mêmes que ceux de la musique acoustique. Chaque forme de spectacle interroge la mise en œuvre qui convient. Mais en tout cas, il faut essayer de trouver les types d’éclairage qui consomment le moins d’énergie, utiliser de la ventilation naturelle, des matériaux naturels, … En Angleterre, il existe des théâtres entièrement ventilés naturellement, conçus par l’architecte Alan Short. Aucun domaine n’est interdit à la frugalité. Je ne vois pas ce qui pourrait résister à la bienveillance.
Pour le Centre culturel que nous avons réalisé à Cornebarrieu, près de Toulouse (AS 216), nous avons réussi à créer un mur porteur en terre crue. Ce fut un combat. Comme ce le fut de faire des logements ventilés naturellement à Saint-Nazaire. Comme c’est aussi un combat pour nous, à l’heure actuelle, que de réaliser à Bordeaux des logements sans aucun système de ventilation. Cela signifie qu’il faut des fenêtres dans les salles de bain et les WC. Or salles de bain et WC ne sont jamais en façade. Ce travail n’est pas que technique. Il faut pouvoir réaliser des expérimentations appelées ATEx (Appréciations techniques d’expérimentation). Le maître d’ouvrage doit s’engager dans ces démarches et les financer. En tant qu’architecte et ingénieur, nous pouvons proposer des solutions innovantes mais si on est seul, cela ne marchera pas.
Quels sont les principaux freins à la frugalité dans le domaine de l’architecture du spectacle ?
P. M. : Je pense que nous n’avons pas réglé la question de la ventilation naturelle des salles de spectacle en France. En Angleterre, ils font ça très bien. C’est une question de culture technique. Il faut démontrer que cela fonctionne. Les maîtres d’ouvrage disent “on va faire faire un volume étanche, une boîte dans la boîte, et ça ira”, alors qu’on peut très bien concevoir une bonne ventilation naturelle tout en ayant une bonne isolation acoustique. Notamment en recourant à un principe de chicane pour faire entrer l’air sans que le son ne ressorte. Pour la masse, il n’y a pas que le béton : on peut utiliser la terre crue ou cuite, le sable ou encore la pierre.
Désormais, les filières se créent. Les choses vont aller assez vite. Il a fallu vingt ans pour que la filière bois s’installe. Pour la terre, on dirait que les choses vont plus vite. Le travail sur le Grand Paris en témoigne : les excavations amènent à regarder la terre comme une opportunité de mise en œuvre. Les choses bougent. Même pour la fibre. À l’image du “Fibra award”, lancé par Dominique Gauzin-Müller, premier concours international qui récompense les architectures contemporaines réalisées en fibres végétales. Il faut arrêter d’être paresseux, nous pouvons faire plein d’autres choses que du béton.
À lire : Manifeste pour une frugalité heureuse, www.frugalite.org