“Russes et Chinois ne se placent pas dans une dynamique de Guerre froide”
Pierre Grosser est historien, spécialiste des relations internationales. Il revient avec nous sur le terme de “Guerre froide”, souvent utilisé par journalistes et politiques pour évoquer des périodes de tensions entre puissances.
Les commentateurs des relations internationales ont facilement recours à ce terme. Pourquoi cette facilité à utiliser cette expression pour qualifier des situations très diverses ?
Pierre Grosser : D’abord, il faut indiquer que nous avons souvent tendance à faire des analogies historiques plus ou moins pertinentes pour parler d’un fait d’actualité. Dès que les Américains et les Russes se rencontrent, on se demande si ça va être Yalta ou Munich. Mais il faut aussi avoir à l’esprit ce que fut la Guerre froide pour ceux qui ont vécu cette période. Ce fut un élément structurant pendant 40 à 50 ans. C’est quelque chose qui pèse.
Nous avons tendance à faire des comparaisons assez rapides. Concernant les journalistes, beaucoup ont grandi durant la Guerre froide. Beaucoup de commentateurs qui interviennent dans nos grands journaux ont vécu à cette période. Et puis ce terme permet de qualifier une certaine tension qui avait un peu disparue. Avec le monde bipolaire, nous n’avions pas l’impression de vivre dans une tension permanente. Celle-ci apparaissait, avec l’émergence de menaces, puis disparaissait. Lorsque j’ai fait mon service militaire, c’était pour protéger la France d’une potentielle invasion rouge. Ce sentiment avait disparu à partir du début des années 90′. Aujourd’hui, avec la Russie, nous avons de nouveau l’impression qu’il pourrait se passer quelque chose.
Pourtant, le terme renvoie à un contexte historique précis. On a l’impression qu’il a échappé à l’Histoire en désignant une situation de défiance, voire de crise, entre deux puissances ?
P. G. : Le problème de ce terme est qu’il englobe toute la période de 1945 à 1990. Alors qu’il s’est passé beaucoup d’autres choses durant toutes ces années. Sur le long terme, la décolonisation et le développement des droits humains sont peut-être beaucoup plus importants que la Guerre froide.
Depuis la fin de celle-ci, nous sommes incapables de qualifier la période à laquelle nous vivons. Cela fait trente ans que l’on parle de post guerre froide. Nous n’avons pas de terme unificateur à notre disposition. Mais le terme désigné renvoie à une tension ponctuée d’urgences fréquentes. Elle renvoie à des crises, mais temporaires. Des crises qui ne vont pas forcément dégénérer mais qui incluent une tension quasi permanente entre deux grandes puissances. Alors qu’aujourd’hui on a l’impression que nous sommes sortis de l’influence de ces puissances. Cela ranime un frisson de peur en entretenant l’idée de tension entre des puissances rivales détentrices de stocks nucléaires. En même temps, on parle de quelque chose de “froid” car cela suppose un équilibre de la terreur.
Guerre froide renvoie en effet à un monde bipolarisé. Est-il pertinent de l’utiliser dans le contexte international actuel ?
P. G. : Dire que le monde était bipolarisé pendant cette période est caricatural. Grossièrement, il existait deux idéologies dominantes. Mais, en réalité, le monde communiste est coupé en deux dès les années 60′ avec l’émergence de la Chine.
Actuellement, la question de la bipolarité est encore plus complexe. Il existe toujours une bipolarité américano-russe sur le plan militaire, car ce sont de très loin ces deux puissances qui possèdent les plus gros arsenaux nucléaires. Mais l’un des postulats essentiels est la montée en puissance de la Chine. Lorsque Trump est arrivé au pouvoir, les commentateurs on dit que le vrai défi pour les USA était de faire face à la Chine. Nous avons alors parlé de guerre-froide à ce propos. Si l’on se concentre uniquement sur les tensions entre la Russie et les USA, comme nous le faisions dans les années 1970, nous passons passe à côté de quelque chose d’important : le poids de la Chine.
Une des idées de Trump, au départ, est de se rapprocher de la Russie pour faire face à la Chine. Un raisonnement qui ressemblait un peu à celui qui s’est exprimé face à la montée du Japon dans les années 80′. Alors qu’en fait, aujourd’hui, il y a une quasi alliance entre la Chine et la Russie.
L’autre grosse différence avec la Guerre froide, c’est que l’on ne sait pas ce que Trump veut faire avec les alliés. On ne sait pas s’il veut continuer le resserrement du clan allié.
La Russie est souvent en cause lorsque l’on emploie ce terme. Est-ce que le régime de Poutine souhaite délibérément s’inscrire dans une logique de Guerre froide ?
P. G. : Ce qui est intéressant c’est que, les Russes comme les Chinois, disent que ce sont les Américains qui continuent d’avoir une façon de raisonner et de fonctionner relative à la Guerre froide : ils s’accrochent à l’Otan, affirment toujours une volonté de domination, de puissance, … Donc, finalement, ils produisent un discours anti-russe et anti-chinois. Pour ceux-ci, les États-Unis s’inscrivent toujours dans la lancée de cette Guerre. Et eux ne se placent pas dans sa dynamique. Ils expriment plutôt une volonté de créer un monde qui soit davantage multipolaire et respectueux des différences.
Guerre froide renvoie aussi à la notion de “blocs”. Nous l’employons en parlant des Occidentaux contre la Russie. Mais la Russie de Poutine a-t-elle un bloc derrière elle ?
P. G. : Non. Cela ne fonctionne plus en terme de blocs. On peut néanmoins estimer qu’il existe encore un bloc de l’Ouest, apparu en 1950–1951. C’est pourquoi les Russes et les Chinois disent que les choses ont peu évolué. Mais de l’autre côté, il n’y a pas de sentiment d’appartenir à un bloc. Le plus étonnant, c’est le renversement idéologique qui s’est opéré. Autrefois, on craignait que les Russes et les Chinois propagent le communisme. Désormais, nous avons peur qu’ils diffusent l’autoritarisme et le conservatisme. C’est étonnant. On parle de “cinquième colonne”. Aussi bien à l’extrême gauche par anti-américanisme et à l’extrême droite par intérêt pour l’autoritarisme. En fait, il y a là l’idée d’une guerre interne à la “Don Camillo”. D’où les interrogations sur Poutine et Orban : nous estimons que certaines personnalités sont plus proches des valeurs de l’adversaire que celles proférées par la démocratie libérale du “monde libre”.
Lors de l’affaire Skripal, des pays occidentaux ont expulsé des diplomates russes. Cette situation convoque de nouveau une logique de blocs…
P. G. : C’est vrai que cela doit rappeler des souvenirs aux services de renseignements. C’est amusant de voir que ces services convertis à la lutte antiterroriste ont été mis en difficulté. Cela renvoie au contre-espionnage face à la Russie et à la Chine. Et donc à la question des blocs. Mais pourquoi ces derniers ? Traditionnellement, nous estimons que ce sont des valeurs et des idées. Par exemple, la démocratie, le libre-échange, l’humanisme, … Le comportement russe – avec tout ce qui s’est passé à Sotchi, la stigmatisation des homosexuels, … – peut être considéré comme étant aux antipodes de nos valeurs qui ont évolué de façon libertaire. Mais pour les super-conservateurs en France ou en Allemagne, les Russes ne sont pas nos ennemis. Parallèlement à ce discours, est apparu un discours sur l’Occident, dans les années 1990–2000. C’était notamment celui de Nicolas Sarkozy. Il consistait à dire que tout le monde devait s’occidentaliser et que ceux qui ne le voulaient pas étaient des barbares.
Mais nous constatons que les Chinois ne changeront pas et qu’ils resteront différents des Occidentaux. Cependant, pour Poutine, la Russie fait partie de l’Occident. C’est même le “véritable” Occident, alors que ce que nous désignons comme étant l’Occident est en pleine décadence. Le flambeau du vrai Occident chrétien, de l’Occident traditionnel, serait davantage défendu par la Russie. Il y a donc un brouillage du vocabulaire qui rend les lignes de partage de plus en plus complexes qu’autrefois.
Est-ce que nous, Occidentaux, continuons justement à appréhender diplomatiquement la Russie avec des représentations de ce pays issu de la Guerre-froide ?
P. G. : Notons que chaque pays possède un peu ses propres traditions en la matière. Pendant longtemps, les Allemands ont estimé que c’est avec le commerce et les contacts avec les Russes que l’on créerait une communauté : c’était notamment l’objectif de la politique de Gerhard Schröder. En France, il existe une ligne de partage dans le paysage diplomatique. Il y a une position occidentaliste et une autre anti-russe. Cette dernière estime que la Russie est une menace pour les droits de l’Homme et la démocratie. Un autre point de vue considère que le monde est divers en terme de modèles politiques et culturels. Il faut, selon lui, voir le monde tel qui l’est et pas tel que l’on voudrait qu’il soit. Il faut donc discuter avec la Russie. Notons que les Grecs ou les Italiens ont aussi leurs propres approches de la question, en fonction de leurs intérêts. Mais il existe aussi des positions issues de cas particuliers, comme ceux des Polonais, des Hongrois ou des Baltes. Pour les Polonais ou les Hongrois le problème est moins guidé par la domination allemande passée que celle de l’Union Soviétique. Les Hongrois ont beaucoup de difficultés avec les Russes.
Trump et Poutine ont des points communs : nationalisme, conservatisme sur les questions de société, souverainisme économique, … Ne pourrait-on pas assister à un rapprochement durable entre ces deux pays ?
P. G. : J’imaginais que ce rapprochement viendrait du côté de Trump. Mais il a des obstacles internes à surmonter pour pouvoir amorcer cela. Quand à Poutine, il gagne sur bien des tableaux : il redevient l’interlocuteur essentiel des Américains, ce qui n’était plus le cas. Et comme il a de très bonnes relations avec les Chinois, il est au centre du triangle. Alors qu’économiquement, la Russie est une puissance affaiblie, elle paraît être le pays au rôle indispensable dans la résolution de beaucoup de crises pesant dans les équilibres mondiaux. Alors même que ce pays ne possède aucun allié réel.
Après Helsinki et le double langage de Trump, on parle d’ailleurs beaucoup des soupçons d’ingérence russe dans la dernière campagne présidentielle américaine. Quelle réalité pourrait avoir cette ingérence présumée ?
P. G. : Tous les jours paraît quelque chose sur ce sujet. Mais si les démocrates sont des mauvais perdants, ce ne sont pas les Russes qui ont fait gagner Trump. Cependant, il est vrai que certaines actions ont pu y contribuer. Des personnes qui ont de l’argent, qui sont sans foi ni loi et qui sont liées aux médias, possèdent leur propre agenda : certaines vont vers les Russes, d’autres vers les Chinois, ou encore les Qataris. Nos systèmes politiques ne sont pas imperméables aux influences. Je ne suis pas sûr que cela fasse voter les gens, mais quand plusieurs informations vont dans le même sens, je pense que certaines personnes finissent par les absorber. Le discours clintonien qui a été dominant durant vingt-cinq ans ne l’est plus. Le discours de la mondialisation heureuse et de l’austérité commence à poser des problèmes un peu partout. Un autre discours, que nous qualifions de populiste, monte. Le désigner ainsi est d’ailleurs une façon de le disqualifier.
Les principales tensions à venir ne risquent-elles pas d’être polarisées entre l’Asie, en particulier la Chine, et les États-Unis ?
P. G. : Avec les impressionnants taux de croissance qu’ils possèdent, ces pays asiatiques vont être des rouleaux compresseurs. Ils peuvent rencontrer des problèmes internes, mais ils vont continuer à avancer. Il faut être prudent. Ils vont représenter des défis considérables à l’échelle du monde. Et cela va poser problème à la Russie. La Russie va être un pays du tiers monde fournissant du pétrole et du gaz aux Chinois. Avant, nous avions une vision assez simple des choses : il fallait avoir une stratégie d’endiguement de la Chine. Désormais, les Français et les Australiens commencent à envoyer des bateaux dans la région. Une bipolarité se met en place. Cela peut faire penser à une autre Guerre froide.
Notons d’autres part qu’avec le Brexit, les britanniques facilitent l’internationalisation de la monnaie chinoise, ils cherchent à attirer leurs investisseurs. Cela est très différent de ce qui se passait durant la Guerre froide, car l’URSS représentait une menace économique et non pas un marché. Alors qu’aujourd’hui, le premier détenteur de la dette américaine est la Chine…
Ce sujet est d’ailleurs l’objet de votre dernier ouvrage (L’Histoire se fait en Asie). Pourrait-on voir se constituer, à terme un bloc, autour de la Chine, en Asie ?
P. G. : Disons que, pour le moment, cela est peu effectif. Les Chinois colonisent. Au Cambodge, au Laos, au Vietnam, les tensions commencent à être assez vives… En Corée, les choses sont compliquées. On pensait que la Corée du Nord se rapprocherait des états-Unis pour sortir de l’emprise de la Chine. Mais en fait, ça ne se passe pas comme cela…
La question se pose vis-à-vis de pays comme l’Iran. On ne peut pas parler de bloc. Mais d’une évolution vers une forte influence de la Chine sur l’Iran. Par ailleurs, cela va se sentir sur les votes à l’ONU. À partir du moment où l’on a de l’argent, d’autres pays votent pour nous. Prenons par exemple, un pays comme le Kenya : 70 % de sa dette se trouve entre les mains de la Chine. Il faut être attentif à ces rapports d’argent.
En France et en Europe, pour le moment, nous faisons attention aux investissements chinois. Mais jusqu’à quand ? Nous avons suffisamment libéralisé notre économie pour que les Chinois, s’ils n’arrivent pas à rentrer par la porte, entrent par la fenêtre. Par exemple, on ne sait pas ce que sera devenue une entreprise comme Airbus dans trente ans.
On dit souvent que Trump est imprévisible dans les relations internationales. En qualifiant la Chine d’“ennemie”, a-t-il commis une maladresse ou est-ce le signe d’une stratégie construite ?
P. G. : Je pense qu’au fond de lui il sait que la Chine est un défi. Tous les documents qui sortent le montrent. Mais comment les États-Unis peuvent-ils relever ce défi ? Discuter avec les Chinois fut une méthode employée à un moment, jouer un peu du bâton en fut une autre… Mais personne ne sait véritablement quoi faire avec ce pays. Si on l’embrasse, on se fait manger. Si on essaye de le contenir, on n’y parvient pas. Ce pays fournit le plus important nombre de casques bleus, il dévore nos institutions et en crée des concurrentes… Les choses risquent de devenir compliquées à l’avenir.